Combattre le racisme, voilà tout un défi ! Comme vous le savez sans
doute, c’est le pari que se sont donné les organisations et les militant(e)s
antiracistes de plusieurs villes d’Amérique du Nord et d’Europe, depuis
l’assassinat de George Floyd par un policier de Minneapolis, le 25 mai dernier.
Les crimes racistes commis par des policiers aux États-Unis n’ont
malheureusement rien d’exceptionnels, mais cette fois les circonstances ont
fait que ce crime ne pouvait rester impuni, puisque celui-ci était beaucoup
trop flagrant pour être étouffé. La vidéo de la scène était trop explicite et
le passif du policier l’était encore plus. C’est pourquoi
l’événement a pris l’ampleur d’une affaire politique internationale.
Il faut dire que la brutalité policière est très liée à la
discrimination sociale que subissent tous les pauvres du monde, même si celle-ci
touche tout particulièrement les communautés noires d’Amérique du Nord et
d’Europe. C’est donc un sentiment de colère, partagé par des millions de gens, qui
explique le succès de ces manifestations, partout où elles avaient lieu.
Notons également que ces manifestations fermaient la période de
confinement qui, dans un pays sans filet social, comme le sont les États-Unis, a
fortement affecté les plus démunies, au premier rang desquelles se trouvent
aussi les communautés noires. Ces manifestations ont donc aussi servi à
rappeler aux autorités que les protestations de rue ne sont pas choses du passé
et que, Covid-19 ou pas, la période de « pause » des conflits sociaux était
désormais terminée.
Pour en revenir avec le fond de l’affaire, c’est-à-dire la lutte contre
le racisme, on notera que si le meurtre a scandalisé les opinions progressistes
de la plupart des pays occidentaux, la lecture du problème et les réponses à y
apporter demeurent assez diversifiées et correspondent à des situations
sociales relativement distinctes. Par exemple, le cœur des revendications qui
avaient lieu en France était surtout centré sur la régularisation des sans-papiers et la dénonciation de la radicalisation extrême-droitière de la police macronienne. Autrement dit, des
revendications concrètes politiquement, qui unis traditionnellement la gauche
et une bonne partie des « Gilets jaunes », qui, comme on le sait, ont vécu leur lot de
violence policière en 2019 !
De l’autre côté de l’océan, les revendications nord-américaines
(incluant dans ce cas-ci le Québec) étaient parfois beaucoup moins concrètes
puisque souvent centrées sur la reconnaissance des citoyens racisés et l’épineuse
question du « racisme systémique ». Il n’y a certes pas de rupture absolue au
niveau du fond de l’affaire, mais disons que les revendications en France
avaient comme particularités d’être beaucoup plus politiques. Les
revendications nord-américaines, notamment celles de l’organisation « Black live matters », ont cette particularité d’être très
sociologiques et se centrent beaucoup (sans s’y limiter bien sûr) sur la
reconnaissance identitaire et la lutte au racisme dit « systémique ». Notions bien
souvent hors de portée de la législation, comme l’est le racisme tout court
d’ailleurs.
Et c’est tout le problème des revendications de ce genre, car les
relations humaines ne sont pas régies que par des lois, mais aussi par des
mœurs et des mentalités. La particularité du racisme systémique, comme du
racisme tout court, est plutôt du second ordre, puisque, comme un peu partout
en occident, les discriminations raciales sont théoriquement interdites. Comme
il n’est pas possible de décréter la fin du racisme dans les têtes, il restera
toujours des racistes revendiqués ou non en situation de pouvoir pour exercer
des discriminations, même si la majorité des gens exècre le racisme.
Pour la Commission des droits de la personne
et des droits de la jeunesse du Québec, la discrimination systémique se définit comme suit : « la
somme d'effets d'exclusion disproportionnés qui résultent de l'effet conjugué
d'attitudes empreintes de préjugés et de stéréotypes, souvent inconscients, et
de politiques et pratiques généralement adoptées sans tenir compte des
caractéristiques des membres de groupes visés par l'interdiction de la
discrimination ». En d’autres termes, il s’agit d’effets cumulés de
préjugés plus ou moins inconscients dans le fonctionnement du système. Ce qui
touche surtout, on l’aura bien compris, les emplois, les promotions
professionnelles ou sociales et le commerce. Le racisme systémique est donc
difficilement dissociable du racisme tout court, puisque, inconscient ou pas,
le racisme systémique implique toujours du racisme individuel à sa base.
Néanmoins, loin de moi l’idée de rejeter le concept de discrimination
systémique puisque c’est une donnée sociologique particulièrement solide et qui
est au cœur de la pensée marxiste. L’une des bases du marxisme est la critique
des concepts abstraits, notamment la rhétorique bourgeoise sur les libertés
individuelles et l’égalité en droit. Le droit bourgeois proclame la liberté et
l’égalité de toute personne devant la loi, mais ne tient aucunement compte des
conditions matérielles de l’exercice de cette liberté. Le bourgeois prétend que
tous sont libres, alors que les moyens de production sont strictement hiérarchisés
par la propriété privée. Dans un monde où l’accès à l’argent est régi par
l’offre et la demande, via le salariat ou le commerce, l’accès aux capitaux
dans la vie forme une hiérarchie informelle qui définit les grandes lignes de
la destinée des gens. Et ne parlons pas du rôle déterminant que joue le capital
social et culturel, issu de la cellule familiale, qui lui est tout
particulièrement mal distribué et handicape toute une myriade de talents dans
la société. En d’autres termes, la doctrine marxiste démontre parfaitement qu’il
n’est pas possible d’être réellement libre par le seul fait de la loi.
La source de la discrimination systémique est donc de feindre une
égalité formelle par la négation ou l’ignorance des inégalités structurantes de
la vie. Le capital social, culturel et économique des gens forme la base des
inégalités du monde capitaliste, mais cette particularité se retrouve aussi
dans les catégories non économiques, comme pour ce qui est de la situation des mères
monoparentales dans le monde libéral. La concurrence dans le cadre du salariat
handicape nécessairement les femmes touchées par l’enfantement, puisque les
grossesses ne sont pas toujours issues d’un choix. Les patrons le savent bien
et préféreront prendre une personne qui n’est pas soumise à ce risque, même
s’il est bien conscient que les enfants sont nécessaires à la société.
D’ailleurs, ce temps de travail gratuit donné à l’enfant (et à la société)
n’est pas reconnu ce qui implique un potentiel de précarité qui ne touche que très
peu d’hommes. En d’autres termes, c’est la concurrence issue du libéralisme et
non pas l’éthique du patron qui engendre cette discrimination. On parle donc
ici de discrimination systémique.
Comme vous le voyez, la discrimination systémique est une réalité
objective accessible à tous ceux qui se donnent la peine d’observer les
conditions de vie concrète des gens. Mais le racisme systémique ne me semble
pas relevé totalement de cet ordre, puisqu’il n’est pas issu du système, mais
bien du racisme ordinaire. Je m’explique.
Le libéralisme se définit par la liberté individuelle dans le domaine
social et économique, mais la réalité démontre qu’il engendre surtout un
despotisme des possédants dans un monde où le salariat est devenu quasi indépassable,
en raison de l’importance démesurée de l’argent dans la société capitaliste. Le
rôle de l’emploi est donc déterminant dans la vie des gens, mais est encore
organisé comme un simple contrat de gré à gré. Ce contrat est modalisé sur la
base de l’offre et la demande et est pratiquement toujours à l’avantage de
l’employeur. C’est donc la subjectivité du patron dans le cadre d’un rapport de
classes avantageux pour lui qui fait qu’une jolie femme sera choisie plutôt
qu’une autre, qu’un beau parleur sera préféré à quelqu’un de timide et c’est
pour la même raison qu’un « blanc » sera choisi plutôt qu’un « noir ». C’est
donc bien le libéralisme qui rend la discrimination possible, mais ce sont les
mœurs et les mentalités qui engendrent une discrimination plutôt qu’une autre.
Dans l’emploi et tout ce qui l’entoure, la discrimination systémique est
issue du paradoxe social du monde capitaliste[1],
elle peut donc être corrigée par la socialisation et la démocratisation des
moyens de production, voir même par une vraie social-démocratie, mais, pour ce
qui est des discriminations issues des mœurs et coutumes, la solution est bien
moins claire. Disons même qu’elle ne pourra jamais vraiment évoluer dans les
conditions actuelles, si nous nous en tenons aux règles qui définissent la « superstructure » de nos sociétés.
La superstructure désigne l'ensemble des idées d'une société,
c'est-à-dire ses productions non matérielles, comme les institutions politiques,
les lois, la religion, l’art, la morale, la conscience de soi, etc. Celles-ci
sont directement issues des rapports sociaux et si « l’infrastructure » (les
rapports de classes) est inégalitaire, il est fatal que les inégalités
matérielles seront traduites et justifiées par des mœurs et des institutions
inégalitaires, comme c’est le cas aux États-Unis.
Le mythe américain du « self made man » en est d’ailleurs un cas
d’école, puisqu’il justifie les inégalités par le seul fait du talent et de
l’effort individuel sans jamais tenir compte des conditions sociales, donc des possibilités
des individus. Un peu comme si le monde capitaliste à l’américaine était une
espèce de concours de talent qui récompense des génies mis à l'épreuve. Ce
mythe est évidemment confortable pour les gens bien installés, puisqu’elle
flatte leur orgueil, mais celui-ci sous-entend également que la pauvreté serait
issue de la seule fainéantise et du manque de talent !
La discrimination des afro-américains me semble assez directement
connectée à ce mythe, puisque c’est le type de préjugé que l’on entend le plus
dans la bouche des racistes américains. Les noirs seraient moins « intelligents
et plus « paresseux » que les blancs, en raison de je ne sais quelle théorie
raciale, ce qui expliquerait leur situation. Je ne crois pas avoir besoin de
démontrer à quel point ce raisonnement est ridicule, mais nous pouvons affirmer
que ce mythe confirme bien que l’idéologie est bel et bien une justification
des conditions matérielles.
Aux États-Unis, un autre mythe est bien rependu et c’est celui de la «
race ». Le concept de « race » est depuis longtemps discrédité par la science
et est relégué au rang de pseudoscience. Pour autant, cet autre mythe persiste
dans ce pays et ce n’est pas un hasard, puisque le « communautarisme[2]
» est consubstantiel au néolibéralisme, étant donné qu’il justifie la
stratification du domaine public (hors travail) en sous-catégorie privée. La
catégorie phare de ce communautarisme est bien sûr celle des super riches !
Communauté réputée pour sa fermeture, celle-ci justifie légalement et
moralement son autarcie par l’existence des communautés religieuses d’antan et
par les communautés ethniques d’aujourd’hui. Autrement dit, la « liberté de
regroupement » dans la société civile appelée « lobby ». Ces regroupements, en
plus d’être arbitraires et antisociaux, sont à double tranchant, puisque s’ils
aident ses membres quand ils sont forts, ils rabaissent aussi leurs membres
quand ils sont faibles et stigmatisés.
Cette vision communautaire de la société apporte un boulevard aux idées
racistes, puisqu’il participe à l’essentialisation des gens et justifie les
préjugés, alors qu’ils sont surtout issus d’une solidarité de condition de vie.
Il est vrai que le racialisme est une composante importante de la conscience
des membres des communautés noires et fait évidemment écho au nationalisme
d’antan, mais, comme ce dernier, il traduit une communauté d’existences et le
référant (la couleur de peau ou la nationalité) reste au fond bien arbitraire.
La communauté d’existence dépasse parfois les classes sociales dans un cadre identitaire,
mais ne dépasse pas les objectifs politiques de la lutte des classes, puisque c’est
au travers une « infrastructure » sociale égalitaire et démocratique (la
société socialiste quoi) qu’émergeront des mœurs égalitaires et antiracistes.
C’est pour cette raison que l’antiracisme doit relever de la lutte des
classes et ne doit pas faire cavalier seul. Autrement, l’antiracisme se fera manipuler
par les bourgeois pseudos progressistes, sans pour autant faire disparaitre le
racisme dans la société. Et cette manipulation est malheureusement déjà en bonne
partie réalisée, par la frange « progressiste » de la bourgeoisie américaine
depuis l’ère d’Obama. Ère Obama qui, rappelons-le, a vu émerger l’organisation
« Black live matters ». Peut-être ne s’agit-il pas d'un simple hasard ?
Benedikt Arden (juin 2020)
[1] Celui-ci est le caractère social des moyens de production et son
organisation par la propriété privée, ce qui engendre une organisation sociale
despotique dans une société prétendue égalitaire.
[2] Communautarisme, au sens populaire du terme.