Il y a 50 ans se produisaient certains des événements qui allaient avoir
les plus grandes répercussions culturelles en France depuis la Deuxième Guerre
mondiale. Au point de faire maintenant partie des références idéologiques
principales du roman national français, au même titre que la résistance et la Révolution
française. Cette suite de manifestations étudiantes et de grèves ouvrières a donc
visiblement laissé de grandes traces sur la mentalité de cette génération comme
il sera probablement le cas des prochaines.
Ce vent libertaire et progressiste a d’ailleurs largement débordé la
France, puisque des forces similaires étaient à l’œuvre dans tout le monde
occidental. Et ceci allant même jusqu’à toucher le monde soviétique (voir le Printemps de Prague). Le Québec n’échappa pas non plus à cet
esprit de contestation, puisque nous avons eu notre propre « mai 68 », avec le mouvement
de grève étudiante de l’automne 1968. Mouvement qui fit également émerger certaines têtes
encore bien connues du monde politique québécois actuel.
Mais 50 ans plus tard, que reste-t-il de l’héritage de ce mouvement ?
Au-delà des conquêtes sociales ouvrières, qui ne cessent aujourd’hui de
s’éroder, il est évident que la société actuelle n’est pas en voie de devenir
cette société libertaire tant espérée par les contestataire de l’époque. Pourtant,
on ne cesse de nous rappeler que ces événements ont été un tournant culturel
majeur et qu’ils n’ont été rien de moins que le déclencheur d’une libération des individus qui serait hors du commun dans l’Histoire ?
Il est pourtant notable que l’esprit de mai 68 se soit de longue date
institutionnalisé. Et il est tout aussi notable que ses représentants les plus en vue aujourd’hui ne sont pas connus pour être des partisans de la
construction du socialisme ! Ainsi donc, en quoi ces événements ont-ils eu une influence
« progressiste » sur le monde politique actuel ?
Autrement dit, quelle est la substance spécifique de l’héritage de mai
68 ? La question mérite d’être posée, puisque, du point de vue étudiant, mai 68
reste dans les faits un échec politique. Et même à considérer que le mouvement
fut un préalable à l’élection de François Mitterrand, le bilan social du parti
socialiste et de la plupart des partis sociaux-démocrates des pays d’occidents
qui ont suivi le même processus est loin d’être à la hauteur des rêves des
étudiants des années 60.
Pourtant et malgré l’échec de ce type de mouvement, il est parfois
étonnant de constater à quel point les modes d’action et les thèmes de mai 68 sont
encore restés centraux dans le militantisme étudiant actuel. Un peu comme si le
mouvement avait été un jour ou l’autre victorieux ou que le modèle était réputé
efficace à long terme. L’esprit de mai 68 ne semble donc pas du tout être en
phase de dépassement, en dehors de son volet technologique (médias sociaux, téléphones
intelligents, vidéos instantanés, etc.). Repenser l’héritage de mai 68, c’est donc
aussi poser la question du sens des présentes luttes sociales. C’est-à-dire les
forces et les faiblesses d’un mode d’action qui, comme nous l’avons vécu pour
le « Printemps érable », ne semblent pas avoir plus d’impacts aujourd’hui
qu’ils n’avaient à l’époque de la génération de l’après-guerre, même si le
processus est loin d’être dépourvu de qualité.
Avant toute chose, revenons rapidement sur les particularités
historiques de mai 68, car elles parlent d’elle-même.
La fin des années soixante est une période assez spéciale et peu
comparable à toute autre puisqu’elle est à la fois une période économique
particulièrement clémente (l’apogée des « 30 glorieuses ») et assez riche en
lutte sociale. Cette période marque également un net déclin du prestige
soviétique et des partis communistes (PC) en général. De plus, cette période se
trouve en plein cœur de la Guerre du Vietnam, des premières luttes
d’émancipations des minorités, de l’émergence de la société de consommation, de
la multiplication de groupes d’extrême gauche non alignés
sur les politiques de Moscou et à la remise en question de l’ordre établi, via
le mouvement « hippie ».
Comme vous pouvez le constater, l’année 1968 était pile-poil dans une
conjoncture tout à fait propice pour une révolte estudiantine, puisqu’une
grande partie de la jeunesse aisée de l’époque était immergée dans les auteurs
radicaux et spectateurs d’un vieux monde en pleine mutation. Monde dans lequel
tout semblait possible, mais où ironiquement la lutte du quotidien était à son
plus bas. Néanmoins, cette révolte de fin de session n’aurait pas eu le
retentissement que l’on connait aujourd’hui pour ces seules raisons.
La fin des années soixante était aussi une période où la richesse créée
en masse était loin d’être équitablement distribuée. La société d’après-guerre
était encore très figée dans ses habitudes issues du 19e siècle et
les formations d’extrême droite réémergeaient doucement de leur hibernation
d’après-guerre. Ces trois points sont très importants à retenir, car ils sont directement
à l’origine du succès et de la postérité de ce mouvement.
Si les événements de mai 68 ont débuté avec le mouvement du 22 mars, c’est bien parce qu’il y eut d’abord altercation
avec les militants d’Occident (principale formation d’extrême droite de
l’époque). C’est en quelque sorte le catalyseur qui enclencha le mouvement. Ensuite, c’est parce que la classe ouvrière a
pris l’initiative de mettre en place (en parallèle des manifestations
étudiantes qui ont suivi) les plus grandes grèves depuis 1936 que le mouvement
mit réellement le pouvoir en danger. Puisque bloquant complètement l’industrie
et le commerce du pays, en plus de tout le mouvement de contestation étudiant.
Les événements de mai 68 ont donc eu un retentissement politico-social
tout à fait exceptionnel. Surtout pour la classe ouvrière qui, avec les accords de Grenelle, a pu profiter d’avancées sociales majeures. Mais
pour ce qui est de la lutte étudiante, les manifestations et les actions
directes n’ont pas débouché sur de réels résultats, puisque la majorité des Français
se sont plutôt raidis face aux revendications morales de la jeunesse, un peu
trop avancée pour l’époque. Après tout, les élections des 23 et 30 juin s'achevèrent
par une écrasante victoire pour les gaullistes. Cependant, une certaine victoire
posthume fut obtenue par la jeunesse de 1969 en 1981, lors de la victoire de
Mitterrand.
Comme vous pouvez le constater, les causes des événements du mai 68
étudiant ne suivirent pas les schémas révolutionnaires classiques, puisque leurs
motivations étaient essentiellement d’ordre idéologique et moral. C’est essentiellement
dû au fait que le mouvement ouvrier s’est imposé, avec une série de grèves
majeures, qui a permis de donner une réelle puissance au mouvement étudiant.
Mais justement, qu’elles étaient les revendications étudiantes ? Car les
organisations d’extrême gauche qui ont participé aux événements de mai 68
étaient fortes différentes et leurs revendications l’étaient tout autant.
En fait, les revendications dont l’histoire s’est souvenue sont surtout
celles qui n’ont pas été entre temps déconsidérées. Ce qui est notamment le cas
de celles des maoïstes qui ont tenté de reproduire la révolution culturelle en
France. Les slogans qui ont été maintenus et qui se prétendent résumer le
mouvement sont surtout les plus poétiques et abstraits possible. Les plus
connus étant « Je ne veux pas perdre ma vie à la gagner », « Il est
interdit d'interdire ! » ou « L'imagination au pouvoir ! » Ces slogans imaginatif
et dépourvu de tout contenu social démontrent néanmoins ce que le roman
national français souhaite préserver de mai 68. C’est-à-dire une révolte
d’enfants gâtés, revendiquant l’oisiveté et la jouissance perpétuelle, mais
ayant débouché sur société libérale plus douce envers les minorités. Les Daniel
Cohn-Bendit et les Serge July ne sont pas devenus les têtes de Turque du
mouvement pour rien ! L’évolution de ces personnages est d’ailleurs
symptomatique des capacités du capitalisme en termes de récupération des idéaux
(comme des individus) progressistes et du romantisme révolutionnaire en général.
Mais en dehors du roman national français, que reste-t-il de mai 68 ?
Pour y répondre, je soulignerais une piste intéressante, qui nous a été laissée
par le philosophe marxiste Michel Clouscard. C’est-à-dire son concept de « libéralisme-libertaire ». Ce concept est certes un peu provocant pour
les anarchistes et il peut sembler contradictoire à première vue, mais il n’en
reste pas moins riche d’enseignement sur le potentiel de récupération
idéologique que possède le capitalisme. Nous savons déjà que le capitalisme
tire sa force d’un mode de production répressif, via l’État, mais il ne faut
pas non plus négliger le rôle des consommateurs.
L’individualisme des consommateurs est l’un des moteurs les plus
terribles du capitalisme, car le propre de la société de consommation est de
séparer l’intérêt du producteur, de celui du consommateur. Le sens du terme «
libertaire » n’est donc évidemment pas à chercher sur l’organisation du travail,
mais bien dans un libertinage cultivé du consommateur. Libertinage qui n’a pour
seul objet que de canaliser le désire d’affirmation de l’individu vers l’acte
d’achat. Ce qui augmente la taille des marchés et en crée aussi de nouveaux,
sur la base des mouvements de mode des jeunes et de l’affirmation identitaire
des minorités. C’est en cela que la libération des mœurs peut aisément être
récupérée par le capitalisme. À condition bien sûr, que cette « libération » ne
touche que les droits naturels de l’individu ayant déjà ce qu’il faut pour être
libre dans la société capitaliste.
Comme vous pouvez le constater, le « libéralisme-libertaire » pourrait aisément
se définir comme le fils mal élevé du libéralisme conservateur d’antan. Au lieu
de se faire l’apôtre de la loi, de l’ordre et de la tradition, il magnifiera plutôt
l’image du « rebelle sans cause ». De l’individu centré sur lui-même, qui clame
ses droits et qui se contrefout des autres et de ses responsabilités sociales.
Mais, au même titre que le « bourgeois rétro », le « bourgeois de gauche » combattra
le socialisme. Seulement, il le fera sur une base idéologique plus « cool », en
utilisant des concepts symbolisant le progressisme. Un peu à la façon dont le
fait Justin Trudeau aujourd’hui.
Au lieu de combattre le socialisme au nom de « l’ordre moral », le
bourgeois de gauche combattra le socialisme au nom de la « liberté » (celle des
riches), des minorités (dont fait partie la classe bourgeoise) et au nom de la
lutte contre cette « tyrannique majorité ». Ce nécessaire effet de la
démocratie qui effarait à ce point les bourgeois de tout âge et de toutes
tendances. Notons que le libéral-libertaire se reconnait facilement à sa manie
de mettre socialisme et fascisme en parallèle sous l’intitulé de «
totalitarisme ». C’est évidemment bien pratique, puisque ça évite d’avoir à
argumenter sur la face d’ombre réactionnaire de ces bourgeois de gauche.
En fin de compte, l’héritage de mai 68, celui qui est valorisé par les
voix autorisées, est de diviser la bourgeoisie entre capitalistes conservateurs
et libéraux de gauche (libéral-libertaire), ce qui exclut du domaine de la
respectabilité « démocratique » tout le mouvement socialiste. Ensuite, délimiter
le débat public à l’intérieur de l’intérêt bourgeois et focaliser les
divergences idéologiques aux seules revendications identitaires, de mœurs et de
toute autre question qui ne dépasse pas l’individu. Tout le reste n’est pas
évacué, mais tout ce qui remet en cause l’ordre idéologique bourgeois sera ipso
facto jugé comme une nouvelle forme de fascisme. Voilà ce qu’est l’héritage autorisé
de mai 68 et que le monde d’aujourd’hui accepte de souligner l’importance.
Inutile de rappeler que le mouvement étudiant de l’époque n’a pas à être
condamné pour l’évolution désastreuse du mouvement, car c’est le potentiel de
récupération du capitalisme qui est la cause de cette création idéologique
mutante. Cependant, il y a des leçons à tirer de tout cela et il n’est pas si
sûr que le milieu étudiant actuel les suive toujours. Ce que j’entends par là,
c’est qu’il est important que les mouvements de masse, issus du milieu
étudiant, s’éloignent des slogans et des revendications creuses et poétiques (revendications
sujettes à être récupérées par le capitalisme), pour épouser des revendications
sociales concrètes, universelles et qui vont dans le sens du socialisme. Je ne
prétends pas que les revendications à l’égalité des minorités doivent être
évacuées, loin de là! Néanmoins, elles doivent s’harmoniser avec les
revendications plus larges, afin de ne pas être une source de division que le
pouvoir utilisera contre lui.
Quoique je sois sévère à l’égard de l’héritage de mai 68, je suis de
ceux qui auraient bien aimé en être. Comme tous ceux qui rêvent d’un monde plus
juste, je suis touché par l'esprit plein d'espérance caractérisant l'époque,
mais je n’oublie pas que le monde réel est cruel et que « la révolution n’est pas un dîner de gala », comme l'écrivait Mao
Zedong. La révolution qui vient ne sera pas plus pacifique que les autres et
l’ordre ancien saura se défendre avec toute la ruse et la violence que les
sciences sociales et la technologie lui permettront. C’est en cela que je crois
qu’il faut prendre le bon comme le mauvais de l’expérience de luttes passées.
Et pour ce faire, il faut surtout éviter de porter un regard trop naïf ou trop
catégorique sur ces événements, car il va de soi qu’une révolution sociale sera
toujours diabolisée par le puissant du moment. Méfions-nous donc des
révolutions que le pouvoir commémore un peu trop et sachons lire ce que le
pouvoir cache de ces événements. C’est de cette façon que nous commémorerons à
sa juste valeur le souvenir des révoltes de 1968 !
Benedikt Arden (mai 2018)