Depuis le début de la pandémie de Covid-19, on aura entendu toutes les rumeurs possibles et imaginables. Les mesures sanitaires apportées contre la maladie, au premier rang duquel trône le confinement, ont offert un contexte historiquement favorable aux interprétations les plus extraordinaires de la situation, tout en minimisant ce qui conforte les faits observables, c’est-à-dire l’improvisation, le mimétisme et l’opportunisme de nos dirigeants… La croyance que le virus et ses effets seraient organisés volontairement est tellement ancrée dans la tête de certains que tout et son contraire peut devenir une « preuve » de l’existence d’un ou l’autre des scénarios dystopiques qui circulent sur les réseaux.
Dans la grande liste des « preuves » du complot figure depuis cet été le
fameux « Great Reset » du Forum économique mondial (aussi appelé
forum de Davos). Essentiellement issue du courant « antimondialiste », la croyance que le « Great Reset » serait
un projet de destruction des nations et d’asservissement des peuples, au nom de
l’écologie, s’est incroyablement rependue. Il faut dire que la coutume
antimondialiste veut que les élites visées comme comploteuses se caractérisent essentiellement
par un attachement plus ou moins sincère au « progressisme ». Les élites
conservatrices, qui prônent le statu quo ou la régression sociale, sont bien
rarement considérées comme comploteuses et sont généralement épargnées par la
critique. Et dans le cas des organisations comme Q Anon et de ses émules, la
partisanerie envers la droite réactionnaire est clairement revendiquée.
Il faut dire que pour le courant antimondialiste, le Forum économique mondial
coche toutes les cases de l’ignominie, puisqu’en plus d’avoir la qualité de «
mondial », il a des prétentions « progressistes[1]
», ce qui fait de lui un ennemi tout désigné. De plus, le terme même de « Great
reset » est compris et interprété au premier degré, même si le concept relève plus
du slogan publicitaire que du projet révolutionnaire. Et quand bien même il est
perçu comme tel, rares sont ses détracteurs qui soulignent le fait qu’il n’est
qu’un simple thème de réunion ! Les grandes lignes qu’en offre le site du
forum et le contenu du livre Klaus Schwab (dont est issu le concept de « Great Reset »)
sont pris comme un plan établi de longue date et consensuel chez les dirigeants
économiques et politiques de la plupart des pays touchés. Donc, comme une
preuve que la pandémie de Covid-19 est un projet mondialiste … Puisque vous
savez, la « grande réinitialisation » ça fait peur !
Si le concept effraie certains, ce n’est pas sans raison, puisque ces
gens se sont mis en condition pour que cela le soit. Les articles de ces «
défenseurs de la nation » sont tous bâtis du même bois et les citations
choisies sont savamment sélectionnées pour appuyer la peur en faisant fi du
contexte. Vous savez, ces aveux notoirement flous comme : « Nous avons une
occasion en or de tirer quelque chose de bon de cette crise. » (Prince Charles)
ou « La pandémie représente une fenêtre d'opportunité rare, mais étroite pour
réfléchir, réinventer et réinitialiser notre monde » (Klaus Schwab). Sans
oublier le fameux : « Il ne faut jamais gaspiller une bonne crise » de Churchill,
qui, même si cette dernière citation reste particulièrement hors contexte, fonctionne
toujours merveilleusement bien dans un texte de dénonciation du mondialisme !
Cependant, cette tendance paranoïde ne se limite pas à la droite et fait
maintenant son petit bonhomme de chemin à gauche, chez des gens qui ne sont pas
spécialement nationalistes. Tout récemment, j’écoutais un entretien de Frank Lepage où le personnage s’égarait dans des arguties issues
des thèses antimondialistes. Il n’affirmait évidemment pas autant de sottises
que ces derniers et ne défendait pas la thèse de Trump contre le nouvel ordre
mondial, mais la confusion dans ses idées et ses biais de résonnement
démontrait clairement une volonté d’arrimer la thèse d’une pandémie organisée, aux
thèmes de l’anticapitalisme.
L’évocation du « Great reset », comme joker-alibi, pour justifier une volonté du capitalisme de
détruire l’économie (!) est forte de signification et Frank Lepage n’est pas le
premier à tomber dans le panneau. Le besoin d’expliquer une situation injuste
pour les plus déshérités et la gestion autoritaire du gouvernement se plie
malheureusement au biais de l’organisation volontaire, voire du complot. Le «
Great Reset » devient donc une explication tout indiquée pour démontrer un
paradoxe aussi grossier. C’est bien ce qui arrive quand on souhaite dénoncer
des mesures sanitaires fondamentalement anticapitalistes avec des arguments … anticapitalistes.
Rappelons que ce n’est pas parce que certains capitalistes profitent de
cette situation qu’ils ne seront pas touchés plus tard par la crise qui vient.
Amazon, les autres GAFAM et l’industrie pharmaceutique font actuellement leur
beurre de la situation, c’est vrai, mais un effondrement généralisé les
touchera aussi et ils en sont parfaitement conscients. Les marchandises que vend
Amazon, comme les médocs de Big pharma et les équipements informatiques
d’Apple/Microsoft, demandent des clients avec des sous en poches ou au moins un
minimum de crédit à leur disposition. Or, le crédit et les revenus des
consommateurs des pays riches sont directement touchés par la crise et c’est
seulement au prix d’emprunts d’État sardanapalesques que ces profiteurs font
fortune. Souvenons-nous bien que ce sont des revenus des uns que proviennent
les revenus des autres !
Comme je l’ai écrit plus haut, le « Great Reset » de l’économie est
d’abord et avant tout un slogan publicitaire pour le forum de mai 2020 et
reporté en janvier 2021. Rappelons-nous que le thème de la réunion de 2019
était : « Façonner une nouvelle architecture pour la prochaine vague de
mondialisation ». Disons que depuis lors, l’architecture de la mondialisation
ne s’est pas particulièrement caractérisée par son innovation! Les thèmes du
forum de Davos sont donc tout aussi impactant pour l’ordre mondial que les
sommets du G7 et les conférences sur le climat, du type COP 21. Parfois, il en
résulte des traités et des accords. Parfois, ça se limite à quelques poignées
de mains. Mais en règle générale, il n’en sort pas grand-chose, au désespoir
des penseurs et militants qui en espèrent toujours un peu trop. Les réunions du
forum de Davos ne sont pas si différentes des conférences sur le climat et se
limitent généralement à une rencontre des principaux représentants de la grande
bourgeoisie « progressiste » et des penseurs du capitalisme high-tech. Autrement
dit, une réunion bien médiatisée où le gratin de la bourgeoisie progressiste
bon chic bon genre se regarde le nombril tout en imaginant un monde de
science-fiction où le capitalisme pourrait être moral !
Le projet de « réinitialisation de l’économie » s’inscrit parfaitement
dans cet ordre et les arguments en faveur du développement des hautes
technologies au service des causes sociales et écologiques seront encore une
fois servis comme un plat réchauffé. Et comme d’habitude, leurs détracteurs
dénonceront les dangers de la biotechnologie et l’aspect liberticide du
développement trop rapide des télécommunications. Je précise ici que je partage
beaucoup de ces points avec les détracteurs du forum et ne suis pas
spécialement fan de la 5G et des OGM. Cependant, je ne me fais pas d’illusion sur
leur pouvoir et je n’exagère pas l’importance de ce genre de réunion, puisque
l’ennemi numéro 1 de ces réformeurs autoproclamés du capitalisme ne se trouve
pas dans les railleries des antimondialistes, mais bien dans le blocage des
autres capitalistes. Ceux qui profitent notamment des anciennes technologies et
qui appuient les Trump de ce monde !
Comme le mentionnait Frank Lepage, les capitalistes sont en concurrence, mais surtout pas sur la base de
blocs régionaux (UE, Asie, Amérique, etc.), comme il le prétend, mais en termes
d’intérêts économiques. Les intérêts économiques ont toujours eu préséance sur
la solidarité régionale ou nationale, autrement on constaterait un semblant de
solidarité en Europe. La concurrence des capitalistes se retrouve d’abord dans leurs
intérêts ($) et, pour cette même raison, dans la direction que doit prendre l’industrie.
C’est cette divergence qui fait que les capitalistes soutiendront un parti ou
un autre dans le monde politique. Aux États-Unis, cette opposition entre
capitalistes est particulièrement visible, puisque le lobbying est perçu comme
une application de la liberté d’expression, mais il en va de même dans tous les
pays ordonnés par des partis dits de « gouvernement ».
Comme le capitalisme en France est encore majoritairement ancré dans les
anciens modes de production et que l’économie ne s’est pas spécialement
diversifiée depuis les années 60-70, il n’est pas justifié de croire que
ceux-ci veulent se suicider au nom du « Great Reset » et des délires futuristes
et transhumanistes de Bill Gates, Elon Musk et de Jeff Bezos. Et ceci, même si
les capitalistes de France soutiennent majoritairement Macron et que celui-ci
se présente comme un partisan invétéré de la « new tech » et de la « startup
nation ». Le capitalisme français est encore grandement lié à l’État, la
consommation intérieure et des productions industrielles classiques. Ils ne
profitent donc en rien sur le long terme d’une crise qui ruine l’État et ses
marchés associés[2] et
ceci, malgré toutes les envolées verbeuses du président. Le Québec non plus
n’est pas tellement gagnant, même si l’Ouest, producteur de pétrole, est encore
plus touché par la crise. En fait, il n’y a aucun pays qui s’en tire particulièrement
bien dans ce qu’on appelle « l’occident », mais uniquement certains secteurs de
l’économie, qui sont eux-mêmes connecté au bon fonctionnement de l’économie
globale.
Pour ma part, je crois tout simplement que le « Great Reset » que
souhaite proposer le forum de Davos est une tentative de keynésianisme 2.0,
intégrant maladroitement new tech, management néolibéral et progressisme bourgeois,
afin de répondre aux multiples crises que nous connaissons (écologique,
sanitaire, économique et sociale). Le projet est donc un étrange mélange, très
hétérodoxe et contre nature, qui ne risque pas de convaincre grand monde,
au-delà des sphères déjà convaincues. La « révolution » que recommande Klaus
Schwab n’implique absolument pas de réinitialiser la dette (même si ce serait
fort souhaitable), ni d’organiser la décroissance ou de mettre en place des
mesures de redistribution vraiment efficaces, mais se cantonne surtout dans le
moralisme et dans une croyance mystique envers le développement technologique.
Notons qu’en dehors du prêchi-prêcha rhétorique, on constate néanmoins une
évolution vers la redistribution, ce qui n’est quand même pas rien ! La bêtise
conceptuelle que constituent le néolibéralisme et son penchant à l’austérité
semble perdre du terrain chez les penseurs du capitalisme. Ce qui est bien
logique puisque l’actuelle situation sanitaire et économique découle en bonne
partie de ces pratiques et que de telles mesures deviennent nécessaires pour
sauver le capitalisme de ses propres contradictions.
Le « Great Reset » comporte une multitude de propositions liberticides
et promeut une vision assez trouble de l’écologie. Mais pour autant, faut-il en
conclure que tout le projet est la résultante d’un plan organisé de longue date
et que la pandémie n’en est que le catalyseur ? La recherche d’un coupable est
un réflexe que l’on connait bien et en accuser ses meilleurs ennemis l’est
encore plus. Mais pour autant, faut-il ignorer les faits et intérêts en cours afin
de satisfaire ce qu’il faut bien appeler de la paresse intellectuelle ? Les
outils pour analyser sérieusement la situation existent et les faits sont là,
sous nos yeux. Alors, utilisons-les ! Les enjeux du moment sont beaucoup trop importants
pour se laisser contaminer par les obsessions de la réaction.
Benedikt Arden (décembre 2020)
[1] Le genre de progressisme qui soutient le développement de la haute
technologie et la libéralisation des mœurs. Il n'a rien de spécialement
socialiste, rassurez-vous.
[2] Les membres du CAC 40 s’en mettent aussi plein les poches depuis le début de la crise, mais par effet d’aubaine, puisque le gouvernement leur donne des millions sans contrepartie. Mais les grands capitalistes français seront fatalement les victimes de leur avarisme, puisqu’ils vampirisent l’État et le marché intérieur.