On observe depuis quelques années
la politisation d’une partie de la population qui était traditionnellement peu
audible. Elle était peu audible, non pas parce qu’elle était bâillonnée ou censurée,
mais bien parce qu’elle se sentait représentée par les partis politiques et les
syndicats traditionnels ou se désintéressait simplement de la chose publique. Mais
l’avènement de la pandémie et des mesures sanitaires ont grandement changé les
choses, en brusquant les habitudes d’une population qui n’avait jamais vécu de
réelle crise. Et celle-ci n’a pas manqué de faire des mécontents dans le public,
au point où cette pandémie fut le catalyseur d’un éveil politique plutôt
chaotique.
Il faut dire que la Covid-19 et les
mesures pour y faire face reposent sur des notions souvent complexes et parfois
contrintuitives pour le commun des mortels. Sans oublier que la pandémie se
passait loin des yeux et des écrans de la plupart des gens, ce qui n’aidait pas
à rendre l’urgence bien concrète. De plus, la médiatisation sensationnaliste et
maladroite de cette situation et les incohérences du gouvernement ne pouvait
qu’engendrer de la confusion sur le sérieux de la situation. Pour toutes ces
raisons, il était attendu que l’incompréhension gagne une bonne partie de la
population et en frustre une au moins aussi grande.
De leur côté, les partis d’opposition
et les syndicats sont restés assez prudents sur le sujet et ont par principe soutenu
les mesures demandées par la santé publique, sans se priver toutefois d’envoyer
quelques piques au gouvernement. Et à sa décharge, ce dernier a aussi démontré
que jouer « au bon père de famille », ressemblait drôlement à jouer à l’autocrate,
mais, comme il le constata rapidement, chaque mesures inefficaces ou erreurs de
sa part devait lui être directement reprochée, même s’il essayait de se cacher
derrière la santé publique, voire en se défendant de ses échecs en blâmant la
population. Tout cela n’a fait qu’exacerber cette frustration latente et donna
des armes à tout ceux qui ne voulaient pas respecter les mesures sanitaires.
Parce que, oui, le problème de
base était surtout une question de volonté plus qu’un problème de
désinformation. Si la désinformation a fait son lot de victime au début,
celle-ci touchait surtout ceux qui voulaient être convaincus par des récits
alternatifs, puisque le « fact checking » était massif sur le sujet et
il était difficile de rester dans de la pure ignorance. Malgré tout, les contre
récits, avaient la fâcheuse manie de se maintenir malgré les « débunks »
répétés, puisque ceux-ci servaient d’abord d’excuse à nier le besoin de
discipline sanitaire, alors tout argumentaire était bon à prendre. C’est
d’ailleurs pour cette raison que ces récits étaient à ce point contradictoires
entre eux.
Et ce refus est normal. Se faire imposer
des limites pour le bien du collectif ne passe pas toujours facilement, surtout
par une population habituée de vivre dans l’abondance et baignée dans une
atmosphère libérale depuis plus de trois générations. Avec le temps, nous ne ressentons
plus vraiment les avantages et le bienfondé du collectif et prenons souvent le
fruit de la société de consommation pour un dû. Pourtant, cela pourrait être
tout autre et rares sont les pays dans le monde où les peuples peuvent jouir
d’un tel niveau de vie. Niveau de vie qui, il faut bien l’avouer, est souvent
issu de l’asservissement des autres peuples et de l’exploitation sauvage des
ressources naturelles, mais cela est un autre sujet …
Enfin de compte, la liberté, la
sécurité et le confort gagné par les masses et qui est issu de la collectivisation
et la redistribution sont devenus avec le temps invisible pour beaucoup. Et tels
ces enfants fantasques qui ne comprennent pas que c’est du salaire de ses
parents que proviennent ses bonbons et ses jouets, ceux-ci se refusent de voir
que c’est de l’effort de chacun que provient la sécurité de tous. Certains vont
même jusqu’à se rebeller contre leurs devoirs civiques et revendiquent, à la
manière d’une caricature de révolutionnaire, la liberté de ne pas faire leur
part de l’effort commun. Effort commun qui est pourtant à la source des libertés
tant chéries par ceux qui veulent pourtant s’en extraire.
C’est là l’épicentre des
motivations qui ont permis de galvaniser le mouvement contre les mesures
sanitaires[1]
et qui aujourd’hui fait se regrouper les fans de la spiritualité new age et des
médecines alternatives, avec les fondamentalistes religieux et les suprémacistes
blancs. Tout ce petit monde uni dans la croyance de l’un ou l’autre des
nombreux scénarios de triller dystopique concocté par des théoriciens du
complot et popularisé par une interminable succession de vlogues filmés dans des
chars.
Bien sûr, des organisations dites
« citoyennes » ont rapidement vu le jour, afin de représenter cette colère. Souvent
issus des groupes identitaires islamophobes (comme les fameux Farfadaas), ces
groupes ne devaient pas faire bien plus que ce qu’elle faisait déjà au chemin
Roxham au temps de La Meute, c’est-à-dire des manifs, un peu de bruit et
beaucoup… Beaucoup de live Facebook! Sans oublier les sempiternelles vidéos de «
désobéissance civile » dans les épiceries, histoire de bien caricaturer les
militants pour les droits civiques des années soixante. Évidemment, ces groupes
étant peu expérimentés, idéologiquement bancals et dirigés par des leadeurs plus
soucieux de leur propre gloire que de la cause qu’ils défendent, ces groupes ne
firent rien de bien dangereux pour le pouvoir et, en dehors du harcèlement
qu’ont subi les commis d’épicerie, le gouvernement pouvait compter sur une
opposition particulièrement caricaturale, qui lui servit d’épouvantail tout le
long des confinements.
Mais la nature ayant horreur du
vide, un autre larron devait reprendre le flambeau des conspirationnistes de
tous poils, c’est-à-dire ces nouveaux partis populistes de droite dure, inspirés
par Trump. Plus ou moins conspirationnistes au départ, ces partis devaient
prendre l’ascendant sur le mouvement citoyen en raison de leur plus grande
expérience politique, leur capacité de récupération des grands idéaux et leur
respectabilité médiatique. La capacité de récupération des colères populaire qu’ont
ces partis n’est plus un secret pour la gauche radicale depuis belle lurette,
mais cette masse de gens nouvellement politisés et peu formés idéologiquement était
une proie facile pour leur propagande de séduction et ne manqua pas de gonfler
les effectifs des partis comme le Parti populaire du Canada (PPC) et le Parti
conservateur du Québec (PCQ). Et ce dernier, s’étant donné un chef très à
l’aise dans les médias (Éric Duhaime), devait vivre une montée assez
spectaculaire au détriment de la CAQ.
Et justement, la différence
programmatique entre la CAQ et le PCQ n’est pas si grande et ce dernier aurait
très bien pu s’y fondre en une aile droite, puisque le parti de Legault est lui
aussi très bon quand il s’agit de mettre en place des mesures néolibérales,
écologiquement nocives et des politiques racistes. Cependant, si le parti est
devenu le réceptacle de tout ce que le mouvement « antimasque » a de plus exotique,
ce n’est pas parce que Duhaime veut privatiser la santé et démembrer les
syndicats, mais bien parce qu’il défend la liberté de ne pas porter le masque
dans les lieux publics et de ne pas se faire vacciner. En somme, la liberté de
ne pas faire sa part pour limiter la propagation de la Covid-19.
Et là-dessus, je dois avouer que le
laisser-faire du PCQ est plus conforme aux principes ultralibéraux que le
paternalisme de la CAQ, puisque le fondement même des libertariens est
d’éliminer toute contrainte sociale (sauf quand elle touche les minorités bien
sûr!). Autrement dit, de s’extraire de ses devoirs civiques et de nier l’existence
même du bien commun. Il est donc tout à fait conforme aux dogmes libertariens de
laisser les plus faibles mourir dans leur merde si cela implique une quelconque
contrainte aux forts. C’est d’ailleurs le même principe qui fait que la pensée
libertarienne n’accepte pas le principe de l’impôt[2]
et rejette toute forme de socialisation. Alors il est assez normal que le PCQ
ait pris le flambeau de la lutte contre les mesures sanitaires, puisque cela
est pile dans ses cordes.
Mais bon, le problème n’est pas tellement
le fait qu’un parti libertarien se présente comme le défenseur de l’intérêt des
riches (cela n’est pas nouveau), mais bien dans le fait que beaucoup de gens victime
de l’austérité néolibérale et clairement en détresses sociales se soient fait
endoctriner par l’un ou l’autre des gourous conspirationnistes pour ensuite militer
activement dans un parti qui lutte contre leur intérêt de classe ! Nous l’avons
bien vu l’hiver dernier, lors du « Convoi de la liberté ». Une quantité
faramineuse de gens, que l’on ne peut vraiment pas qualifier de bourgeois, se
sont rassemblés à l’appel d’une obscure organisation
d’extrême droite albertaine, sans réaliser que ce qui était visé, ce
n’était pas juste l’abolition de toutes les mesures sanitaires, mais aussi les programmes
sociaux qui les ont accompagnées.
La fameuse PCR/PCRE de Trudeau
tant décrié par la droite était une mesure insuffisante et imparfaite, certes,
mais elle a aidé des milliers de personnes à maintenir leur niveau de vie (et
leur liberté) et il est clair que c’est surtout ce genre de revendications que
sont venus soutenir les pontes du parti conservateur canadien et du PPC. De
toute façon, la droite canadienne n’a jamais été très attachée aux libertés
(sauf celles des riches) et ne se prive pas d’ailleurs d’entraver la vie des
gens pour des questions religieuses (contre l’avortement, le mariage gai, etc.).
Alors de les voir se pavaner autour des drapeaux Qanon, Trumpiste, canadien et patriote
(SIC), tout en scandant des appels à « la liberté » et à « l’amour », on ne
pouvait difficilement faire plus cynique en termes de confusion politique.
Pourtant, une partie non négligeable
de ces manifestants sont persuadés de lutter contre l’établissement et « Big Pharma
», voir contre le capitalisme (!), pour ensuite dilapider leurs salaires dans
le financement d’organisations sectaires et de partis ultralibéraux… Une telle
dose de confusionnisme est gravissime et doit être combattue avec la plus
grande fermeté, afin de conscientiser ces pauvres gens manipulés. Mais cela risque
d’être bien difficile tellement les mesures sanitaires semblent les avoir traumatisées
et une bonne partie de ces nouveaux militants conservateurs semblent être prêts
à accepter n’importe quelle mesure antisociale du moment qu’on lui promet de ne
plus jamais porter un masque dans l’espace public !
Mais, comprenons-nous bien, l’existence
du mouvement contre les mesures sanitaires est loin d’être le premier responsable
à blâmer pour le désastre hospitalier, comme le prétendait le gouvernement. Les
« bons pères de famille », comme Legault et Couillard, on fait le gros du
travail pour désorganiser le système de la santé et ils avaient la
responsabilité de prévoir ce genre d’évènement. Mais le fait que toute cette
colère contre le paternalisme de Legault soit récupérée par un personnage qui
propose de détruire complètement le système de santé publique et plus
généralement le filet social est une situation qui ne devrait pas enchanter ceux
qui espèrent conscientiser la population envers leurs intérêts de classe, sans
oublier un mal encore bien pire qui nous guette, c’est-à-dire les changements
climatiques !
Parce que tout ce que la pandémie
de Covid-19 a fait émerger de sale chez certains de nos concitoyens risque
bientôt d’exploser au centuple ! Pensez-y : « Une situation d’urgence contrintuitive
et nécessitant des connaissances scientifiques pour bien la comprendre et
nécessitant des mesures coercitives et qui, en raison du régime capitaliste, feront
baisser le niveau de vie des gens de manière spectaculaire. Et qui sera évidemment
médiatisé de façon bête et puis récupéré par des gouvernements et des
multinationales mal intentionnées ». Cela ne vous rappelle rien ?
Et normalement c’est là que vous
constatez toute l’étendue de la catastrophe auquel nous devrons faire face !
Benedikt Arden, septembre 2022
[1] Je
précise que je n’inclus pas dans ce mouvement ceux qui critiquent certaines
mesures ou l’action du gouvernement, mais bien ceux qui refusent par principe les
mesures sanitaires ou qui nient carrément l’existence de la pandémie.
[2] La justification est que la part de l’impôt prélevé est considérée comme provenant du « travail » d’une personne non consentante, celle-ci est donc jugée comme une portion de travail forcé. Les libertariens jugent souvent les taxes à consommation comme plus justes, puisqu’elle relève d’un choix. Bien sûr, cela élimine toute gradation de cotisation par rapport au revenu, ce qui favorise les riches.