L’idée n’est pas neuve et celle-ci existe depuis le tout début de nos
systèmes électifs représentatifs, ceux que nous appelons un peu vite «
démocratie ». Tous les courants de pensée radicalement opposés au système en
place ont d’ailleurs leurs franges antiparlementaires et ceci autant à droite
qu’à gauche. C’est d’autant plus le cas pour la gauche, que l’un de ses
principaux courants de pensée (l’anarchisme) est ontologiquement opposé à toute
forme de pouvoir. C’est-à-dire que celui-ci est opposé au principe même
d’autorité politique, eut-elle pour fonction de changer l’ordre établi.
Cependant, ici, l’idée n’est pas de traiter des idéaux anarchistes, mais
bien de la tactique du boycott des élections et des institutions bourgeoises en
général. La gauche radicale s’est depuis toujours déchirée sur la question. Et
encore aujourd’hui, le bien-fondé de la question reste encore tout à fait
d’actualité, puisque plusieurs groupes politiques ont récemment appelé à
participer comme à boycotter les dernières élections européennes,
qui a d’ailleurs eu un d’abstention de près de 50% !
L’idée des partisans du boycott est bien sûr de ne pas se rendre
coupables de participer au système qu’ils combattent. Ce fut le cas, par
exemple, pour les « frexiters » du PRCF[1],
lors des dernières élections européennes, mais ce fut également le cas du parti
communiste révolutionnaire, lors des élections provinciales
québécoises d’octobre 2018. Même si d’innombrables cas équivalents peuvent être
retrouvés ici ou là, le modus operandi
est presque toujours le même, soit officiellement dénoncer le système par le
boycott et officieusement s’accaparer d’une façon ou d’une autre le score de
l’abstention comme d’une victoire électorale.
Pourtant, une chose est sûre, l’abstention est aussi vieille que les
élections elles-mêmes et jamais aucune d’entre elles ne s’est fait annuler pour
cause de manque de participation. Même des élections aussi ignorées que celles
des commissions scolaires, qui ont un taux de participation d’environ 5%
(c’est-à-dire une abstention d’environ 95%!), n’ont jamais été annulées pour
cette raison. Les organisateurs et les participants s’offusquent bien sûr du
manque de participation des citoyens, mais le message qui est généralement
perçu est surtout que les gens sont désintéressés à la chose publique et
développent du cynisme, mais jamais qu’ils s’opposent au système en place. Même
dans un pays rongé par une guerre de sécession, comme celle qui a lieu en ce
moment même en Ukraine, ne suffit pas à faire admettre aux dirigeants que
l’abstention puisse s’apparenter à un boycott. Et c’est bien normal, puisque
ceux qui dominent le système en place n’ont aucun intérêt à délégitimer un
système électif qui les favorise. Cela reviendrait à saper leur propre
légitimité « démocratique ».
Mais alors, pourquoi est-ce que des organisations d’extrême gauche continuent-elles
à faire du tapage autour d’un boycott qui n’a historiquement jamais porté de
fruits ? Après tout, si l’on ne souhaite pas participer aux élections, rien ne
nous y oblige. Il y a toute sorte d’autres moyens de faire de la politique,
même que certains diront que c’est justement hors des élections que la vraie
politique se pratique. En fait, la vraie question serait surtout de savoir
qu’elle est le rôle que l’on souhaite se donner dans tout ça, car le lobbying
social et écologique de bien des ONG a démontré qu’il est tout à fait possible
d’avoir un impact sur le monde sans gagner une quelconque élection.
Le dilemme de la participation ne vient donc pas des organisations de la
« société civile », mais bien des organisations révolutionnaires, puisque
celles-ci se donnent pour vocation de prendre les reines du pouvoir ou de le
détruire pour créer un autre ordre. Ils ne peuvent donc pas se contenter
d’influencer le pouvoir. Ils ont besoin d’éliminer complètement le pouvoir en
place pour mettre en pratique leurs idées. C’est dans cette optique que la
question de la participation aux élections se pose. Dans pareil cas, les données
du dilemme sont très simples. Soit on joue le jeu institutionnel, soit on entreprend
des actions clandestines en vue d’une prise de pouvoir illégale soit on tente
de faire les deux à la fois.
C’est en partie pour résoudre ce dilemme que Lénine écrivit le 7e
chapitre de « La maladie
infantile du communisme », dans lequel il répondait aux « gauchistes[2]
» allemands et hollandais qui souhaitaient boycotter les élections et les
institutions bourgeoises comme pratique révolutionnaire :
Si même ce n'était pas des
"millions" et des "légions" [comme le concède les communistes de « gauche»
NDLR], mais simplement une minorité assez
importante d'ouvriers industriels qui suivait les prêtres catholiques, et
d'ouvriers agricoles qui suivait les grands propriétaires fonciers (…), il en
résulterait déjà sans le moindre doute que le parlementarisme en Allemagne n'a
pas encore fait son temps politiquement, que la participation aux élections
parlementaires et aux luttes parlementaires est obligatoire pour le parti du
prolétariat révolutionnaire précisément afin d'éduquer les couches
retardataires de sa classe, précisément afin d'éveiller et d'éclairer la masse
villageoise inculte, opprimée et ignorante. Tant que vous n'avez pas la force
de dissoudre le parlement bourgeois et toutes les autres institutions
réactionnaires, vous êtes tenus de travailler dans ces institutions précisément
parce qu'il s'y trouve encore des ouvriers abrutis par la prêtraille et par
l'atmosphère étouffante des trous de province. (…)
Nous, bolcheviks, avons participé
aux parlements les plus contre-révolutionnaires, et l'expérience a montré que
cette participation avait été non seulement utile, mais même indispensable au
parti du prolétariat révolutionnaire, précisément après la première révolution
bourgeoise en Russie (1905), pour préparer la seconde révolution bourgeoise
(février 1917) et puis la révolution socialiste (octobre 1917). (…) Les
Hollandais et les "gauches" en général raisonnent ici en doctrinaires
de la révolution, qui n'ont jamais participé à une révolution véritable, ou qui
n'ont jamais médité l'histoire des révolutions, ou qui prennent naïvement la
"négation" subjective d'une institution réactionnaire pour sa
destruction effective par les forces conjuguées de divers facteurs objectifs.
Le moyen le plus sûr de discréditer une nouvelle idée politique (et pas seulement
politique) et de lui nuire, c'est de la défendre en la poussant à l'absurde.
Ce que Lénine présente ici comme une « idée poussée à l’absurde » est ce
besoin de boycotter par principe l’élection et l’institution combattue,
puisqu’elles offrent tout de même des opportunités au combat révolutionnaire
clandestin. Il faut simplement s’ajuster à la situation pour en tirer le
meilleur profit et ne pas être dogmatique. Ce sur quoi Lénine insiste est qu’il
peut être tout à fait juste de participer à toutes les élections, comme a
aucune. Il peut aussi être pertinent de donner des consignes de vote ou
d’appeler au vote blanc[3],
mais le boycott par principe des institutions qui touche les masses prouvent simplement
que leurs partisans ne font pas de politique, mais plutôt de l’idéologie.
Je précise qu’il en va de même pour les syndicats réformistes et leurs
manifestations, trop souvent boycottés par l’extrême gauche au nom de la «
radicalité ». Prêcher la pureté dans son coin et agir en dehors des masses
n’apporte rien de plus que la marginalisation et laisse le champ libre aux
organisations centristes, voire réactionnaires.
Je fais la nuance, car pour agir politiquement, il faut avoir une prise
sur le réel et la théorie marxiste précise bien que c’est dans le nombre que se
joue la force des faibles. Évidemment, on peut parfaitement être en désaccord
avec le marxisme et plutôt favoriser le réseautage et le complot au combat de
classes, mais dans tous les cas, le boycott des institutions comme action
proactive ne présente aucun intérêt.
Les systèmes électoraux ainsi que les institutions sont effectivement
biaisés, puisque façonnés par ceux qui en tirent profit, mais l’intérêt pour
les révolutionnaires ne devrait pas être de nuire à la gauche radicale quand
elle participe aux élections. D’un point de vue purement théorique, le choix de
la politique du pire pourrait se justifier par un résonnement dialectique[4],
mais comme le dirait Frédéric Lordon, la politique du pire peut se révéler du provisoire
qui dure ! Il est donc très hasardeux de valoriser la victoire de nos
adversaires pour favoriser la radicalisation de l’opposition, puisque
l’Histoire a démontré mainte fois que l’hégémonie favorise d’abord et avant
tout l’hégémonie! Le matérialisme
dialectique, ou plus précisément « le passage du quantitatif au
qualitatif », ne doit pas être compris comme une mécanique de science
naturelle, mais comme une tendance de long terme. C’est pourquoi l’espoir et
les petites victoires participent aussi à la montée des mouvements radicaux.
Les années soixante l’ont d’ailleurs largement démontré, avec cette émergence
protéiforme de contestations, qui ont caractérisé cette époque.
En fait, tout est question de contexte et de dosage. Il n’y a pas de
recette magique, si ce n’est une bonne capacité à analyser les rapports de
force et les causalités de nos gestes. Parfois, la gauche institutionnelle peut
être le pire ennemi du progressisme, quand celle-ci usurpe l’étiquette de «
gauche », comme pour le parti socialiste (voir parfois les macronistes) en
France, le parti démocrate aux États-Unis ou le nouveau parti démocratique et
le parti libéral au Canada. Dans pareille cas, le vote dit « utile » est
absurde, puisque ces partis pourront opérés des politiques de droite, avec
l’assentiment des syndicats et de leur électorat, ce qui rendra encore plus
difficile de résister à leurs politiques. Néanmoins, les partis qui comportent
encore un personnel combattant et minimalement désintéressé, même si
social-démocrate et modéré, peuvent s’avérer pertinents à soutenir.
Il faut tout de même maintenir du recul vis-à-vis de la partisanerie,
car des trahisons, comme celle de SYRIZA en Grèce, sont toujours à risque de
survenir. Dans pareil cas, la leçon a tirée n’est pas le boycott des
institutions, mais plutôt celui des traitres.
Rappelons ce qu’écrivait Lénine « tant que vous n'avez pas la force de dissoudre
le parlement bourgeois et toutes les autres institutions réactionnaires, vous
êtes tenus de travailler dans ces institutions », car elles font partie de la réalité. Une
réalité à combattre, n’en reste pas moins une réalité et vivre dans le déni de
cette réalité, c’est abandonner le monde que l’on souhaite changer !
Benedikt Arden, juin 2019
[3] Notamment pour des cas
comme le deuxième tour de la présidentielle de 2017, entre Lepen et Macron.
[4] Au sens où la
souffrance des victimes de l’État en place, amplifie l’appui à la révolution
souhaitée.