Bien sûr, tous les dirigeants du monde (ou presque) ont fait l’exercice
du mea culpa et du « monde d’après », avec plus ou moins de sincérité. C’était
un passage obligé envers des électeurs qui ont souffert de la crise et qui se
devaient d’être rassurés, mais il est clair qu’il n’y aura pas de véritable changement
de paradigme tant que le personnel politique traditionnel restera en place. Puisque
le monde d’après ne peut qu’être un monde post-capitaliste … ou
post-apocalyptique!
Des changements devront donc obligatoirement arriver dans le système
d’échange mondial, si nous ne voulons pas revivre de nouvelles catastrophes du
genre de celle-ci, car les épidémies virales incontrôlées ne sont qu’une des
nombreuses conséquences de notre système économique, sur les écosystèmes, le
climat et le vivant. Et ne parlons même pas de la gestion marchande des
services publics (tel que la santé), introduits par le management néolibéral et
la concurrence à tout prix, qui a détruit les principales armes pour combattre
les crises et qui affecte les populations les plus pauvres.
Pour toutes ces raisons, il est désormais possible d’affirmer que les
bien-fondés idéologiques de la mondialisation néolibérale ont été définitivement
discrédités par les faits, puisqu’ils sont directement responsables de la
mauvaise gestion de la pandémie. En somme, leur théorie a échoué à l’épreuve de
vérité et n’a même pas été capable de servir l’intérêt des riches sur le long
terme, puisque la mauvaise santé et le manque de résilience de l’économie
mondiale résultent de l’application de ces mêmes pratiques. Quand on voit que
c’est désormais les millionnaires eux-mêmes qui réclament
d’être plus taxés, c’est que les choses sont allées trop loin et qu’ils doivent commencer
à réellement craindre (pour eux) l’évolution des choses.
Comme je le mentionnais dans mon article de mars dernier, le monde est présentement en train de
changer, mais pas nécessairement pour le mieux. Si la planification semble
incontournable, la socialisation de l’économie mondiale est, quant à elle, loin
d’être acquise, même si elle donne dans les faits un véritable pouvoir de
planification. Cependant, les vieilles habitudes idéologiques font que les
solutions qui favorisent le plus grand nombre et qui demandent un peu trop de
contribution aux riches seront évidemment écartées par des dirigeants obnubilés
par l’intérêt des entreprises et combattront ces changements vers la gauche,
même s’ils doivent nuire à une vraie relance saine de l’économie.
C’est que si ces changements arrivent bel et bien, ceux-ci ne sont pas
encore pleinement visibles et sont encore loin d’être théorisés par les
idéologues du capitalisme et leurs pratiques risquent d’être confuses encore
quelque temps. Tous ces gens sont encore tétanisés par la gestion de la crise.
À un point tel que même Warren Buffett, l’homme dont la maxime est « avoir peur
quand d’autres sont cupides et être cupide quand d’autres ont peur », en est au
point de ne plus savoir où placer ses milliards !
Le « monde d’avant »
Depuis plus de 30 ans, tous les secteurs de nos sociétés sont touchés
par la libéralisation à outrance. La théorie néolibérale prétend que la
recherche du profit doit servir de base à la gestion de tous les secteurs de
l’activité humaine, via l’action de la « main invisible ». Alors, que ce soit
le domaine de l’alimentation, de la santé ou de l’éducation, ces savantes
personnes ont réussi à faire croire au bon peuple que rien ne doit rester hors de
portée des marchés, puisque c’est la seule façon de les réguler pour le bien de
tous ! Comme vous le savez désormais, cette vision a été pulvérisée par les
faits, même si elle relevait de la pensée magique la plus grotesque dès le
départ.
Ce qu’il faut comprendre, c’est que le modèle économique dominant des 30
dernières années (celui issu de l’École de Chicago, aussi appelé « néolibéralisme ») est encore
plus instable que le vieux capitalisme de papa, car il court-circuite tous les
processus de redistribution, justifie l’absence de toute réglementation et ne
tient plus compte des besoins humains. Ce système semble peut-être fort
pratique pour satisfaire les appétits toujours plus grands des capitalistes,
mais il implique aussi une croissance exponentielle continue pour se maintenir,
puisque la richesse n’est pratiquement plus redistribuée.
L’impact de ce parasitisme et de l’inégalitarisme doctrinal du système apporte
cependant son lot de soucis sur l’activité productive. Notamment par la
concentration massive de capitaux hors du circuit des échanges pour flotter
dans les limbes de la spéculation, puisque s’accumulant dans la poche des super-riches.
Comme cet argent ne peut être dépensé (il y en a bien trop), celui-ci sera
placé, mais pas dans les petites entreprises, puisque trop risqué et peu
rentable. Il finira donc dans les produits jugés sûrs, comme les dettes d’États
riches, les actions de multinationales et autres produits dérivés. Mais si les
investisseurs n’investissent pas directement dans les PME et les « starts up »,
l’État lui doit le fait à sa place, puisque c’est là que se trouvent les
principales sources d’emplois. Cependant, celui-ci le fait généralement à
crédit, via les investisseurs, ce qui fait que le gros de l’investissement est
basé sur la dette d’État et non sur la finance, à qui incombe pourtant ce rôle.
Au fait, on croit souvent que la dette est un problème et que l’économie
se porterait mieux sans, mais en réalité elle est nécessaire à la croissance
dans le système, puisque celle-ci engendre la création de nouvelles monnaies
qui sert à remplacer celle qui est aspirée par la finance et l’épargne et
irrigue les circuits de la consommation ordinaire via leurs dépenses. Mais un
jour ou l’autre, le niveau de dette général doit forcément dépasser la
croissance économique possible à son remboursement. C’est alors que les marchés
financiers perdent confiance, les crédits se raréfient et le cycle économique s'arrête.
Le « monde d’aujourd’hui »
La crise de la Covid-19 a eu pour particularité de bloquer l’économie
réelle, avec la période de confinement et les mesures sanitaires, dans une
période qui prédisposait déjà une nouvelle crise cyclique. Cependant, la nature
structurelle de la crise est encore généralement ignorée et les autorités
économiques sont persuadées (ou se persuadent) que la crise n’est que
conjoncturelle. Un accident de parcours quoi! Ce qui fait que les États sont
autorisés à s’endetter comme jamais, mais en contrepartie de pratiques bien peu
« orthodoxes », comme les quantitatives easing (QE) et l’action directrice des banques centrales dans les
marchés. Néanmoins, même si les méthodes sortent du dogme néolibéral, l’ordre
économique n’a pas encore changé d’orientation (l’intérêt des riches) et c’est
encore les financiers qui contrôlent le crédit, alors le paradoxe de la
mondialisation néolibérale reste entier.
Ce paradoxe est que lorsque l’activité productive est à bout de souffle,
la croissance ne peut plus répondre aux appétits du capital tout en laissant
suffisamment de marge à l’économie réelle. S’il n’y a plus de croissance
potentielle, c’est la dette qui gonfle pour combler le manque. C’est pour cette
raison que les banques centrales font ce que l’on appelle les « quantitatives easing ». C’est-à-dire que
celles-ci achètent les titres de dette afin d’éviter qu’elles ne perdent pas de
valeur, ce qui implique aussi d’assurer le financement des États à taux bas,
malgré le fait que ces dettes ne risquent pas d’être payées de sitôt !
Mais, entre l’achat automatique des dettes d’États, obtenus sur le
marché privé, via les banques centrales (à des taux quasi nuls, voire négatifs)
et le financement direct et sans intérêts des États par les banques centrales, quelle
est la différence ? La différence se trouve dans une simple question de
principe. Et justement, ce principe est primordial, car c’est ce raisonnement idéologique
qui justifie que nous devions accepter de nous appauvrir dans un monde où les
richesses explosent, au nom de dettes qui résultent d’un modèle économique
défaillant.
La croissance économique implique naturellement de la création
monétaire, mais la création monétaire engendre mécaniquement de la dette
puisque l’essentiel de l’argent est tout simplement des
crédits, donc de la dette.
Mais, ironiquement, l’excès de dette justifie la baisse de l’investissement,
les mises à pied et l’austérité des entreprises comme des États. L’austérité et
le chômage impliquent ensuite une baisse de la consommation, qui fait baisser,
par effet de rebond, les revenus des États et celui des entreprises.
Malheureusement, la schizophrénie des dirigeants est telle que personne ne
semble réaliser que si tous les pays pratiquent l’austérité dans un cadre de
libre-échange, c’est tout simplement la consommation mondiale qui tend vers le
bas.
Comme nous le constatons, derrière la théorie néolibérale, se cache tous
simplement les intérêts primaires des riches, mais intellectualisés en théorie pseudo-scientifique.
Mais le drame de notre monde est que les dirigeants ont fini par croire en leur
propre propagande et en deviennent carrément incapables d’être simplement
pragmatiques. Cela n’est cependant pas le fruit du hasard, car l’idéologie des
riches est le reflet de leurs intérêts matériels et économiques. Ce qui
influence leur vision éthique de la société, mais aussi la manière dont ils analysent
le réel. C’est pourquoi ces si savantes personnes persistent à recommander des
politiques économiques mortifères, qui détruisent à la fois l’environnement et
la stabilité économique. En définitive, ils scient la branche sur laquelle ils
sont assis et celle-ci est visiblement en train de craquer !
Nos dirigeants espèrent encore un retour à la normale, à plus ou moins
court terme et c’est pour cette raison qu’ils y mettent le paquet, mais avec le
virus qui traîne encore et la crise environnementale qui s’amplifie (celle-là
même qui engendre les épidémies), il est impossible que la machine reparte
comme avant. Il n’est donc pas étonnant que le masque, qui « n’était pas
nécessaire contre le virus » en mars, soit devenu obligatoire en juillet. Les
contraintes sanitaires individuelles, comme le masque, sont devenues des
symboles d’espoirs pour les gouvernements. Des symboles d’espoir de préserver
le statu quo autant que possible ! Mais le monde a déjà débuté son mouvement et
il n’est désormais plus possible de l’ignorer.
Le « monde d’après
»
C’est donc dans un état particulièrement nécrosé du capitalisme qu’il
nous faudra faire les bons choix et ceux-ci devront être radicaux, puisque la
société industrielle, elle-même n’y survivra pas. La première évolution, et
aussi la plus évidente, est la planification économique et le retour d’une
bonne dose de relocalisation. Le monde du futur sera un monde où la rareté et
les crises iront en augmentant, alors on ne pourra pas se priver d’une certaine
forme d’autosuffisance à l’intérieur des États et du commerce de proximité. C’est
pourquoi les secteurs clés (agriculture, santé, énergie, etc.) devront impérativement
rester localisés, sous peine d’être dépendant des autres. Sans compter que la
spécialisation excessive des États engendre une consommation inutile d’énergie
et fragilise le circuit des échanges.
En exagérant la spécialisation, le moindre bris sur l’un de ces maillons
peut créer des blocages de production et (dans le cas de l’agriculture) des
famines. Le rêve du grand village global est une illusion dangereuse, qui est
basée sur un monde parfaitement coordonné et sans tension. Les États et leurs
populations n’en tirent que peu d’avantages, mais en assument pourtant tous les
risques. Seuls les intérêts de la grande production en tirent profit, en étant
en mesure d’imposer leurs standards sur la terre entière, par le nivellement
par le bas des salaires qu’impose la concurrence mondiale. Cette situation
n’est plus tenable aujourd’hui.
Le second est cet inégalitarisme doctrinal complètement absurde qui
essaie de convaincre le chaland que l’enrichissement des ultrariches est
bénéfique à la majorité, alors qu’une meilleure répartition des richesses
rimerait avec leur appauvrissement. En d’autres termes le « ruissellement des
richesses » fonctionnerait avec les gens déjà riches, mais pas pour la population
entière ! C’est d’autant plus infondé que les riches consomment déjà à leur
maximum et que ce sont les plus pauvres qui ont des besoins à satisfaire. La
pratique démontre pourtant que le ruissellement des richesses fonctionne, mais
seulement par la consommation des plus pauvres. Qui, elle, retourne directement
dans l’économie et impact le carnet de commandes des entreprises. A contrario,
l’accumulation de capital par les riches ne fait qu’accroître les bulles
spéculatives et l’offre de crédit. Ce qui se traduit invariablement en dette
d’État et en austérité. Le monde de demain ne peut tout simplement pas se
relever sans processus minimaux de redistribution, comme le revenu minimum
garanti, puisque l’endettement n’est plus tenable et que les entreprises ne peuvent
tout simplement pas se passer de la consommation des masses pour fonctionner.
Ensuite, le monde de demain devra investir massivement dans les domaines
qui sont encore peu rentables (transition énergétique, recherche fondamentale,
développement durable, transport collectif, etc.), mais indispensables à
l’équilibre des écosystèmes. Les taux d’intérêt sont au plus bas (parfois même
négatif) et il n’est plus possible de les remonter pour un bon moment, alors la
relance devra aussi passer par nos besoins les plus pressants en termes
d’environnement. Et ces investissements doivent être faits par l’État, mais
également imposés au privé. De toute façon c’est son rôle de le faire et
l’expérience des dernières décennies prouve bien l’incapacité des fonds de
pension à investir dans ce qui n’est pas immédiatement rentable. Seuls l’État
et des caisses d’épargne socialement administrées peuvent le faire.
Le quatrième changement de paradigme est bien sûr le dogme de la dette.
Non, les dettes d’États n’ont pas à être payées ! Et il ne faut plus être dupe
du chantage sur les petits retraités qui en serait les victimes. La dette
d’État et celle des grandes entreprises sont déjà massivement achetées par les
banques centrales (les QE). Alors, ces dettes illégitimes, mises dans la bonne
disposition des banques centrales et avec un taux d’intérêt nul, seront payées
par la « magie » du temps et de l’inflation. De toute façon, les crédits n’ont
de valeur que sur la base de la richesse qu’ils créent, alors se priver de
créer les richesses nécessaires à la société pour une question de dette revient
à prendre le mode de financement néolibéral pour plus important que les besoins
de la société elle-même !
Bien sûr, il faudrait également renverser le pouvoir de la finance,
fermer les bourses du monde et refonder une économie axée sur les besoins des
populations, etc. En somme, instaurer le socialisme ! Mais là, je sais que je
m’emporte et je sais bien que cela ne sera pas suivi des faits et il est même à
douter que nos dirigeants aient l’audace d’envisager de simples réformes
keynésiennes…
Et c’est bien ça le problème! Les changements de paradigme que j’ai
évoqué plus haut ne sont pas que de simples vœux pieux de ma part, mais des
nécessités pour maintenir la société dans un état minimalement semblable à ce
que nous connaissons. Néanmoins, l’avènement du populisme de droite et la montée
du conspirationniste qui le soutien, ne laisse rien présager de bon, car les faits
peuvent bien sûr encore être niés par des croyances irrationnelles. Il est
encore tout à fait possible de se faire accroire que la crise est fomentée par
je ne sais quelle organisation occulte et que les mesures prises pour y
répondre ne sont qu’une manigance « pédosatanique ». Après tout, certains
perçoivent bien le réchauffement climatique comme un « complot » qui cherche à
faire émerger un fantasmagorique gouvernement mondial!
Depuis quelque temps, je ne tiens plus pour acquis le bon sens de la
population. Il y a certainement encore une part de décence commune dans les
peuples les plus déshérités, mais les populations occidentales sont visiblement
devenues trop cyniques et vieillissantes et préfèrent manifestement fantasmer
le passé que de construire le futur.
Pourtant l’heure est grave et la lucidité est de rigueur si nous voulons
espérer un futur pas trop dystopique. Il nous faut donc écouter les peurs du
peuple (même les plus folles) et ne pas le mépriser afin de pouvoir le ramener
aux bases de la lutte des classes et ainsi changer la direction du monde. Car
ce n’est pas l’élite actuelle qui sera en mesure de la faire et encore moins les
populistes du genre de Trump, Bolsonaro, Lepen, etc. Sans oublier notre piètre Maxime
Bernier !
Comme le disait Antonio Gramsci : « Le vieux monde se meurt, le
nouveau est lent à apparaître, et c'est dans ce clair-obscur que surgissent les
monstres ». Nous vivons présentement ce clair-obscur, alors préparons-nous
à combattre des monstres !
Benedikt Arden, septembre 2020