Le 21 février dernier, le président
russe déclarait la mort des accords
de Minsk et proclamait officiellement la reconnaissance des républiques
séparatistes du Donbass. Les conséquences de cette décision furent aussi
radicales qu’immédiates, puisque celle-ci impliquait de répondre à l’aide
militaire demandée par les représentants des républiques séparatistes, mais
correspondait également à l’invasion de l’Ukraine, pour tous ceux qui ne
reconnaissent pas ces territoires comme souverains. En cette période de forte
tension entre l’Ouest et l’Est, ceci ne pouvait pas moins bien survenir et les
conséquences de ce choix ne pouvaient qu’empirer la situation des Ukrainiens.
Cette reconnaissance peut sans
doute paraitre louable à tous ceux qui reconnaissent la légitimité du combat des
gens du Donbass, mais la vérité est que les conséquences de cette opération
militaire provoqueront de véritables catastrophes pour tout le monde. Ceci,
incluant le peuple du Donbass qui n’est pas moins ukrainien que le reste de la
population !
Depuis une dizaine d’années, la
Russie est présentée comme le pays voyou par excellence. Médias et politiques diabolisent
à fond et tout est bon pour présenter ce pays comme un modèle de crapulerie.
Des Jeux olympiques de Sotchi, à la guerre en Syrie, en passant par les
élections américaines, tout est fait pour diaboliser la Russie et cela n’est
pas si difficile à faire en plus. La Russie étant un pays de longue tradition
impérialiste, elle agit comme tel pour sanctuariser sa zone d’influence
politique et économique. Même les 70 ans de socialisme n’ont pas été en mesure
d’extraire cette mauvaise habitude et les dirigeants soviétiques ont trop
souvent agi en brute pour faire valoir les intérêts de l’union. Évidemment, les
impérialistes américano-britanniques ne se sont jamais privés de faire les mêmes
basses œuvres que les Russes, seulement ceux-ci ont développé un art de la
subtilité qui a trop souvent fait défaut aux dirigeants russes.
Depuis les tous débuts de sa
création, l’objectif de l’OTAN a toujours été d’encercler la Russie et ses
alliés. Malgré la conversion de l’Union soviétique en fédération capitaliste,
cet objectif s’est tout de même maintenu avec les années. Que l’objectif de
maintenir le pantin des Américains (Boris Eltsine) au pouvoir ait été réalisé
au détriment d’un retour du « stalinisme » (avec le nouveau parti communiste de
Gennadi Ziuganov) ou de l’arrivée massive de l’investissement américain, rien
ne semble pouvoir rendre ce pays fréquentable. Il faut dire que la Russie reste
un rival de choix pour l’ordre libéral des États-Unis d’Amérique. De plus,
l’économie américaine étant très largement stabilisée par son complexe
militaro-industriel, le maintien en activité de l’OTAN et de ses très
lucratives commandes d’armement, devait, du coup, motiver l’entretien d’un
ennemi crédible. Et cet ennemi a toujours été principalement la Russie, même si
la Chine est elle aussi dans le giron de l’OTAN.
Depuis la fin des années 2000,
les choses ont continué de se dégrader et l’accord tacite de ne pas s’étendre à
l’Est, conclus lors de l’effondrement de l’URSS, lui aussi. Une nouvelle guerre
froide se mettait donc en place et à coup de révolution colorée et de « Soft power », la Russie sut
étonnamment répondre de manière intelligente et stratège. Notons que le
successeur de Eltsine, Vladimir Poutine, était réputé comme un fin joueur
d’échecs et se servait le plus souvent des bourdes des Américains et de l’OTAN à
son avantage. Ceci fut tout particulièrement le cas lors de la guerre en Syrie,
mais également pour ce qui est de la question ukrainienne. Enfin, jusqu'à maintenant ...
Rappelons que l’Ukraine actuelle
(celle reconnue à l’ONU) étant une création de l’Union soviétique, celle-ci fut
organisée comme un État tampon, équitablement divisée entre ukrainophone et
russophone, afin d’éviter que l’État ne dérive vers le nationalisme. Au
lendemain de la chute de l’URSS, la déclaration d’indépendance de l’Ukraine exprimait
d’ailleurs « son intention de devenir un État neutre, qui ne participe à aucun
bloc militaire »[1]. L’Ukraine
devait donc se constituer comme un État non-aligné.
Mais le retour du nationalisme dans
les anciennes Républiques socialistes d’Europe de l’Est finit par atteindre le
monde slave et fit son œuvre pour délégitimer tout le legs du socialisme, jusqu’à
tomber dans l’anticommunisme le plus radical. Trop souvent confondu avec l’impérialisme
et l’autocratie des dirigeants de l’URSS, le communisme fut complètement
repeint en monstruosité totalitaire (bien sûr aidée par la faiblesse de la
nouvelle Russie capitaliste et la doctrine néolibérale), l’anticommunisme des
pays d’Europe de l’Est finit même par réhabiliter de façon plus ou moins
discrète des
personnalités nazies.
Ce fut le cas notamment dans les
pays baltes, mais aussi en Ukraine. L’Ukraine a ceci de spécial que la partie
Ouest du pays (la Galicie) est le cœur du nationalisme ukrainien, mais aussi le
centre de la collaboration avec les nazis, lors de la Deuxième Guerre mondiale.
L’un des intellectuels les plus connus du nationalisme ukrainien, et récemment
réhabilité, est Stepan
Bandera, qui dirigea l'Organisation des nationalistes ukrainiens, qui luttait
contre l'Union soviétique et qui participa à la création de la Légion
ukrainienne, sous commandement de la Wehrmacht. Le souvenir de l’ex-URSS étant
plus frais que ceux de la dernière guerre mondiale, bien des Ukrainiens de
l’Ouest finir par interpréter la défaite de l’occupant nazi comme une « invasion
soviétique ». Bien sûr, cette façon de réécrire l’histoire n’est pas partagée
par tout le monde en Ukraine (notamment à l’Est), mais on peut aisément
comprendre que la nostalgie de l’URSS comme du nazisme implique avant tout un
aspect identitaire, qui a souvent moins à voir avec la politique qu’avec
l’antagonisme russophone/ukrainophone.
Le problème ukrainien,
quoiqu’imposant une forte instabilité dans le pays, se maintenait en paix toute
relative, tant que le pays pouvait voter dans sa globalité et trouver une
politique médiane entre l’aspiration à l’Ouest et la proximité du grand frère russe.
Cependant, la crise de l’Euromaïdan
et le putsch qui lui a succédé ont brisé cet équilibre et on permit aux Ukrainiens
de l’Ouest d’imposer leur vision à l’autre moitié du pays. C’est à ce moment
que l’offensive s’est faite contre la langue russe et devait assimiler
l’ensemble du peuple pour transformer un état multiculturel en État ethniquement
ukrainien. C’est dans ce contexte que les plus extrémistes des nationalistes
ont été en mesure
d’influencer le gouvernement (via le vice-premier ministre Oleksandr Sytch
du parti d’extrême droite Svoboda) et de
se former en milices
pour semer
la terreur chez les russophones et ainsi leur faire prendre les armes, avec
les conséquences que l’on connait …
Dès lors, le fragile équilibre du
pays bascula du côté des nationalistes ukrainiens et le pays se coupa en deux.
La première sécession se produit en Crimée, qui pour des raisons stratégiques[2]
fut rapidement intégrée à la Russie. Ensuite vint le soulèvement du Donbass,
qui devait rapidement s’enliser et finir par devenir une petite enclave en
guerre contre tous les gouvernements qui suivirent. Au départ, la Russie se
tenait en retrait, malgré les accusations de Kiev et des occidentaux, mais, pour
des raisons encore aujourd’hui inexplicables, Vladimir Poutine a finalement renoncé
à sa politique de prudence pour jouer les va-t’en guerre avec les conséquences
que l’on connait aujourd’hui.
Et ces conséquences sont
catastrophiques, autant pour les ukrainophone que les russophones d’Ukraine. Contrairement
à ce que la majorité des observateurs sérieux ont d’abord cru, l’armée russe ne
s’est pas contentée de soutenir militairement le Donbass, mais s’est donné
comme objectif d’envahir l’Ukraine, pour visiblement renverser l’actuel
gouvernement et « dénazifier le pays ». Comme je l’ai mentionné ci-dessus, le
militantisme néonazi est une réalité préoccupante dans tous les pays d’Europe
de l’Est, mais, pour autant, elle n'impliquait pas un risque politique à ce
point grave qu’elle mériterait une déclaration de guerre !
Cette intervention guerrière est
d’autant plus absurde d’un point de vue russe, que toute la sympathie que le
pays pouvait profiter (en raison de l’encerclement de l’OTAN et de la déstabilisation
dont ils sont les victimes) s’envole, sans compter qu’il valide tout le
narratif des occidentaux et renforce une alliance
qui commençait pourtant à se fissurer. Aujourd’hui, toute la communication
des pays de l’OTAN et des va-t’en guerre atlantiste se drapent de la toge
blanche de la paix et du droit international et cela me tue de l’écrire, mais
ils ont raison ! Poutine est fautif dans cette affaire et il est en train de détruire tout
l’héritage que son peuple pouvait encore hier lui attribuer. Même en ce qui
touche la juste cause du Donbass, ces habitants seront désormais considérés à l’international
comme des collaborateurs d’une invasion et non plus les victimes d’un État
xénophobe. Cette intervention est même en train de transformer des politicards
corrompus et des milices néonazies en héros de la résistance face à une armée
impérialiste bien plus puissante qu’elle.
C’est le mythe judéo-chrétien de
David contre Goliath qui se superpose à une réalité bien moins rose et cette
page d’Histoire, celle qui s’écrit sous nos yeux, est le fait de Vladimir
Poutine, même si je rappelle que c’est l’OTAN qui a semé les graines de la
discorde, au départ. Poutine avait bien d’autre façon de procéder que d’agir en
brute impérialiste et il payera cette erreur devant l’Histoire et tout ce qui
voulait protéger sera sali par cette décision.
La guerre est le pire des maux et
est toujours l’option qu’il nous faut éviter ! C’est pourquoi il est toujours
condamnable de la déclarer, peu importe les raisons. La guerre ne se justifie
que si elle est défensive, point barre !
Aujourd’hui, je m’attriste pour les
victimes de la violence de la guerre, mais aussi pour ces Ukrainiens du Donbass
qui seront traînés dans la boue et qui n’auront plus la chance de gagner
moralement leur cause. Je me désole aussi de cette guerre fratricide qui va
créer un fossé de plusieurs générations entre peuples slaves, qui ne pourra que
profiter aux impérialistes anglo-américains et à leur machine de guerre. Je m’afflige
également de cette réécriture de l’Histoire qui présente l’Union soviétique comme
un impérialisme totalitaire alors qu’il a donné corps à l’Ukraine moderne et a
libéré les peuples de l’Est de la barbarie nazie. Au final, c’est même l’idée
généreuse et libératrice du communisme qui s’en trouve entaché par la folle
croisade de Poutine.
Croisade qui ne pourra engendrer
que du sang et des larmes et qui ternira la mémoire de ces Russes qui ont
vaincu le Reich et auquel nous devons tant !
Benedikt Arden, mars 2022
[2] Notamment
en raison des bases militaires russes et du port de Sébastopol.