L’actualité médiatique est vraiment friande de polémiques sociétales[1] et celle-ci se prive
rarement de les monter en épingle de manières excessives. Après tout, la santé financière des médias
les y oblige, alors il n’y a pas de quoi s’en surprendre.
Si certaines de ces polémiques proviennent de la droite (surtout celles
qui concernent l’islam et l’immigration), il faut bien avouer qu’une bonne part
d’entre elles proviennent aussi de la gauche. Quand je dis
« gauche », je ne parle évidemment pas de ces vieilles gauches
socialistes, qui se tiennent généralement dans le domaine du concret, mais bien
d’une « gauche » bien spéciale. Celle qui n’a pas de nom à proprement
parler, mais qui s’est construite sur les doctrines sociologiques qui
gravissent autour du postmodernisme et du poststructuralisme. Celles dont la doctrine était jadis appelée «
french theory » par les Américains et qui alimentent
aujourd’hui ceux que l’on appelle les « justiciers sociaux »[2]. Celle qui se préoccupe
surtout de changer les mœurs et les pratiques sociales via la déconstruction
des stéréotypes.
Comme mentionné, ces militants et ces militantes focalisent leur
attention sur des causes qui touchent moins l’économie et la politique que les
comportements individuels. Ce qui fait que leurs critiques n’apportent que peu
de solutions politiques aux causes qu’ils épousent, puisque touchant les
comportements individuels. Mais, dans leur longue liste d’éléments
d’indignations, le concept qui me semble le plus contestable reste sans doute
le cas de « l’appropriation culturelle ». Non pas que ce concept soit
intrinsèquement mauvais, mais bien parce qu’il est rare que le concept soit
utilisé dans toute sa rigueur.
Il existe bien des cas où des éléments culturels peuvent être «
appropriés », mais, en prenant un peu de recul sur les dernières polémiques
touchant la question, on remarque qu’elles se sont surtout retournées contre
des gens qui apprécient tout simplement les cultures étrangères. Mais ce qui
est encore plus contestable n’est pas là. Le problème se situe dans
l’argumentaire utilisé, puisqu’il repose souvent sur un relativisme culturel
qui frôle lui-même avec le racisme.
L’archétype médiatique du moment est bien sûr le spectaculaire cas de
cet artiste
expulsé d’une soirée
d’humour engagé par ses paires en raison de sa coiffe en « dreadlocks ». Cette
coiffe fut interprétée comme de l’appropriation culturelle, puisque celle-ci
serait issue de la « culture noire ». Évidemment, la droite s’est emparée de
cet événement particulièrement caricatural pour provoquer une polémique assez
facile contre l’ensemble de la gauche. Il faut dire que la droite se fait la
championne des « libertés publiques » depuis l’époque de la guerre froide,
alors il n’y a pas de quoi se surprendre de la supercherie.
Je ne crois pas devoir aller très loin pour démontrer le non-sens et les
contradictions de cette théorie pour ce qui traite de l’antiracisme, mais je
crois qu’il est tout de même important de réviser les bases de ce qu’est
l’antiracisme. Ceci, parce que les adeptes de ce concept génèrent beaucoup de
confusion dans le débat public, sans compter qu’ils font la part belle aux
institutions étatiques qui souhaite « ethniciser », c’est-à-dire
dépolitiser ce même débat public.
En premier lieu, je crois qu’il est malheureusement encore nécessaire de
rappeler qu’il n’existe pas de « race » à proprement parler. L’homo sapiens est la
seule race d’humain jusqu’à preuve du contraire. Ce qui existe ce sont des
traits héréditaires qui ont pour origines les conditions de vie des humains de
l’époque de la sélection naturelle. Comme plusieurs lignées héréditaires (les
fratries) partageaient les mêmes conditions de vie et les mêmes lieux, il est
normal que celles-ci comportent des traits similaires (ce que l’on appelle
l’ethnie). Malgré tout, ces fratries restent biologiquement distinctes, même si
elles partagent des traits communs. Ce que nous appelons « l’ethnie » n’est en
définitive qu’un classement des particularités les plus visibles du corps,
notamment la couleur
de la peau, héritées de
cette époque. De ce point de vue, les « noirs » forment une catégorie aussi
hétéroclite que les « blancs ». Le concept n’apporte, en définitive, rien
d’autre qu’un classement flou des fratries qui ont des origines plus ou moins
situées dans le monde.
Cependant, en sociologie, il nous est possible d’interpréter le concept
sur une base qui ne relève pas de la biologie, puisque les humains sont des
animaux sociaux et ont une tendance naturelle à reproduire la « tribu » afin de
construire un « nous » et un « eux ». Et bien sûr, les traits faciaux et la
couleur de la peau seront surreprésentés pour des raisons pratiques. C’est
pourquoi bien des sociétés se sont rabattues sur cet aspect pour définir leur
identité. C’est un peu la base du racisme classique, puisque la construction de
cette identité se faisait au détriment des citoyens qui n’ont pas les mêmes
teintes de peaux.
Le racisme est donc une interprétation sociale du corps, qui souhaite
inconsciemment élargir la notion de fratrie au niveau de la nation. Notons que
certaines constructions identitaires ont aussi été faites sur la base de la
religion ou autres, mais comme l’histoire de la constitution des nations est un
domaine de recherche très vaste et qu’il est aujourd’hui communément admis que
la pratique du racisme est condamnable, disons que la saine gestion de
l’identité de nos sociétés doit être associée à la seule citoyenneté. Autrement
dit, par l’appartenance au corps politique et en sa participation. Toutefois,
le racisme classique est encore présent et ne sera jamais vraiment éliminé tant
que la notion de « race » sera maintenue dans les discours et les
institutions.
Ces bases étant maintenant révisées, revenons sur le concept « d’appropriation
culturelle ». De quoi parlons-nous au juste? Il s’agit, pour le coup, de
l’action de dérober un élément culturel d’un peuple dominé par un peuple
dominant. Cela à l’air fort simple comme ça, mais déjà, ici il y a difficulté
dans la définition, car « culture » et « peuple » ne vont pas de
pair, comme nous l’avons vu. Enfin, si nous nous en tenons à la définition
politique de la citoyenneté. Bref, passons encore, puisque les polémiques
touchent le plus souvent des éléments culturels très particuliers, comme pour
les coiffes
amérindiennes. Dans
tous les cas, on peut facilement comprendre que l’appropriation culturelle
s’apparente à un détournement d’éléments culturels aux profits d’un autre
peuple via une domination politique. Mais cette fois encore il y a difficultés,
puisque la seule façon de distinguer « métissage » et « appropriation » doit
nécessairement passer par l’interdiction de l’usage aux « anciens propriétaires
» ou, du moins, d’en modifier l’origine afin d’en aliéner la paternité aux
ayants droit.
Cependant, parler des « dreadlocks » comme d’une propriété des « noirs »
est en soi un amalgame, puisque cette coiffe ne se limite pas aux seuls adeptes
du mouvement rastafari, mais fût également adoptée par un ensemble de
peuples aux couleurs de peaux bien différentes dans l’Histoire. Ce qui inclut aussi des peuples blancs. De
plus, nous parlons ici d’une coiffe qui est d’usage chez les gens de gauche
depuis des décennies et qui n’a jamais été autre chose qu’un hommage plus ou
moins direct à la culture rastafari. Nous sommes donc dans un cas de métissage
culturel bien banal et non pas d’appropriation. D’ailleurs, celle-ci comporte,
comme bien d’autres, des valeurs universelles qui peuvent se partager avec le
monde entier comme la résistance à l’oppression, la défiance envers le pouvoir
d’État, la lutte anticoloniale, l’alimentation végane, etc. Autrement dit, les
valeurs anarchistes!
De plus, il est tout à fait singulier de prétendre, comme le font les
défenseur(e)s de cette expulsion, que les « blancs » ne pourraient pas
comprendre la discrimination, puisque membre de la « communauté blanche » ?! Le
port des dreadlocks impliquerait donc une espèce d’indignité, voire un manque
de respect envers les souffrances de la communauté noire? Il est pourtant
évident que le fait même de porter des dreadlocks est en soi une source de
discrimination pour celui qui les portes. Ce qui enseigne, par l’expérience,
les peines et les préjudices que subissent les communautés racisées.
En somme, les justiciers sociaux autoproclamés semblent vouloir
interdire aux « blancs » l’usage d’une coiffe qui est non seulement un symbole
de progressisme, mais, qui plus est, donne les moyens de faire l’expérience de
la discrimination. Ce qui normalement devrait aller dans le sens de l’empathie
pour les victimes du racisme. Et tout cela au nom de la protection d’une coiffe
qui n’appartient pas uniquement au mouvement rastafari.
On nage ici en pleine et profonde confusion… c’est le moins qu’on puisse
dire! Mais d’où vient cette idée étrange qui voudrait que la culture doive
s’arrimer à une couleur de peau ? Surtout de la part des adeptes du postmodernisme
qui nous ont habitués à la déconstruction des stéréotypes, même dans les cas
les plus improbables.
La réponse à cette question provient du relativisme culturel issu du
poststructuralisme. En réalité, leurs théories ne sont pas toutes
si bêtes. Il y a bien des notions à aller chercher dans cette doctrine.
Seulement, les interprétations les plus radicales[3] et l’interprétation plus
ou moins vulgaire de ses adeptes ont engendré une dérive qui contredit parfois
les bases théoriques de l’antiracisme.
Ce qu’il faut comprendre, c’est que pour ces gens les « races » existent
bel et bien et sont des données objectives qui ne se limitent pas à de simples
préjugés issus des racistes eux-mêmes. Non. Selon eux, il est possible d’être
idéologiquement antiraciste (comme notre humoriste), mais d’agir de manière
raciste sans le savoir (notamment par le fait de porter des dreadlocks). C’est
la base théorique de ce qu’on appelle aujourd’hui le « racisme systémique »[4]. C’est ce qui explique qu’un « homme blanc »,
même si de gauche et peut-être lui-même adepte de cette idéologie de
déconstruction, peut être discriminé aussi ostensiblement sur la seule base de
sa couleur de peau. Et cela au nom même de l’antiracisme!
C’est bien parce que ce courant de pensée considère que les « races »
sont une réalité objective qu’ils prétendent que les « blancs » ne peuvent
adopter des apports culturels des autres « races ». Pas parce qu’ils
souhaiteraient que les « blancs » s’en tiennent aux « traditions culturelles
blanches », comme c’est le cas pour les racistes ordinaires. Non. Mais bien
parce que les « blancs » sont, d’après eux, collectivement coupables des crimes
passés et présents et doivent donc collectivement se faire pardonner ces
crimes. Les premiers à faire pénitence seront tous naturellement les « blancs »
de gauche, pour des raisons de proximités avec les groupes qui soutiennent
cette théorie, mais surtout parce qu’ils ont mauvaise conscience. Ce qui,
notons-le, n’est pas le cas de la droite en général et des racistes en particulier.
Comme vous le voyez, il s’agit d’un raisonnement qui peut difficilement
s’accorder avec les principes de l’antiracisme, puisqu’il justifie le concept
de race dans son application. Ironiquement, leur thèse s’apparente beaucoup à
celles de l’ethnodifférentialisme (le racisme théorique), puisque pour eux les
« races » existent et ont des implications concrètes sur les individus. Comme
ces « races » ont historiquement des torts à expier ou des injustices à
réparer, ceux-ci en déduisent logiquement que les individus appartenant à ces «
races » n’ont pas tous les mêmes droits. Toutes les qualités individuelles des
gens sont ainsi évacuées pour les replacer dans des entités identitaires
arbitraires, qui ont des statuts moraux inégaux. Le « blanc » se trouve
évidemment dans la catégorie la plus basse puisque coupable du colonialisme et
du racisme. C’est pourquoi ces derniers doivent se faire pardonner leur couleur
de peau par des gestes proactifs. Toutefois, il n’y a (par chance) pas d’autres
catégories « raciales » hiérarchisé dans leurs catégories. Cependant, il existe
d’autres paramètres de discrimination morale soit en celui du sexe et de
l’orientation sexuelle. C’est d’ailleurs sur cette base que c’est formé le
concept « d’intersectionnalité des luttes ».
Il est du reste pertinent dans ce propos de souligner que «
l’intersectionnalité des luttes » n’est pas une doctrine cohérente et
universelle qui viserait à coordonner l’ensemble des luttes contre les diverses
discriminations, à l’instar du socialisme. Non, celle-ci n’est qu’une bête
hiérarchisation des trois éléments classiques de discrimination mentionnés
ci-dessus et permettant de choisir la position à prendre lorsqu’elles se
contredisent. Pourtant, les discriminations sont plurielles et sont loin de ne toucher
que ces trois catégories. Celles-ci touchent tout le monde et sont en relation
directe avec le caractère et les capacités des gens. Ce qui fait qu’une grande
quantité de discriminations sont aussi le fait de « blancs » envers d’autres «
blancs », voire de certaines personnes racisées ou de femmes des classes
supérieures. On l’oublie trop souvent, mais les sobriquets dégradants qui
touchent les gens sur la base de leur basse éducation, de leur accent de région
ou de leurs origines rurales sont omniprésents dans les centres-villes, mais sans
faire grands scandales, malgré qui s’agisse bien d’une infériorisation tout à
fait condamnable au même titre que les autres.
Comme je viens de l’exposer, le concept « d’appropriation
culturelle » est problématique parce qu’il s’appuie sur l’existence des
« races ». Pourtant, la négation du concept de « race » aurait été
une occasion parfaite de mettre en pratique la déconstruction de stéréotype.
Pourtant, les défenseur(e)s de cette idée s’en sont bien gardés. Mais pourquoi?
Je ne suis pas en mesure de sonder les consciences, mais je crois que cela est
lié au concept « d’intersectionnalité ». Comme je l’ai expliqué,
l’intersectionnalité n’est pas une doctrine universelle, mais bien une hiérarchisation
des causes afin de trancher quand celles-ci se contredisent. Comme il y a ici
une contradiction évidente, entre la déconstruction théorique des
« races » et les revendications identitaires des communautés racisées,
ces derniers semblent avoir opté pour le soutien à ces revendications et ont
exceptionnellement mis de côté leur volonté de déconstruire afin de rester «
cohérent ». Cela expliquerait également pourquoi les tenants de
l’appropriation culturelle sont désormais à ce point isolé à gauche.
Ironiquement, leur réaction habituelle est de se radicaliser davantage, ce qui
les isole encore plus, mais donne du coup énormément d’occasions à la droite de
ridiculiser les causes sociétales aux yeux du grand public.
Finalement, le vrai problème n’est pas tant dans les dérives de ce
mouvement, puisqu’il se discrédite lui-même. Non, ce qui est grave c’est son
effet sur les masses, car, non seulement il justifie la notion de
« races » (au grand bonheur des vrais racistes), mais il discrédite
l’ensemble des forces sociales en alimentant des concepts aussi débiles qu’est
le « marxisme culturel » et les théories du « grand
remplacement ». Ce
qui a pour effet de pousser les masses pauvres et non racisées dans les bras de
la droite et de l’extrême droite, puisque justifiant leurs craintes
identitaires.
En définitive, soutenir les revendications identitaires des minorités
culturelles c’est bien, mais pas aux prix de la lutte sociale! Le petit peuple
n’a pas à être inutilement mis en accusation de racisme sous prétexte des
crimes commis par d'autres. Pour combattre le racisme, il faut déconstruire le
mythe de la race et il faut cultiver la notion d’égalité des droits dans tous
les aspects de la vie. L’identité collective est la condition de la démocratie,
puisqu’elle implique que la position de majorité de ses membres soit au
pouvoir. Cela ne signifie nullement que les minorités politiques n'ont plus de
droits, bien au contraire. Toutefois, cela implique que la minorité fasse
communauté avec la majorité, autrement il n'y a pas de démocratie possible.
Pour cela, il nous faut absolument passer outre ces divisions « raciales »
et culturelles afin que toutes les cultures s’assimilent mutuellement pour ne
faire qu'un. Ce n’est pas demain la veille, je le sais, mais cela doit rester
notre horizon politique.
Benedikt Arden (février 2019)
[1] Les débats de société qui tournent autour des
relations humaines, mais qui ne traitent pas directement des rapports sociaux.
Les rapports économiques seront, quant à eux, qualifiés de « sociaux ».
[2] Social
justice warrior en anglais ou
SJW.
[3] Notamment quand il s’attaque directement au rationalisme.
[4] Je précise que le racisme systémique dont il
est ici question n’a rien à voir avec le racisme d’État.