Les élections européennes étant maintenant derrière nous, il nous est
enfin possible d’en faire le bilan. Je ne vais pas rappeler dans le détail l’ensemble
des résultats de la soirée du 26 mai (ceux-ci
sont disponibles ici), mais je vais quand même en rappeler
l’essentiel.
En tête, le Rassemblement national (RN), avec 23,33%. Vient ensuite La République
en marche! (LREM), avec 22,41%. En troisième place, Europe Écologie Les Verts
(EELV) avec 13,48%. En 4e position, Les républicains (LR), avec
8,48%. Viennent ensuite La France insoumise (FI) avec 6,31% et le Parti
socialiste (PS) avec 6,19%.
En résumé, le parti présidentiel rate son pari de « faire barrage » à
l’extrême droite et passe deuxième. Ensuite, net montée de EELV et grosse
défaite pour les Républicains et la FI. Comme je le mentionnais dans mon 1er
article sur ces élections, les résultats n’ont pas tellement
d’importance, puisque les députés européens n’ont a peu près pas de pouvoirs politiques[1].
Si ce n’est de bloquer les traités de libre-échange et autres avancés néolibérales,
s’ils sont suffisamment nombreux bien sûr. Ce qui n’aurait (notons-le) pas été
le cas, même avec une FI en tête.
Les députés n’ont donc absolument pas « le pouvoir de diriger l’Europe
», comme l’a si franchement exprimé l’ancien
président français, Valéry Giscard d’Estaing. Les élections
européennes sont donc beaucoup plus un sondage grandeur nature, qu’autre chose.
Cela étant dit, ce « sondage » comporte néanmoins un grand intérêt pour
anticiper les stratégies futures qui auront lieu lors des prochains scrutins
nationaux, qui eux comptent beaucoup plus.
Pour ce qui est de ces stratégies, les résultats de ces élections risquent
de peser assez lourd, puisque contrairement à ce qu’on pourrait le croire, le
parti présidentiel ne sort pas vraiment perdant de ces élections, même s’il avait
probablement préféré arriver devant le RN. Comme vous le savez, les élections
européennes se font au scrutin proportionnel à un tour, c’est pourquoi le mot
d’ordre de « faire barrage au RN » était ridicule dans les circonstances. Cependant, la nouvelle dichotomie entre «
progressiste VS populiste », voulue par LREM et confirmée dans les votes,
s’interprète différemment dans les élections à deux tours, car le RN reste
encore le parti le plus détesté de France, même s’il est aussi visiblement le 1er
! C’est pour cette raison que le parti présidentiel a tout intérêt (enfin, à
court terme) à ce que sa principale opposition soit l’extrême droite, plutôt
que la gauche.
Tant que l’électorat de gauche restera suffisamment divisé, le parti
présidentiel pourra compter sur un réservoir de voix suffisant pour se
maintenir au pouvoir et ceci, peu importe la violence sociale de ses
politiques. En réalité, le système politique français est ainsi fait que le RN
doit à lui seul obtenir un score de plus de 50% pour arriver au pouvoir. Mais
justement, il est bien possible que la violence politique du parti présidentiel
devienne telle que le RN finisse par défoncer ce fameux plafond de verre, même
si ce n’est pas encore demain la veille.
Cela est peut-être dur à encaisser pour la gauche radicale, mais le RN
est aussi le parti politique le plus populaire chez les
pauvres et les
ouvriers. À l’inverse, LREM est le parti le plus populaire chez les
retraités, les cadres et (surtout) les plus riches! Le clivage actuel est donc
incontestablement un clivage de classes, même si les initiés savent
pertinemment que le RN est encore moins « sociale » que le PS[2].
Il est donc particulièrement urgent de combattre le RN sur cette base et non
pas sur le vieil antifascisme défraichi que les macronistes usent et abusent
depuis le début, dans leur communication. La meilleure façon de faire une
politique de droite est encore de la prétendre de « gauche », mais encore
faut-il que cette politique s’oppose à une droite plus dure du point de vue
identitaire pour que le stratagème fonctionne, ce que le RN incarne à merveille.
Pour en revenir avec l’analyse du vote, je prétendais dans mon article
d’avant campagne que la tendance actuelle irait au détriment du parti « Les
Républicains », puisque le RN visait cet électorat. Une enquête
postélectorale de l’institut IPSOS nous révèle qu’il en fut ainsi
pour 18% de l’ancien électorat LR, ce qui était prévisible. Cependant, la
raison qui explique le mieux l’effondrement du parti de droite[3]
reste un incroyable report de ses voix vers la liste macroniste (27%). Il
s’agit incontestablement de son électorat retraité et centriste comme l’enquête
le révèle, tandis que son aile identitaire et xénophobe s’est donnée corps et
âme au RN. En somme, c’est 45% de voix en moins pour l’ancien parti de Sarkozy
et de Chirac, ce qui le mène à la marginalité.
Pour ce qui est du score de EELV, lui aussi s’explique facilement. Si
nous nous référons bien à l’étude citée plus haut, le score proviendrait pour
une bonne part d’un report de voix issue du PS (24%) ainsi que de l’aile «
gauche » de LREM (14%). Celles probablement déçues par sa politique anti
écologique. Politique justement incarnée par la démission de Nicolas Hulot. En
fait, c’est la politique du président qui explique en grande partie ces
résultats, car sa politique de répression contre les « gilets jaunes » et ses
réformes néolibérales ont drainé vers lui une bonne part de l’électorat de
droite et on fait fuir une partie de son aile gauche au profit de EELV[4].
Ce dernier étant aussi volontaire sur la question de l’Union européenne que
LREM, il est assez facile d’apercevoir les passerelles entre ces partis,
d’autant plus que son représentant ne présente pas vraiment son parti comme de
gauche, puisqu’il adopte, lui aussi, une rhétorique « ni
gauche ni droite ». Comme le RN et LREM en fin de compte …
Pour ce qui est de la France insoumise, la défaite est au moins aussi grande
que celle de la droite. Cela était prévisible, mais elle l’a été bien plus que
prévu. À mon avis, la défaite est à lier à plusieurs facteurs, dont le
changement de stratégie reste le plus évident. Le souhait plus ou moins
officiel de prendre le monopole à gauche est à l’origine d’une communication
beaucoup trop axée sur l’électorat PS/EELV, qui s’est avéré un échec complet.
Non seulement cet électorat n’a pas rejoint la FI, mais elle lui a également
fait perdre une partie de son électorat souverainiste au profit de l’abstention
et du RN … Ce qui est à l’origine du score de Jean-Luc Mélenchon (JLM) à la
présidentielle était le « populisme de gauche » à la PODEMOS, voire à la Chavez,
avec un fort accent souverainiste et eurosceptique. Flatter l’électorat
eurobéats me semble donc la principale erreur.
Ensuite, je noterai quelques autres points qui ont aussi fortement pesé
sur la défaite de la FI. En premier lieu, la liste concurrente du parti
communiste français (PCF) qui lui a fait plus ou moins directement perdre 2,4%.
Rappelons que le score du Front de gauche aux élections européennes de 2014 (6,61%)
incluait le PCF. Ensuite, est-il utile de rappeler toute la répression
politique qu’a subi la FI ? Sans compter les polémiques
idiotes sur le cas de JLM ainsi que la mauvaise gestion des conflits
internes, sans compter les défections de plusieurs représentants
de leur aile souverainiste.
En dernier lieu, notons que l’abstention, qui a surtout touché les
plus jeunes, a principalement touché la France insoumise. Selon l’IPSOS,
l’électorat principal de JLM lors de l’élection présidentielle de 2017 était
les jeunes de 18-24 ans, qui ont votés FI à 30% ainsi que les chômeurs, qui
sont à 31%. Selon notre étude sociologique des élections européennes, 53%
des abstentionnistes sont des chômeurs et 61%
sont dans la catégorie des 18-24 ans. La preuve n’est pas hors de
tout doute, mais gageons qu’une bonne partie des électeurs de la FI se sont
abstenus. Ceci, d’autant plus que certains groupes, qui ont soutenu la
candidature de JLM en 2017, ont appelé au boycottage de l’élection afin de ne
pas « valider l’institution » !
À ce sujet (le boycottage), notons que le résultat concret de ceux qui
pensaient porter la «
lutte des classes » et la sortie de l’UE à son paroxysme par « l’abstention
citoyenne » ont au moins indirectement participé à la victoire du RN et de Macron,
ainsi qu’au sabotage de leur principale opposition progressiste … Enfin, la « politique
du boycott » à ses raisons que la raison ignore ! Et pour les plus « léninistes
» d’entre eux, je les référerais à ce qu’en écrivait justement
Lénine en son temps (et qui est encore tout à fait valable
aujourd’hui).
En conclusion, je crois qu’il est pertinent comme jamais que la France
insoumise renoue avec sa stratégie de 2017. Si une leçon peut être tirée de ces
élections, c’est bien l’inefficacité de l’union des gauches, puisqu’une bonne
partie d’entre elles reste perdue dans leur rêve
européiste. L’expérience le démontre, cette « gauche » se vendra à
droite plutôt que d’accepter la réalité de l’UE, alors il est inutile de
changer sa communication et son programme pour elle. Le programme de la FI
était le plus révolutionnaire des programmes envisageables à court terme. Pour
mettre en place ce programme, il faut certes sortir des traités européens, mais
sans faire croire pour autant que cette sortie soit autre chose qu’une sortie
l’Union européenne tout court, puisque la substance de l’UE est justement
ces traités. Comme sortir de n’importe quels traités de
libre-échange implique nécessairement de sortir de l’institution qui la gère.
J’espère que la France insoumise saura relever le défi, car, de son exemple,
impliquera beaucoup dans les autres pays. Mêmes pour ceux qui vivent et luttent
hors d’Europe, comme chez nous au Québec.
Salut internationaliste à mes ami(e)s français et bonne chance !
Benedikt Arden (fin mai
2019)
[2] Ironiquement, le parti
socialiste a été lourdement sanctionné par ce même électorat et pour la même
raison.
[3] Rappelons que ce parti
avait relativement survécu au désastre des législatives, contrairement au PS.