samedi 12 décembre 2020

La fade réalité derrière le « Great Reset »

Depuis le début de la pandémie de Covid-19, on aura entendu toutes les rumeurs possibles et imaginables. Les mesures sanitaires apportées contre la maladie, au premier rang duquel trône le confinement, ont offert un contexte historiquement favorable aux interprétations les plus extraordinaires de la situation, tout en minimisant ce qui conforte les faits observables, c’est-à-dire l’improvisation, le mimétisme et l’opportunisme de nos dirigeants… La croyance que le virus et ses effets seraient organisés volontairement est tellement ancrée dans la tête de certains que tout et son contraire peut devenir une « preuve » de l’existence d’un ou l’autre des scénarios dystopiques qui circulent sur les réseaux.

Dans la grande liste des « preuves » du complot figure depuis cet été le fameux « Great Reset » du Forum économique mondial (aussi appelé forum de Davos). Essentiellement issue du courant « antimondialiste », la croyance que le « Great Reset » serait un projet de destruction des nations et d’asservissement des peuples, au nom de l’écologie, s’est incroyablement rependue. Il faut dire que la coutume antimondialiste veut que les élites visées comme comploteuses se caractérisent essentiellement par un attachement plus ou moins sincère au « progressisme ». Les élites conservatrices, qui prônent le statu quo ou la régression sociale, sont bien rarement considérées comme comploteuses et sont généralement épargnées par la critique. Et dans le cas des organisations comme Q Anon et de ses émules, la partisanerie envers la droite réactionnaire est clairement revendiquée.

Il faut dire que pour le courant antimondialiste, le Forum économique mondial coche toutes les cases de l’ignominie, puisqu’en plus d’avoir la qualité de « mondial », il a des prétentions « progressistes[1] », ce qui fait de lui un ennemi tout désigné. De plus, le terme même de « Great reset » est compris et interprété au premier degré, même si le concept relève plus du slogan publicitaire que du projet révolutionnaire. Et quand bien même il est perçu comme tel, rares sont ses détracteurs qui soulignent le fait qu’il n’est qu’un simple thème de réunion ! Les grandes lignes qu’en offre le site du forum et le contenu du livre Klaus Schwab (dont est issu le concept de « Great Reset ») sont pris comme un plan établi de longue date et consensuel chez les dirigeants économiques et politiques de la plupart des pays touchés. Donc, comme une preuve que la pandémie de Covid-19 est un projet mondialiste … Puisque vous savez, la « grande réinitialisation » ça fait peur !

Si le concept effraie certains, ce n’est pas sans raison, puisque ces gens se sont mis en condition pour que cela le soit. Les articles de ces « défenseurs de la nation » sont tous bâtis du même bois et les citations choisies sont savamment sélectionnées pour appuyer la peur en faisant fi du contexte. Vous savez, ces aveux notoirement flous comme : « Nous avons une occasion en or de tirer quelque chose de bon de cette crise. » (Prince Charles) ou « La pandémie représente une fenêtre d'opportunité rare, mais étroite pour réfléchir, réinventer et réinitialiser notre monde » (Klaus Schwab). Sans oublier le fameux : « Il ne faut jamais gaspiller une bonne crise » de Churchill, qui, même si cette dernière citation reste particulièrement hors contexte, fonctionne toujours merveilleusement bien dans un texte de dénonciation du mondialisme !

Cependant, cette tendance paranoïde ne se limite pas à la droite et fait maintenant son petit bonhomme de chemin à gauche, chez des gens qui ne sont pas spécialement nationalistes. Tout récemment, j’écoutais un entretien de Frank Lepage où le personnage s’égarait dans des arguties issues des thèses antimondialistes. Il n’affirmait évidemment pas autant de sottises que ces derniers et ne défendait pas la thèse de Trump contre le nouvel ordre mondial, mais la confusion dans ses idées et ses biais de résonnement démontrait clairement une volonté d’arrimer la thèse d’une pandémie organisée, aux thèmes de l’anticapitalisme.

L’évocation du « Great reset », comme joker-alibi, pour justifier une volonté du capitalisme de détruire l’économie (!) est forte de signification et Frank Lepage n’est pas le premier à tomber dans le panneau. Le besoin d’expliquer une situation injuste pour les plus déshérités et la gestion autoritaire du gouvernement se plie malheureusement au biais de l’organisation volontaire, voire du complot. Le « Great Reset » devient donc une explication tout indiquée pour démontrer un paradoxe aussi grossier. C’est bien ce qui arrive quand on souhaite dénoncer des mesures sanitaires fondamentalement anticapitalistes avec des arguments … anticapitalistes.

Rappelons que ce n’est pas parce que certains capitalistes profitent de cette situation qu’ils ne seront pas touchés plus tard par la crise qui vient. Amazon, les autres GAFAM et l’industrie pharmaceutique font actuellement leur beurre de la situation, c’est vrai, mais un effondrement généralisé les touchera aussi et ils en sont parfaitement conscients. Les marchandises que vend Amazon, comme les médocs de Big pharma et les équipements informatiques d’Apple/Microsoft, demandent des clients avec des sous en poches ou au moins un minimum de crédit à leur disposition. Or, le crédit et les revenus des consommateurs des pays riches sont directement touchés par la crise et c’est seulement au prix d’emprunts d’État sardanapalesques que ces profiteurs font fortune. Souvenons-nous bien que ce sont des revenus des uns que proviennent les revenus des autres !  

Comme je l’ai écrit plus haut, le « Great Reset » de l’économie est d’abord et avant tout un slogan publicitaire pour le forum de mai 2020 et reporté en janvier 2021. Rappelons-nous que le thème de la réunion de 2019 était : « Façonner une nouvelle architecture pour la prochaine vague de mondialisation ». Disons que depuis lors, l’architecture de la mondialisation ne s’est pas particulièrement caractérisée par son innovation! Les thèmes du forum de Davos sont donc tout aussi impactant pour l’ordre mondial que les sommets du G7 et les conférences sur le climat, du type COP 21. Parfois, il en résulte des traités et des accords. Parfois, ça se limite à quelques poignées de mains. Mais en règle générale, il n’en sort pas grand-chose, au désespoir des penseurs et militants qui en espèrent toujours un peu trop. Les réunions du forum de Davos ne sont pas si différentes des conférences sur le climat et se limitent généralement à une rencontre des principaux représentants de la grande bourgeoisie « progressiste » et des penseurs du capitalisme high-tech. Autrement dit, une réunion bien médiatisée où le gratin de la bourgeoisie progressiste bon chic bon genre se regarde le nombril tout en imaginant un monde de science-fiction où le capitalisme pourrait être moral !

Le projet de « réinitialisation de l’économie » s’inscrit parfaitement dans cet ordre et les arguments en faveur du développement des hautes technologies au service des causes sociales et écologiques seront encore une fois servis comme un plat réchauffé. Et comme d’habitude, leurs détracteurs dénonceront les dangers de la biotechnologie et l’aspect liberticide du développement trop rapide des télécommunications. Je précise ici que je partage beaucoup de ces points avec les détracteurs du forum et ne suis pas spécialement fan de la 5G et des OGM. Cependant, je ne me fais pas d’illusion sur leur pouvoir et je n’exagère pas l’importance de ce genre de réunion, puisque l’ennemi numéro 1 de ces réformeurs autoproclamés du capitalisme ne se trouve pas dans les railleries des antimondialistes, mais bien dans le blocage des autres capitalistes. Ceux qui profitent notamment des anciennes technologies et qui appuient les Trump de ce monde !   

Comme le mentionnait Frank Lepage, les capitalistes sont en concurrence, mais surtout pas sur la base de blocs régionaux (UE, Asie, Amérique, etc.), comme il le prétend, mais en termes d’intérêts économiques. Les intérêts économiques ont toujours eu préséance sur la solidarité régionale ou nationale, autrement on constaterait un semblant de solidarité en Europe. La concurrence des capitalistes se retrouve d’abord dans leurs intérêts ($) et, pour cette même raison, dans la direction que doit prendre l’industrie. C’est cette divergence qui fait que les capitalistes soutiendront un parti ou un autre dans le monde politique. Aux États-Unis, cette opposition entre capitalistes est particulièrement visible, puisque le lobbying est perçu comme une application de la liberté d’expression, mais il en va de même dans tous les pays ordonnés par des partis dits de « gouvernement ».

Comme le capitalisme en France est encore majoritairement ancré dans les anciens modes de production et que l’économie ne s’est pas spécialement diversifiée depuis les années 60-70, il n’est pas justifié de croire que ceux-ci veulent se suicider au nom du « Great Reset » et des délires futuristes et transhumanistes de Bill Gates, Elon Musk et de Jeff Bezos. Et ceci, même si les capitalistes de France soutiennent majoritairement Macron et que celui-ci se présente comme un partisan invétéré de la « new tech » et de la « startup nation ». Le capitalisme français est encore grandement lié à l’État, la consommation intérieure et des productions industrielles classiques. Ils ne profitent donc en rien sur le long terme d’une crise qui ruine l’État et ses marchés associés[2] et ceci, malgré toutes les envolées verbeuses du président. Le Québec non plus n’est pas tellement gagnant, même si l’Ouest, producteur de pétrole, est encore plus touché par la crise. En fait, il n’y a aucun pays qui s’en tire particulièrement bien dans ce qu’on appelle « l’occident », mais uniquement certains secteurs de l’économie, qui sont eux-mêmes connecté au bon fonctionnement de l’économie globale.

Pour ma part, je crois tout simplement que le « Great Reset » que souhaite proposer le forum de Davos est une tentative de keynésianisme 2.0, intégrant maladroitement new tech, management néolibéral et progressisme bourgeois, afin de répondre aux multiples crises que nous connaissons (écologique, sanitaire, économique et sociale). Le projet est donc un étrange mélange, très hétérodoxe et contre nature, qui ne risque pas de convaincre grand monde, au-delà des sphères déjà convaincues. La « révolution » que recommande Klaus Schwab n’implique absolument pas de réinitialiser la dette (même si ce serait fort souhaitable), ni d’organiser la décroissance ou de mettre en place des mesures de redistribution vraiment efficaces, mais se cantonne surtout dans le moralisme et dans une croyance mystique envers le développement technologique.

Notons qu’en dehors du prêchi-prêcha rhétorique, on constate néanmoins une évolution vers la redistribution, ce qui n’est quand même pas rien ! La bêtise conceptuelle que constituent le néolibéralisme et son penchant à l’austérité semble perdre du terrain chez les penseurs du capitalisme. Ce qui est bien logique puisque l’actuelle situation sanitaire et économique découle en bonne partie de ces pratiques et que de telles mesures deviennent nécessaires pour sauver le capitalisme de ses propres contradictions.

Le « Great Reset » comporte une multitude de propositions liberticides et promeut une vision assez trouble de l’écologie. Mais pour autant, faut-il en conclure que tout le projet est la résultante d’un plan organisé de longue date et que la pandémie n’en est que le catalyseur ? La recherche d’un coupable est un réflexe que l’on connait bien et en accuser ses meilleurs ennemis l’est encore plus. Mais pour autant, faut-il ignorer les faits et intérêts en cours afin de satisfaire ce qu’il faut bien appeler de la paresse intellectuelle ? Les outils pour analyser sérieusement la situation existent et les faits sont là, sous nos yeux. Alors, utilisons-les ! Les enjeux du moment sont beaucoup trop importants pour se laisser contaminer par les obsessions de la réaction.

Benedikt Arden (décembre 2020)


[1] Le genre de progressisme qui soutient le développement de la haute technologie et la libéralisation des mœurs. Il n'a rien de spécialement socialiste, rassurez-vous.

[2] Les membres du CAC 40 s’en mettent aussi plein les poches depuis le début de la crise, mais par effet d’aubaine, puisque le gouvernement leur donne des millions sans contrepartie. Mais les grands capitalistes français seront fatalement les victimes de leur avarisme, puisqu’ils vampirisent l’État et le marché intérieur.