Depuis l’assassinat du général iranien
Qassem Soleimani à
Bagdad, le 3 janvier dernier, l’attention du monde entier s’est tournée vers l’Iran.
Il faut dire que la tension entre Washington et Téhéran a rarement atteint des
niveaux aussi explosifs. La situation est d’autant plus dangereuse pour la paix
mondiale que cette provocation est le fruit d’un ordre direct (certains
parleront de coup de poker) de Donald Trump, contre une personnalité
diplomatique dans un pays théoriquement souverain (l’Irak). C’est-à-dire un
acte clairement illégal, du point de vue du droit international. Cependant, comme
le rapport de force militaire demeure bien inégal entre les deux pays, la
réponse de l’Iran restera assez tiède et proportionnée.
Les tirs de réponses, qui ont visé deux bases américaines en Irak,
n’ont visiblement fait aucun mort et il est même probable que ces bases aient
été prévenues de l’attaque. De toute évidence, l’État iranien ne souhaita
pas aller trop loin dans sa riposte de crainte de subir le même sort que son
voisin irakien. L’idée était probablement plus de satisfaire la soif de
vengeance de sa population que de riposter à la façon d’un rival sérieux. C’est
pourquoi la communication iranienne a pris soin de souligner que son action « respectait
en tout point la légalité internationale », afin de ne pas donner à Trump de casus
belli.
Mais justement, pourquoi souhaiter une guerre à ce point avec l’Iran ?
Ce pays, depuis longtemps sanctionné et mis à l’écart par les pays de l’OTAN, a
pourtant coopéré avec les instances internationales sur le contrôle de son programme
nucléaire. Un traité a été signé à l’ONU et a même été reconnu par les
États-Unis d’Obama. C’est donc l’Amérique de Trump, en ne respectant pas ses
engagements, qui est en faute dans toute cette histoire. Pourtant, c’est l’Iran
qu’on présente comme l’agresseur irrationnel, même si le caractère de Trump
n’est pas non plus épargné par la critique.
Il est à noter que cette guerre voulue par Trump et son administration ne
cadre pas non plus très bien avec les intérêts du capitalisme américains, puisque
celui-ci recherche surtout la stabilité et l’ouverture du marché iranien, ce
que le régime est parfaitement capable d’offrir sans guerre. C’est d’ailleurs dans
cet espoir que l’État iranien s’est plié à l’accord sur le nucléaire jusqu’à
maintenant. L’intérêt des capitalistes iraniens ne diverge pas sur ce point de
ceux des États-Unis. De plus, si l’assassinat de Soleimani a eu un impact sur
la situation politique en Iran, c’est bien celui de renforcer l’autorité du
régime des Ayatollahs au détriment de l’opposition laïque. Opposition que Trump
prétend pourtant vouloir soutenir dans ses tweets.
Il apparait que les raisons qui justifierait cet assassinat seraient
autant liées à la politique intérieure des États-Unis (comprendre : l’élection
présidentielle de novembre et la procédure de destitution) que de répondent aux
attaques qu'a subi l’ambassade américaine en Irak par les milices chiites irakiennes
soutenues par l’Iran. Ce pays étant l’un des pays les plus détestés par les Américains
(dont les démocrates), une escalade de violence, qui ne couterait pas trop cher
aux citoyens américains, serait probablement bien vue par les néoconservateurs,
les ultras religieux, les « impérialistes humanitaires », etc. Sans compter les
puissants lobbies israélien et militaro-industriel. Tout cela pourrait effectivement
aider Trump dans sa campagne électorale, à condition que la situation ne parte
pas en vrille …
Rappelons que l’Iran n’est pas la bête noire des États-Unis depuis l’invasion
de l’Irak, mais bien depuis la révolution islamique et la prise d’otage de l’ambassade américaine de 1979. Évidemment, cette révolution n’est
pas apparue du néant et s’explique d’abord par la dictature proaméricaine du Shah d’Iran et de la répression qu’il exerça pendant un
peu moins de 30 ans (de 1953 à 1979)[1].
L’opposition au régime impérial du Shah ne se limitait pourtant pas uniquement
aux troupes de Khomeini. Il y avait aussi des factions laïcs (libérales comme
communistes), mais l’Histoire en a voulu autrement et c’est un régime religieux
antiaméricain qui a pris la place d’un autre régime religieux proaméricain. De
toute façon le côté religieux du régime n’a que peu d’importance pour les
États-Unis, puisque c’était le nationalisme et le blocage des intérêts
américains qui posaient véritable le problème.
Ce tour d’horizon étant fait[2],
que devrait être la position des anti-impérialistes et des pacifistes dans tout
ça ? La condamnation de Trump et son administration est pour le moins partagée
par tout le monde à gauche, mais la chute du régime iranien est aussi une option
généralement admise comme souhaitable. De la social-démocratie molle à la
gauche radicale, beaucoup se trouvent à souhaiter la chute du régime iranien,
puisqu’il s’agit d’une théocratie très éloignée du projet de société
socialiste, même si personne ne s’entend sur les modalités. Parfois celle-ci se
fait en soutenant à reculons (et aussi un peu par naïveté) le gouvernement
américain et sa politique guerrière. Parfois en renvoyant dos à dos
l’impérialisme des deux pays, pour ne pas avoir à prendre parti pour le régime
iranien.
Il faut dire qu’en période de conflit, la propagande et la diabolisation
sont de rigueur. Toute condamnation de la guerre se trouve donc rapidement
assimilée à un soutien au régime des Ayatollahs, ce qui fait que les opposants
à la guerre se retrouvent à devoir constamment dénoncer l’Iran et à accepter
tout ce qui se dit contre ce pays, même si cela sert surtout la cause des va-t-en-guerre.
C’est donc dans ce contexte que certaines franges de la gauche deviennent passivement
des soutiens de l’impérialisme américain et cela pose un réel problème pour la
cause de la paix.
Il est très important de comprendre que la guerre n’engendre pas que des
horreurs dans le pays hôte, mais comporte également des effets bien concrets chez
nous. La guerre a de tout temps été l’élixir magique contre la lutte sociale en
permettant notamment de solidariser les classes sociales par nationalisme,
haine de l’autre pays ou par cette naïve croyance que la guerre servirait les
droits de l’homme. De plus, la guerre fait fonctionner l’imposante industrie
des armements et sert d’excuse aux votes de lois répressives. L’Histoire est
riche d’enseignement sur la question et, si nous mettons de côté les conflits
civils liés à des révolutions, la guerre a toujours servi l’élite dominante des
pays qui la cherchent.
Depuis plusieurs années, il est devenu difficile de faire valoir la
cause de la paix dans la population. Pas que les gens soient contre la paix,
mais bien parce que la diabolisation des États attaqués par les États-Unis
n’est pratiquement plus mise en question et que la propagande de guerre se
donne toujours le rôle du défenseur des droits de l’homme contre un tyran
nécessairement sanguinaire. La guerre est donc souvent perçue comme un mal
nécessaire qui serait acceptable, puisque le régime du tyran « massacre
nécessairement son peuple ». Malheureusement, cette propagande fonctionne aussi
fort bien chez des militants pacifistes.
De plus, avec l’arrivée des réseaux sociaux, les mœurs militantes ont tendance
à changer. Depuis une dizaine d’années, il est devenu assez fréquent de constater
que certains militants soient plus motivés par l’envie de se complaire dans un
positionnement puriste et confortable que de réellement lutter pour faire
avancer leur cause. C’est l’évolution des méthodes de contestation qui en est à
l’origine, puisque le militantisme organisé s’est fait devancer par le cyber
militantisme des électrons libres. Cette façon anarchisante de militer comporte
bien sûr ses avantages, mais comporte aussi bien des inconvénients. Le
principal d’entre eux reste cette guerre d’égo, intrinsèquement lié à l’usage
des réseaux sociaux, qui conduit trop souvent les militants à favoriser leur
positionnement idéologique au détriment du résonnement tactique.
Les partisans de la guerre l’ont d’ailleurs fort bien compris et utilisent
ce genre de pratique pour intimider les pacifistes afin de les rallier ou, à
tout le moins, neutraliser leur communication. Dès lors que l’objectif des
militants est de faire valoir une sorte de pureté éthique au détriment de la
réalité, tout positionnement anti-impérialiste se verra fragilisé par une
propagande de guerre parfaitement en contrôle du discours éthique. Comme la
politique est sale par définition et que personne (encore moins un État) n’est
blanc comme neige, il devient facile d’utiliser les crimes du pays adverse (voire
de les inventer) afin d’intimider les militants pacifistes, en les désignant
comme soutien de criminels aux politiques barbares.
Pourtant, tout changement, même radical, impose d’accepter les règles du
rapport de force. L’une des principales règles est que si l’ennemi utilise une
arme plus efficace, vous êtes contraint de l’utiliser vous-même, même si son
usage va à l’encontre de vos principes. Et c’est pour cette raison que la
propagande de guerre moderne fonctionne aussi bien. Comme l’usage des méthodes
non conventionnelles (terrorisme, torture, assassinats, manipulations
médiatiques, attentat sous faux drapeaux, etc.) est utilisé par tous les États
du monde, il est aisé d’accuser l’adversaire de procéder à ces méthodes
condamnables pour justifier une intervention militaire au nom des « droits de
l’homme », même si ces méthodes sont également utilisées par nos propres États
à notre insu.
Dans tous les cas de figure, cette propagande ne devrait pas être un
obstacle pour le militant pacifiste, puisque, contrairement à la propagande de
guerre qui se présente toujours comme un mal nécessaire, celui-ci sait
pertinemment que la guerre n’a jamais fait que de dégrader davantage les droits
individuels (voir le cas libyen). Il est donc toujours nécessaire de condamner
les guerres offensives, même si nous sommes violemment hostiles envers le
régime visé. La paix mondiale ne doit pas être au prix de l’éthique des États.
Cela ne veut évidemment pas dire que nous devons rester insensibles au sort des
peuples opprimés, mais il faut les soutenir par des moyens qui n’impliquent pas
d'intervention de l’armée américaine, de l’OTAN ou des services secrets des pays
impérialistes.
Enfin, en ce qui concerne l’Iran, l’intérêt de ce peuple n’est
certainement pas de voir se créer un nouvel État fantoche en ruine, comme c’est
le cas pour ses voisins, à moins de souhaiter le retour des djihadistes. Il est
donc préférable que l’Iran ne soit pas envahi ou déstabilisé par l’armée
américaine et ses services secrets. Il est néanmoins parfaitement justifié de
soutenir une opposition indépendante et non alignée aux intérêts occidentaux
capitalistes, mais sans pour autant se faire d’illusion sur l’importance de ce
soutien, car c’est au peuple iranien de se libérer de ses chaines et de choisir
sa voie.
Benedikt Arden (janvier 2020)
[1] Pour continuer dans les « habitudes » américaines, notons que celle-ci
est le fruit d’une opération de la CIA et du MI6 appelée « l’Opération Adjax » contre un gouvernement trop hostile à leurs
intérêts !
[2] Celui-ci est bien sûr incomplet, mais le sujet n’est pas là !