lundi 11 février 2019

Géopolitique & guerre des classes


Le 23 janvier 2019, un illustre inconnu nommé Juan Guaidó s’autoproclamait président de la république vénézuélienne devant une foule composée de ses partisans. Simple provocation? Il semble que non, puisque le trublion reçut la reconnaissance quasi immédiate des États-Unis, du Brésil, de la Colombie, du Pérou et (bien sûr) de notre très « démocratique » Canada !

Les coups de force de l’opposition de droite sont monnaie courante au Venezuela depuis la première élection d’Hugo Chavez en 1998. Mais cette fois, la menace d’invasion militaire américaine semble d’autant plus probable que la guerre (pour le contrôle des hydrocarbures) semble se stabiliser en Syrie. Ce qui rend la situation d’autant plus urgente que bien rares sont ceux qui soutiennent la simple légalité internationale… Alors pour ce qui est des soutiens internationaux de la révolution bolivarienne… Néanmoins, certain(e)s irréductibles, d’ici ou d’ailleurs, se mouillent pour que les acquis sociaux du chavisme ne soient pas réduits à néant, puisque la reconnaissance internationale si soudaine de ce despote au petit pied n’est pas sans lien avec sa volonté de privatiser la compagnie pétrolière nationale (PDVSA).

Les conflits internes des pays sont toujours surdéterminés par les grands acteurs internationaux et rares sont les guerres qui ont de vraies causes éthiques. Disons qu’ici nous avons le summum du mauvais goût en termes de manipulation médiatique, puisque l’on inverse systématiquement les rôles dans cette histoire. Le « dictateur » a bel et bien été élu par des élections transparentes et reconnues par l’ensemble des observateurs internationaux présents et le « démocrate légitime » s’est autoproclamé président sans l’ombre d’une procédure légale. De plus, on met tous les problèmes vénézuéliens sur le dos de Maduro et de l’ex-président Chavez, sans jamais tenir compte des sanctions internationales, de la baisse du prix du pétrole et du sabotage de l’opposition. On les accuse même d’être à l’origine des problèmes qui précèdent l’arrivée de Chavez au pouvoir (notamment la violence et la corruption) et qui n’étaient vraiment pas mieux à l’époque peu béni de l’austérité néolibérale de Rafael Caldera.

En fait, le grand concert de propagande médiatique d’avant-guerre est bel et bien enclenché dans nos pays. Tous les rats sortent du navire et les motions et résolutions impérialistes apparaissent de partout. Combien de soi-disant démocrates, le cœur sur la main et les larmes aux yeux, nous parlent de cette « pauvre opposition de droite persécutée » par ces « hordes de partageux enragés » ! Pourtant, cette opposition est bien celle qui a gouverné le pays sans partage pendant 40 ans et laissa mourir de faim l’immense majorité du peuple vénézuélien lors de cette période et gageons qu’elle ne risque pas de faire beaucoup mieux, maintenant qu’elle est soutenue par des brutes comme Trump et Bolsonaro !

Notons d'ailleurs, pour compléter le tableau, que cette opposition est l’une des plus mauvaises perdantes qu’il nous est possible d’imaginer, puisqu’elle se fait pratiquement toujours battre aux élections, mais n’accepte jamais le résultat des urnes, sauf bien sûr quand elle les gagne (comme les législatives de 2015) ! Ce qui fait que cette opposition, qualifiée de « démocrate » dans nos médias, a utilisé toutes les manœuvres possibles et imaginables pour renverser les résultats des urnes. Ceci allant de la simple manif, au coup d’État, en passant par des insurrections armées.

Mais pourquoi une telle hargne envers les résultats d’une démocratie qu’ils se targuent pourtant de vouloir défendre ?

La réponse se trouve dans l’histoire du Venezuela, mais surtout dans l’ordre politique qui suivit la dernière des nombreuses dictatures qu’a connue le pays. Cet ordre, appelé « Pacte de Puntofijo », était un compromis entre les diverses forces du pays qui s’accordaient sur le partage du « gâteau » de la rente pétrolière, mais en jouant le jeu du bipartisme parlementaire. Le résultat de ces décennies fut à l’image de ce qui se passe présentement chez nous, soit une longue séquence de promesses trahies et d’austérité néolibérale qui devait déboucher sur l’implosion du système bipartiste en 1994 et à la victoire de Chavez en 1998. 

Comme je viens de le mentionner, l’époque du Pacte de Puntofijo était moins une démocratie qu’une oligarchie, qui utilisait l’argent de la compagnie pétrolière nationale (PDVSA) pour alimenter tout un réseau de privilège qui allait des chefs syndicaux de la CTV, au personnel politique des grands partis, en passant par la bourgeoisie nationale affiliée. La société vénézuélienne de cette époque était donc particulièrement inégalitaire et hypocrite, car une grande majorité de la population (notamment les autochtones et les noirs) était totalement laissée pour compte. L’économie étant basée sur le pétrole et sur certaines productions agricoles, le pays a toujours été susceptible de déstabilisation par les aléas de l’offre et la demande mondiale. Comme beaucoup de pays semi-coloniaux, le Venezuela n’avait et n’a toujours pas d’industrie et de marché intérieur capable de stabiliser l’économie sans la participation aux marchés internationaux. Ce qui a toujours été un problème pour la Révolution bolivarienne.

Lors de l’arrivée de Chavez en 1998, bien des observateurs de la politique vénézuélienne croyaient qu’il s’agissait d’un aventurier qui pouvait être maté par la menace et la corruption. N’oublions pas qu’il y avait un extrême à sa gauche et que la première mesure importante qu’il fit toucha surtout la représentation démocratique avec la constituante de 1999, même si quelques réformes économiques ont également eu lieu dans ce mandat. En fait, le gros des réformes sociales du chavisme sera surtout mis en place lors de son second mandat. Ces politiques sociales, ne nous mentons pas, n’étaient pas tant des mesures socialistes qu’un transfert de la rente pétrolière vers les plus déshérités. Transfert de rente qui prit la forme des « missions ». D’autres projets plus ambitieux furent tentés, comme la généralisation des coopératives, mais la révolution bolivarienne fut toujours plus ou moins aux prises avec les contraintes économiques extérieures ainsi que les coups de force et le sabotage de l’opposition. Ce qui a fait que la politique de court terme fût la règle des années Chavez et explique en grande partie les échecs du « socialisme du XXIe siècle ». 
      
Néanmoins, le bilan n’est pas si noir que cela et la grande masse de la population vénézuélienne (même celle qui n’apprécie pas beaucoup Maduro) n’a aucunement envie de revenir sur les acquis sociaux et le développement économique des années Chavez, pour revenir à l’époque de l’anticommunisme et des guérillas. Je mentionne cette époque, car c’est bien ce qui risque d’arriver. Surtout si une intervention militaire étrangère devait survenir. Le régime de Bogota voisin, celui qui fait tant rêver les réactionnaires du monde entier, n’est-il pas responsable du conflit armé le plus long du dernier siècle ? C’est ce qui arrive quand on assassine systématiquement l’opposition de gauche et qu’on piétine le peuple avec le sérum de cheval du FMI. C’est pourtant ce que souhaite cette opposition vénézuélienne, tous plus ou moins prompts au fascisme, même si d’étiquette « sociale-démocrate ».

Alors aujourd’hui, que faire? Quoi qu’il ne soit pas question de mettre Maduro sur un piédestal ou de prétendre qu’il n’y a aucun problème qui soit issu des décisions politiques PSUV. Il reste néanmoins nécessaire de dénoncer les sanctions économiques, la désinformation médiatique et l’ingérence que font nos pays, car une intervention armée ne peut qu’engendrer une guerre civile comparable à celles qu’ont connues la Syrie et la Libye. Le peuple vénézuélien est beaucoup plus mature que la propagande médiatique le laisse croire et celui-ci saura remplacer Maduro le moment venu. Il est d’ailleurs tout à fait plausible que Maduro passe la main de lui-même, mais, pour cela puisse être possible, un minimum de stabilité est nécessaire. Dans ce contexte, une intervention étrangère ne peut que durcir le pouvoir en place par nécessité de survie.

L’équilibre mondial est un vaste champ de bataille sans foi ni loi et la guerre des intérêts étatiques semble mettre la guerre des classes au second rang. Toutefois, la guerre des classes se fait toujours à l’intérieur de la géopolitique et doit être analysée sans purisme idéologique ni naïveté sur les discours diplomatiques. La guerre des classes fait rage depuis des décennies dans ce pays d’Amérique latine et si nous voulons faire notre part dans le grand rapport de force mondial, il nous faut accepter de jouer (et surtout comprendre) les règles de ce jeu d’échecs amoral qu’est la géopolitique.

En attendant que notre partition arrive, soutenons ceux qui luttent pour la justice et l’indépendance partout dans le monde, car c’est à travers eux que nous forgeons l’avenir commun!

Benedikt Arden (février 2019) 

mercredi 6 février 2019

« Appropriation culturelle »? Mais de quoi parle-t-on?


L’actualité médiatique est vraiment friande de polémiques sociétales[1] et celle-ci se prive rarement de les monter en épingle de manières excessives.  Après tout, la santé financière des médias les y oblige, alors il n’y a pas de quoi s’en surprendre.

Si certaines de ces polémiques proviennent de la droite (surtout celles qui concernent l’islam et l’immigration), il faut bien avouer qu’une bonne part d’entre elles proviennent aussi de la gauche. Quand je dis « gauche », je ne parle évidemment pas de ces vieilles gauches socialistes, qui se tiennent généralement dans le domaine du concret, mais bien d’une « gauche » bien spéciale. Celle qui n’a pas de nom à proprement parler, mais qui s’est construite sur les doctrines sociologiques qui gravissent autour du postmodernisme et du poststructuralisme. Celles dont la doctrine était jadis appelée « french theory » par les Américains et qui alimentent aujourd’hui ceux que l’on appelle les « justiciers sociaux »[2]. Celle qui se préoccupe surtout de changer les mœurs et les pratiques sociales via la déconstruction des stéréotypes.

Comme mentionné, ces militants et ces militantes focalisent leur attention sur des causes qui touchent moins l’économie et la politique que les comportements individuels. Ce qui fait que leurs critiques n’apportent que peu de solutions politiques aux causes qu’ils épousent, puisque touchant les comportements individuels. Mais, dans leur longue liste d’éléments d’indignations, le concept qui me semble le plus contestable reste sans doute le cas de « l’appropriation culturelle ». Non pas que ce concept soit intrinsèquement mauvais, mais bien parce qu’il est rare que le concept soit utilisé dans toute sa rigueur.

Il existe bien des cas où des éléments culturels peuvent être « appropriés », mais, en prenant un peu de recul sur les dernières polémiques touchant la question, on remarque qu’elles se sont surtout retournées contre des gens qui apprécient tout simplement les cultures étrangères. Mais ce qui est encore plus contestable n’est pas là. Le problème se situe dans l’argumentaire utilisé, puisqu’il repose souvent sur un relativisme culturel qui frôle lui-même avec le racisme.

L’archétype médiatique du moment est bien sûr le spectaculaire cas de cet artiste expulsé d’une soirée d’humour engagé par ses paires en raison de sa coiffe en « dreadlocks ». Cette coiffe fut interprétée comme de l’appropriation culturelle, puisque celle-ci serait issue de la « culture noire ». Évidemment, la droite s’est emparée de cet événement particulièrement caricatural pour provoquer une polémique assez facile contre l’ensemble de la gauche. Il faut dire que la droite se fait la championne des « libertés publiques » depuis l’époque de la guerre froide, alors il n’y a pas de quoi se surprendre de la supercherie.

Je ne crois pas devoir aller très loin pour démontrer le non-sens et les contradictions de cette théorie pour ce qui traite de l’antiracisme, mais je crois qu’il est tout de même important de réviser les bases de ce qu’est l’antiracisme. Ceci, parce que les adeptes de ce concept génèrent beaucoup de confusion dans le débat public, sans compter qu’ils font la part belle aux institutions étatiques qui souhaite « ethniciser », c’est-à-dire dépolitiser ce même débat public.

En premier lieu, je crois qu’il est malheureusement encore nécessaire de rappeler qu’il n’existe pas de « race » à proprement parler. L’homo sapiens est la seule race d’humain jusqu’à preuve du contraire. Ce qui existe ce sont des traits héréditaires qui ont pour origines les conditions de vie des humains de l’époque de la sélection naturelle. Comme plusieurs lignées héréditaires (les fratries) partageaient les mêmes conditions de vie et les mêmes lieux, il est normal que celles-ci comportent des traits similaires (ce que l’on appelle l’ethnie). Malgré tout, ces fratries restent biologiquement distinctes, même si elles partagent des traits communs. Ce que nous appelons « l’ethnie » n’est en définitive qu’un classement des particularités les plus visibles du corps, notamment la couleur de la peau, héritées de cette époque. De ce point de vue, les « noirs » forment une catégorie aussi hétéroclite que les « blancs ». Le concept n’apporte, en définitive, rien d’autre qu’un classement flou des fratries qui ont des origines plus ou moins situées dans le monde.  

Cependant, en sociologie, il nous est possible d’interpréter le concept sur une base qui ne relève pas de la biologie, puisque les humains sont des animaux sociaux et ont une tendance naturelle à reproduire la « tribu » afin de construire un « nous » et un « eux ». Et bien sûr, les traits faciaux et la couleur de la peau seront surreprésentés pour des raisons pratiques. C’est pourquoi bien des sociétés se sont rabattues sur cet aspect pour définir leur identité. C’est un peu la base du racisme classique, puisque la construction de cette identité se faisait au détriment des citoyens qui n’ont pas les mêmes teintes de peaux.

Le racisme est donc une interprétation sociale du corps, qui souhaite inconsciemment élargir la notion de fratrie au niveau de la nation. Notons que certaines constructions identitaires ont aussi été faites sur la base de la religion ou autres, mais comme l’histoire de la constitution des nations est un domaine de recherche très vaste et qu’il est aujourd’hui communément admis que la pratique du racisme est condamnable, disons que la saine gestion de l’identité de nos sociétés doit être associée à la seule citoyenneté. Autrement dit, par l’appartenance au corps politique et en sa participation. Toutefois, le racisme classique est encore présent et ne sera jamais vraiment éliminé tant que la notion de « race » sera maintenue dans les discours et les institutions.

Ces bases étant maintenant révisées, revenons sur le concept « d’appropriation culturelle ». De quoi parlons-nous au juste? Il s’agit, pour le coup, de l’action de dérober un élément culturel d’un peuple dominé par un peuple dominant. Cela à l’air fort simple comme ça, mais déjà, ici il y a difficulté dans la définition, car « culture » et « peuple » ne vont pas de pair, comme nous l’avons vu. Enfin, si nous nous en tenons à la définition politique de la citoyenneté. Bref, passons encore, puisque les polémiques touchent le plus souvent des éléments culturels très particuliers, comme pour les coiffes amérindiennes. Dans tous les cas, on peut facilement comprendre que l’appropriation culturelle s’apparente à un détournement d’éléments culturels aux profits d’un autre peuple via une domination politique. Mais cette fois encore il y a difficultés, puisque la seule façon de distinguer « métissage » et « appropriation » doit nécessairement passer par l’interdiction de l’usage aux « anciens propriétaires » ou, du moins, d’en modifier l’origine afin d’en aliéner la paternité aux ayants droit.

Cependant, parler des « dreadlocks » comme d’une propriété des « noirs » est en soi un amalgame, puisque cette coiffe ne se limite pas aux seuls adeptes du mouvement rastafari, mais fût également adoptée par un ensemble de peuples aux couleurs de peaux bien différentes dans l’Histoire. Ce qui inclut aussi des peuples blancs. De plus, nous parlons ici d’une coiffe qui est d’usage chez les gens de gauche depuis des décennies et qui n’a jamais été autre chose qu’un hommage plus ou moins direct à la culture rastafari. Nous sommes donc dans un cas de métissage culturel bien banal et non pas d’appropriation. D’ailleurs, celle-ci comporte, comme bien d’autres, des valeurs universelles qui peuvent se partager avec le monde entier comme la résistance à l’oppression, la défiance envers le pouvoir d’État, la lutte anticoloniale, l’alimentation végane, etc. Autrement dit, les valeurs anarchistes!

De plus, il est tout à fait singulier de prétendre, comme le font les défenseur(e)s de cette expulsion, que les « blancs » ne pourraient pas comprendre la discrimination, puisque membre de la « communauté blanche » ?! Le port des dreadlocks impliquerait donc une espèce d’indignité, voire un manque de respect envers les souffrances de la communauté noire? Il est pourtant évident que le fait même de porter des dreadlocks est en soi une source de discrimination pour celui qui les portes. Ce qui enseigne, par l’expérience, les peines et les préjudices que subissent les communautés racisées.

En somme, les justiciers sociaux autoproclamés semblent vouloir interdire aux « blancs » l’usage d’une coiffe qui est non seulement un symbole de progressisme, mais, qui plus est, donne les moyens de faire l’expérience de la discrimination. Ce qui normalement devrait aller dans le sens de l’empathie pour les victimes du racisme. Et tout cela au nom de la protection d’une coiffe qui n’appartient pas uniquement au mouvement rastafari.

On nage ici en pleine et profonde confusion… c’est le moins qu’on puisse dire! Mais d’où vient cette idée étrange qui voudrait que la culture doive s’arrimer à une couleur de peau ? Surtout de la part des adeptes du postmodernisme qui nous ont habitués à la déconstruction des stéréotypes, même dans les cas les plus improbables.

La réponse à cette question provient du relativisme culturel issu du poststructuralisme. En réalité, leurs théories ne sont pas toutes si bêtes. Il y a bien des notions à aller chercher dans cette doctrine. Seulement, les interprétations les plus radicales[3] et l’interprétation plus ou moins vulgaire de ses adeptes ont engendré une dérive qui contredit parfois les bases théoriques de l’antiracisme.

Ce qu’il faut comprendre, c’est que pour ces gens les « races » existent bel et bien et sont des données objectives qui ne se limitent pas à de simples préjugés issus des racistes eux-mêmes. Non. Selon eux, il est possible d’être idéologiquement antiraciste (comme notre humoriste), mais d’agir de manière raciste sans le savoir (notamment par le fait de porter des dreadlocks). C’est la base théorique de ce qu’on appelle aujourd’hui le « racisme systémique »[4].  C’est ce qui explique qu’un « homme blanc », même si de gauche et peut-être lui-même adepte de cette idéologie de déconstruction, peut être discriminé aussi ostensiblement sur la seule base de sa couleur de peau. Et cela au nom même de l’antiracisme!

C’est bien parce que ce courant de pensée considère que les « races » sont une réalité objective qu’ils prétendent que les « blancs » ne peuvent adopter des apports culturels des autres « races ». Pas parce qu’ils souhaiteraient que les « blancs » s’en tiennent aux « traditions culturelles blanches », comme c’est le cas pour les racistes ordinaires. Non. Mais bien parce que les « blancs » sont, d’après eux, collectivement coupables des crimes passés et présents et doivent donc collectivement se faire pardonner ces crimes. Les premiers à faire pénitence seront tous naturellement les « blancs » de gauche, pour des raisons de proximités avec les groupes qui soutiennent cette théorie, mais surtout parce qu’ils ont mauvaise conscience. Ce qui, notons-le, n’est pas le cas de la droite en général et des racistes en particulier.  

Comme vous le voyez, il s’agit d’un raisonnement qui peut difficilement s’accorder avec les principes de l’antiracisme, puisqu’il justifie le concept de race dans son application. Ironiquement, leur thèse s’apparente beaucoup à celles de l’ethnodifférentialisme (le racisme théorique), puisque pour eux les « races » existent et ont des implications concrètes sur les individus. Comme ces « races » ont historiquement des torts à expier ou des injustices à réparer, ceux-ci en déduisent logiquement que les individus appartenant à ces « races » n’ont pas tous les mêmes droits. Toutes les qualités individuelles des gens sont ainsi évacuées pour les replacer dans des entités identitaires arbitraires, qui ont des statuts moraux inégaux. Le « blanc » se trouve évidemment dans la catégorie la plus basse puisque coupable du colonialisme et du racisme. C’est pourquoi ces derniers doivent se faire pardonner leur couleur de peau par des gestes proactifs. Toutefois, il n’y a (par chance) pas d’autres catégories « raciales » hiérarchisé dans leurs catégories. Cependant, il existe d’autres paramètres de discrimination morale soit en celui du sexe et de l’orientation sexuelle. C’est d’ailleurs sur cette base que c’est formé le concept « d’intersectionnalité des luttes ».

Il est du reste pertinent dans ce propos de souligner que « l’intersectionnalité des luttes » n’est pas une doctrine cohérente et universelle qui viserait à coordonner l’ensemble des luttes contre les diverses discriminations, à l’instar du socialisme. Non, celle-ci n’est qu’une bête hiérarchisation des trois éléments classiques de discrimination mentionnés ci-dessus et permettant de choisir la position à prendre lorsqu’elles se contredisent. Pourtant, les discriminations sont plurielles et sont loin de ne toucher que ces trois catégories. Celles-ci touchent tout le monde et sont en relation directe avec le caractère et les capacités des gens. Ce qui fait qu’une grande quantité de discriminations sont aussi le fait de « blancs » envers d’autres « blancs », voire de certaines personnes racisées ou de femmes des classes supérieures. On l’oublie trop souvent, mais les sobriquets dégradants qui touchent les gens sur la base de leur basse éducation, de leur accent de région ou de leurs origines rurales sont omniprésents dans les centres-villes, mais sans faire grands scandales, malgré qui s’agisse bien d’une infériorisation tout à fait condamnable au même titre que les autres.

Comme je viens de l’exposer, le concept « d’appropriation culturelle » est problématique parce qu’il s’appuie sur l’existence des « races ». Pourtant, la négation du concept de « race » aurait été une occasion parfaite de mettre en pratique la déconstruction de stéréotype. Pourtant, les défenseur(e)s de cette idée s’en sont bien gardés. Mais pourquoi? Je ne suis pas en mesure de sonder les consciences, mais je crois que cela est lié au concept « d’intersectionnalité ». Comme je l’ai expliqué, l’intersectionnalité n’est pas une doctrine universelle, mais bien une hiérarchisation des causes afin de trancher quand celles-ci se contredisent. Comme il y a ici une contradiction évidente, entre la déconstruction théorique des « races » et les revendications identitaires des communautés racisées, ces derniers semblent avoir opté pour le soutien à ces revendications et ont exceptionnellement mis de côté leur volonté de déconstruire afin de rester « cohérent ». Cela expliquerait également pourquoi les tenants de l’appropriation culturelle sont désormais à ce point isolé à gauche. Ironiquement, leur réaction habituelle est de se radicaliser davantage, ce qui les isole encore plus, mais donne du coup énormément d’occasions à la droite de ridiculiser les causes sociétales aux yeux du grand public.

Finalement, le vrai problème n’est pas tant dans les dérives de ce mouvement, puisqu’il se discrédite lui-même. Non, ce qui est grave c’est son effet sur les masses, car, non seulement il justifie la notion de « races » (au grand bonheur des vrais racistes), mais il discrédite l’ensemble des forces sociales en alimentant des concepts aussi débiles qu’est le « marxisme culturel » et les théories du « grand remplacement ». Ce qui a pour effet de pousser les masses pauvres et non racisées dans les bras de la droite et de l’extrême droite, puisque justifiant leurs craintes identitaires.

En définitive, soutenir les revendications identitaires des minorités culturelles c’est bien, mais pas aux prix de la lutte sociale! Le petit peuple n’a pas à être inutilement mis en accusation de racisme sous prétexte des crimes commis par d'autres. Pour combattre le racisme, il faut déconstruire le mythe de la race et il faut cultiver la notion d’égalité des droits dans tous les aspects de la vie. L’identité collective est la condition de la démocratie, puisqu’elle implique que la position de majorité de ses membres soit au pouvoir. Cela ne signifie nullement que les minorités politiques n'ont plus de droits, bien au contraire. Toutefois, cela implique que la minorité fasse communauté avec la majorité, autrement il n'y a pas de démocratie possible. Pour cela, il nous faut absolument passer outre ces divisions « raciales » et culturelles afin que toutes les cultures s’assimilent mutuellement pour ne faire qu'un. Ce n’est pas demain la veille, je le sais, mais cela doit rester notre horizon politique.

Benedikt Arden (février 2019)  


[1] Les débats de société qui tournent autour des relations humaines, mais qui ne traitent pas directement des rapports sociaux. Les rapports économiques seront, quant à eux, qualifiés de « sociaux ».
[2] Social justice warrior en anglais ou SJW.
[3] Notamment quand il s’attaque directement au rationalisme.
[4] Je précise que le racisme systémique dont il est ici question n’a rien à voir avec le racisme d’État.