Je sais, j’ai été assez silencieux dans les derniers mois. Je crois que j’avais besoin de prendre un peu de repli, mais c’est aussi la lassitude du débat public qui explique ce recul. Je sais que c’est loin d’être la première fois que je me plain de la pauvreté de l’argumentaire et de la confusion ambiante, mais disons que la période a encore clairement baissé d’un niveau. Cet état d’esprit s’explique peut-être en bonne partie par les effets néfastes de l’isolement sur le moral des gens? Pourtant, le climat de confusion et d’autosatisfaction, bien propre aux réseaux sociaux, était bien là avant la pandémie.
Les effets néfastes des
algorithmes sur nos vies semblent s’être grandement intensifiés depuis la
dernière année et la disposition qu’ont nos contemporains à se complaire benoîtement
dans leur bulle idéologique semble plus forte que jamais. Et ce n’est pas les influenceurs
les plus à la mode (conspirationnistes, conservateurs identitaires, progressistes
petits-bourgeois, néolibéraux, etc.) ou la propagande gouvernementale qui viendront
améliorer les choses, puisqu’ils tirent désormais tous leurs succès de ces
bulles et sont généralement à l’origine des conneries qui nous servent de débat
public. Par chance, j’entends et je lis toujours ici où là des contenus dignes d’intérêt,
mais ceux-ci se trouvent grandement dilués dans le flux et le pire l’emporte
sans conteste sur le meilleur…
J’aimerais vraiment mettre le
monde anglo-américain de côté, car celui-là est parti en vrille depuis belle
lurette et est devenu un réservoir de connerie inépuisable. J’essaie donc autant
que possible d’éviter son influence, mais ce pays comporte un « soft power » si
puissant que son influence s’impose quand même à moi. De toute façon, il me
sera inutile de faire comme si ces idéologies n’existaient pas puisqu’ils font
partie du débat public, que je le veuille ou non. Cependant, ne vous inquiétez
pas, je vais laisser les goules présidentielles étasuniennes et leurs apôtres
là où ils sont, pour me concentrer sur le monde francophone et ce qui s’y passe.
Parlant de francophonie et de
goules présidentielles ! La France n’est pas en reste et est également devenue
une véritable curiosité. La situation là-bas est véritablement désespérante et
je plains les militants de gauche pour ce climat proto-apocalyptique. Rien qu’à
voir et entendre ces politiciens dénoncer à corps et à cris leurs délires sur «
l’islamo-gauchisme » dans les universités et craindre le « séparatisme » et que
cela fasse mouche, il est difficile de ne pas interpréter cette dérive comme de
la folie collective. Cependant, je ne doute pas de la santé mentale des
personnes qui tombent dans le panneau et personne ne devrait être dupe de ce
débat sur le sexe des anges en cette période si importante pour le futur. Un minimum
d’analyse démontre facilement le but de ce nuage de fumée appelé « débat ». Il s’agit
tout simplement d’un cas d’école de diversion politique, dans le cadre de la
future campagne électorale de 2022. La confusion idéologique est parfaitement
voulue. Néanmoins, l’entretien de ce débat, fixé sur les thèmes de l’extrême
droite, par une majorité du spectre électoral (qui va du Rassemblement national
au parti socialiste) est symptomatique d’un vide idéologique et d’un cynisme
exacerbé.
L’objectif de ce débat sur le « séparatisme
» et « l’islamo-gauchisme » est une pure entreprise politicienne qui sert
évidemment à enterrer la gestion calamiteuse de la pandémie (ils ont vu ce que
ç’a a coûté à Trump) et vise essentiellement à nuire à la France Insoumise afin
de s’assurer un deuxième tour avec Marine Lepen. C’est là le scénario visé par
le pouvoir, puisque c’est celui-ci qui a servi à faire élire Macron en 2017. Ce
scénario pourra d’une part évincer les discussions sur le « bilan progressiste »
de Macron, au profit de la tentation du moins pire. Cependant, le projet est
devenu quelque peu hasardeux, puisque Macron et son gouvernement ont tellement
dérivé à droite, que les castors[1]
risquent bien d’être une espèce en voie d’extinction le jour du scrutin ! Après
tout, depuis que les ministres macronistes ont reçu l’ordre de jouer les
conservateurs et qu’ils peuvent présenter Marine Lepen comme plus « molle » et
« branlante » qu’eux sur la question de l’islamo-gauchisme[2],
il n’est pas certain que le Rassemblement national (RN) ait à faire face à un
énorme barrage antifasciste puisque, comme l’a dit le ministre Darmanin à
propos du livre de MLP « Objectivement, à part quelques incohérences,
j’aurais pu le signer ce livre. Vous décrivez l’islamisme de manière
extrêmement claire ».
De plus, la violence de
l’exécutif a laissé plus d’une cicatrice sur ceux qui devraient voter contre
Lepen (en votant pour eux). À force de se faire tabasser dans les rues, de se
faire traiter « d’islamo-gauchiste » et de voir le gouvernement soutenir une
organisation policière, devenue un relais officiel de l’extrême droite, ceux-ci
pourraient bien se dire (à raison) que le fascisme est déjà au pouvoir ! De mon
point de vue, le RN peut difficilement faire pire que Macron en termes
d’injustice sociale. La grande différence, hormis son racisme décomplexé, est
que ce parti n’aurait pas autant de soutien de la bonne bourgeoisie bon chic
bon genre et aurait à faire face à plus de critiques médiatiques. Néanmoins, cela
est aussi en train de changer depuis que le milliardaire Vincent Bolloré s’est
mis en tête de créer plusieurs petits « Fox news » potentiellement pro RN.
J’avoue humblement que cette
dénonciation de l’extrémisme en France a
déjà été faite par ma douce main en 2016 et que le constat se révèle fidèle
en continuité. À l’époque il s’agissait d’un gouvernement du Parti « socialiste
», mais l’héritier évident de François Hollande en 2017 était Macron. Définitivement
plus que l’ancien candidat PS et son positionnement très à gauche[3].
Enfin, tout cela pour dire que le destin politique de la France est
particulièrement noir et le militantisme anti-Mélenchon que je vois et lis sur
le Net, surtout celui en provenance de membres de son allier naturel (le PCF)
et d’autres factions de la gauche, ressemble franchement à de
l’autodestruction, voir du nihilisme[4].
Ça l’est d’autant plus si l’on se rappelle les résultats obtenus en 2017 et
considérant les actuelles circonstances qui sont encore plus propices aux
changements qu’il ne l’était il y a 4 ans !
Pourtant, je comprends que le
nihilisme soit en hausse là-bas, puisqu’il l’est aussi chez nous. Le nihilisme
est un sentiment assez naturel après une phase de déception. Cependant, il
arrive bien souvent que le nihilisme soit également le vecteur de changements
idéologiques qui peuvent s’avérer particulièrement nocifs. Le vieil électorat
péquiste, par exemple, est très avancé dans cette voie et la mutation
définitive du nationalisme de libération en conservatisme identitaire est
quasiment acquise. Le soutien populaire dont jouit la CAQ malgré sa gestion
autoritaire et paternaliste, qui ne va pas sans rappeler celle du parti
libéral, s’explique en bonne partie par cette mutation. Même si la CAQ a perdu
le soutien des groupes populistes, qui se sont convertis au conspirationnisme
entre temps, cela ne les empêchera pas de reprendre le pouvoir facilement, dans
l’état actuel des choses.
Comme en France, les luttes intercommunautaires
et partisanes ont bien souvent comme conséquence d’empêcher tout regroupement
de masse autour d’une formation politique, voire d’un simple projet de société.
C’est d’ailleurs décevant que cela soit le cas en ce moment, puisque la
situation comporte plusieurs opportunités politiques majeures. Les fondamentaux
sont bien là, mais ce sont les forces sociales qui sont aux abonnés absents. Ce
qui n’est pas du tout le cas de l’extrême droite, qui fait feu de tout bois et
qui est en hausse un peu partout dans le monde.
Le Québec n’est pas menacé comme
le sont la France ou les États-Unis, mais le terreau est tout de même là. Ce
qui protège encore le Québec et le Canada, hormis le système politique, est le
manque de leadeurs et le « ticounisme » de ses militants. Néanmoins, des influenceurs
émergent de jour en jour dans les médias comme le Journal de Montréal ou les
radios parlées, mais pour le moment, le véhicule politique reste absent. Le
seul représentant d’extrême droite actuellement électibles en politique est
Maxime Bernier et son Parti populaire, mais ceux-ci ne forment pas une menace[5].
En fait, le système électoral canadien
n’est pas très adapté à l’émergence de nouveaux partis (c’est fait exprès).
Un peu comme aux États-Unis,
c’est de l’intérieur des partis institutionnels que peuvent provenir les futurs
« Duces ». Mais ceux-ci n’apparaîtront pas par magie, mais en réaction à une
menace que la population percevra à tort ou à raison et qui devra bien sûr être
combattue par un pouvoir « fort ». Le populisme de droite doit s’appuyer sur les
peurs de la population et ces peurs ne peuvent évidemment pas être de nature
sociale, puisque l’usage historique du fascisme est justement d’embrouiller l’identité
de classes. Le ressort à l’islamophobie est devenu une
carte maîtresse pour ce genre de personnage, mais depuis quelque temps, la
lutte aux théories de la deuxième gauche (ce qu’on appelle désormais le «
wokisme ») est aussi devenue extrêmement payante, puisque cette gauche organise
elle-même sa propre caricature et s’offre à la droite comme un épouvantail bien
pratique.
On dit souvent que l’Histoire bégaie
et il est vrai que la situation présente pose un certain nombre de similitudes
avec des périodes antérieures. D’abord, la situation
économique des puissants est sur la corde raide et leurs contradictions les
rendent incapables
de refonder le libéralisme pour le rendre pérenne. Ensuite, les anciens
partis politiques sont à peu près partout en train de s’effondrer ou en
perpétuelle mutation, ce qui rend presque impossible la mise en place d’un
projet politique faisable, au profit de la communication la plus délétère. Ajoutez
à cela un contexte d’irrationalité et de religiosité grandissante, dans un
monde où la sociabilité et la sensibilité sont gérées par les réseaux sociaux, et
vous avez une société qui part en vrille.
Concernant le progressisme petit-bourgeois.
Comme vous le savez sans doute, ce que l’on appelait deuxième gauche, et
maintenant « wokisme », est le produit de plusieurs décennies de travail
intellectuel voulant faire sortir la gauche politique du dilemme communisme
contre capitalisme, en élargissant le champ d’étude des problèmes sociaux.
Noble idée, dirons-nous. Et l’évolution des sociétés, depuis les changements de
mœurs en passant par l’immigration, nécessitait bien cette contribution, mais la
baisse d’influence des partis communistes et la droitisation des
sociaux-démocrates, a renversé la situation et crée d’autres problèmes non
moins graves.
Le regard tenu sur le volet
identitaire dans les problèmes sociaux lève le voile sur des problèmes et des
tabous qui portaient préjudice au mouvement social. Cela est incontestable.
L’homophobie, le racisme et le sexisme étaient des tares qui devaient être
soulevées et combattues, même à l’intérieur du prolétariat. Cependant, ces
causes pour la représentation identitaires ont pris une place démesurée à
gauche. Au point de faire jeu égal avec la guerre des classes, quand elle ne la
nie pas carrément! Ce genre de progressisme devient donc « capitalist friendly
» et peut aisément se faire récupérer par la bourgeoisie, qui cherche à pêcher
du vote progressiste à peu de frais (Trudeau, Biden, Macron, etc.). C’est
pourquoi je parle de progressisme bourgeois.
Néanmoins, le véritable problème
ne se trouve pas seulement là. Celui-ci est également idéologique. Depuis
l’explosion des causes identitaire et surtout depuis l’exacerbation du concept
de « safe space », on perd des acquis doctrinaux fondamentaux, qui faussent
l’analyse rationnelle du monde au profit d’un relativisme qui pose plus de
problèmes qui offrent de solution. Pensons juste à ce concept idiot de «
classisme » (discrimination sur la base de la classe sociale), qui emprunte aux
causes identitaires son substrat idéologique. S’il est vrai que les pauvres
peuvent bien être blessés par la stigmatisation des riches, l’idée de « safe
space » pour les pauvres, qui auraient un soi-disant besoin d’être respectés
par les riches, est une aberration et une insulte à la dialectique, puisque
cela revient à promouvoir la collaboration de classes !
D’autre part, le rapport trouble à
l’identité des minorités et des majorités pose également un grave problème,
puisqu’elle essentialise les identités tout en les présentant comme des
constructions sociales, ce qui rend leurs thèses incompréhensibles par la
population et la fait même passer pour raciste (ce qu’elle est parfois aussi,
il faut l’avouer). Pire encore, plus le processus de radicalisation se poursuit
sur les réseaux sociaux, plus les thèses de la nouvelle gauche perdent de vue
les pratiques politiques concrètes et prennent le ton d’une posture morale
individuelle en recherche de reconnaissance. Les réseaux sociaux étant ce
qu’ils sont, tout ce petit monde ajoute leur petite touche de radicalité et un jour
après l’autre, année après année, ils en viennent à oublier complètement la
lutte des classes. Cette évolution est devenue une telle caricature que des
millionnaires racisés et des têtes couronnées peuvent désormais se permettre de
parler de « privilèges blancs » et de premiers ministres en exercice se
permettent de manifester contre le racisme systémique …
La dérive idéologique des identity
politics est donc un véritable problème à gauche, puisqu’elle détruit les
bases de l’identité de classe en divisant la population en catégorie
identitaire concurrente. Au point même de maintenant se méfier des principes
rationalistes et universalistes qui faisait autrefois consensus à gauche. Et
c’est d’autant plus le cas, qu’ils sont désormais habillement récupéré par la
droite et l’extrême droite afin de monter le prolétariat dit « blanc » contre
le prolétariat racisé. Et comme pour les adeptes de la morale petite-bourgeoise
résonne souvent de façon binaire, un principe récupéré par la droite, même s’il
est présenté de façon hypocrite, devient un argument de droite ! C’était le cas
hier pour la liberté d’expression, c’est en trait d’être aussi le cas pour l’universalisme
et l’inexistence des races (l’antiracisme quoi!).
Il y aurait fort à dire sur
l’évolution récente des thèses de la deuxième gauche et surtout de leur
expression sur les réseaux sociaux, mais l’idée n’est pas d’ajoutée de la
division, mais bien de promouvoir l’unité des forces sociales. Néanmoins, cela
ne peut pas se faire à n’importe quel prix, notamment celui de la collaboration
de classe. L’intersectionnalité des luttes est un concept qui est nécessaire
dans la situation présente puisqu’il représente un compromis dans la diversité
des causes qui anime la gauche. Cependant, l’intersectionnalité promue par les
plus extrémistes de la deuxième gauche ressemble plus à une politique de caste
qui lutte contre le groupe majoritaire, qu’une rationnelle coordination des
causes identitaires et sociales. Pourtant, cela serait si facile étant donné
que les discriminations systémiques ont toutes la même origine : le
capitalisme !
Au lieu de cela, on préfère semer
la zizanie dans les groupes militants sur des bases identitaires qui devraient
être déconstruites, mais qui sont imposées aux gens, en dehors de tout mérite
ou vice personnel. Cela porte son lot de problèmes, mais l’élément le plus
grave est que cette folie identitaire répugne de jour en jour davantage la
participation de la majorité de la population alors même que c’est à travers
l’action de celle-ci que le système peut être changé. Et si une majorité de ces
gens se tourne dans l’abstention ou le cynisme, ceux qui sont le plus choqués
par ce genre « d’intersectionnalité » iront grossir les rangs du populisme de
droite.
C’est exactement ce qui se passe
en France et aux États-Unis et c’est aussi ce qui risque d’arriver ici,
lorsqu’une personnalité inattendue et disposant de charisme décidera de faire
son Trump. Comme je l’expliquais plus haut, c’est le terreau social qui fait
émerger les monstres et tout est fait pour que ceux-ci apparaissent. Pourtant,
il serait simple et logique de s’entendre sur un programme minimal basé sur une
réelle intersectionnalité des luttes. Mais non! Tantôt c’est l’ego des
politiques ou ceux des justiciers du net, tantôt c’est la partisanerie qui favorise
le parti au détriment des causes qu’il défend. Tout est fait pour installer le
cynisme et favoriser l’essor de la droite, malgré ce boulevard progressiste
qu’offre l’actuel effondrement du néolibéralisme …
Enfin, j’espère que j’ai tort et
peut-être que c’est moi qui vois du noir partout, mais pour l’heure on ne va
pas du tout dans la bonne direction. Mais comme la seule bataille perdue
d’avance est celle que l’on ne mène pas, je vais essayer de me refroidir
l’esprit et revenir un tant soit peu dans cette fameuse bataille d’idées.
Espérons juste que je ne sois pas
le seul !
Benedikt Arden (avril 2021)
[1]
Petit nom sympatoche donné à ceux qui votent pour le candidat libéral contre
l’extrême droite au deuxième tour des présidentielles. Ceux qui font « barrage
» à l’extrême droite.
[2] https://www.revolutionpermanente.fr/Darmanin-Le-Pen-Un-duel-en-forme-de-monologue-reactionnaire-pour-preparer-2022
[3] Ce
n’est pas pour rien que Benoit Hamon a quitté le PS.
[4] Il
s’agit surtout de la bonne vieille partisanerie des familles, qui fait passer
l’intérêt du parti sur celui des causes qu’il défend. La pauvreté de
l’argumentaire des partisans anti-Mélenchon est là pour le prouver.
[5] Je
néglige les petits partis qui ne comptent pas, comme le CAP.