Depuis quelques années, mais
surtout depuis l’entente de fusion entre Option nationale (ON) et Québec
solidaire (QS), les discussions concernant la place que devrait prendre la
question nationale ont pris beaucoup d’importance à gauche. Les réflexions sur
le sujet sont devenues fréquentes et la question est maintenant nettement
traitée sur plus d’une tribune, ce qui impose des prises de position parfois tranchée
chez des personnalités qui préféraient jadis esquiver la question. Ceci a certes
conduit quelques personnalités à quitter les rangs des solidaires ou à accepter
la volonté du parti, mais pour le moment la division reste plutôt marginale,
nonobstant quelques cris
du cœur un peu ridicules.
Malgré ce que l’on entend de la
part des représentants de la droite du Parti québécois, la remise au goût du
jour de la question nationale, par cette frange de l’électorat québécois, n’a
pas vocation à être une simple séance passagère, puisqu’elle s’inscrit dans
l’ADN même du changement social. Le changement social au Québec nécessitant la souveraineté,
il est donc impossible de faire l’impasse sur la question sans approuver, au
moins indirectement, le système constitutionnel canadien. En bref, la réappropriation
de la question nationale par la gauche n’est en définitive qu’un simple retour
à ce qu’était le mouvement indépendantiste à ses débuts, même si le contexte reste
bien différent de celui de l’époque et qu’il s’accompagne de plusieurs
confusions idéologiques majeures propres à l’époque contemporaine.
Comme il devrait être assez
évident à comprendre, la création d’un nouvel État est nécessairement un
processus ébranlant l’ordre établi, ce qui ouvrira plus d’une opportunité en
termes de réforme sociale. Il est donc assez naturel que les progressistes s’en
fassent les défendeurs. Et ceci même chez les militants les moins séduits par
l’argumentaire identitaire et linguistique. À l’inverse, l’indépendance du
Québec devrait naturellement susciter la méfiance chez les conservateurs et la
droite en général. Et ceci pour la même raison.
Il faut dire que depuis la crise
des « accommodements raisonnables » de 2007, l’espace électoral du nationalisme
identitaire dépend de moins en moins de la question nationale concrète,
justement parce que celui-ci se radicalise à droite. La peur de l’Islam, de
l’immigration et de la gauche étant devenue une préoccupation à ce point
grande, qu’il serait pour eux très risqué d’ouvrir une constitution pouvant
remettre en cause tout ce qu’ils chérissent comme ordre social. C’est également
la notion même d’indépendance qui s’en trouve ébranlée, puisque si l’enjeu se
concentre sur la seule conservation des mœurs et coutumes (voir sur l’ethnie et
la religion), la fondation d’un État indépendant n’est dès lors plus du tout
nécessaire. Une simple réforme du Canada en termes d’autonomie culturelle deviendrait
parfaitement envisageable.
Comme le disait Stephen Harper en
2014 : « le nationalisme québécois,
le nationalisme qui ne débouche pas sur l’impasse de la séparation, n’est pas
une menace ». C’est d’ailleurs sur cette base que la Coalition avenir
Québec (CAQ) a choisie de miser sur le « nationalisme » tout en rejetant
l’indépendance. Le conservatisme identitaire et le néolibéralisme peuvent
parfaitement faire bon ménage si les exigences culturelles n’impliquent pas de
changement des structures économiques. La montée du nationalisme identitaire[1]
pave donc la voie à une radicalisation de l’antagonisme entre la gauche et
droite et rend le projet initial d’indépendance bien difficile électoralement,
puisque celui-ci dépend d’une coalition large, comme celles effectuées par le Parti
québécois de la belle époque.
Si, pour l’heure, l’union entre
les partis officiellement indépendantistes s’éloigne en même temps qu’une prise
de pouvoir à court terme de ces mêmes partis, en quoi est-ce que ce regain d'indépendantisme
à gauche est-il une bonne chose à mes yeux, puisqu’il est accompagné d’une
montée de la droite ? Il l’est tout simplement parce que le projet national québécois
se doit d’être renouvelé doctrinalement afin d’être modernisé selon les enjeux du
monde actuel. C’est à ce prix que le projet d’indépendance sera ressenti par la
population comme un moyen d’améliorer la vie concrète des gens et non plus
comme un débat idéologique stérile. Ceci est d’autant plus important que le
seul projet politique qui semble faire bouger les masses en ce moment est le
départ des libéraux, quitte à élire leur version « nationaliste » (la CAQ).
Rappelons-nous que la question
nationale avait une logique tout à fait claire à l’époque de la Révolution
tranquille, car elle suivait les schémas des luttes de libération de la période
coloniale dans un monde où la souveraineté des États avait encore un sens. Mais
aujourd’hui le tableau a sensiblement changé et à l’heure où c’est l’essence
même du rôle de l’État qui est remis en cause, via mondialisation du modèle
néolibéral, la question de l’indépendance devrait d’abord signifier un simple retour
de l’État en politique, puisque l’État canadien s’est peu à peu laissé
dissoudre dans ce néolibéralisme. L’argumentaire sur l’oppression nationale est
donc devenu déphasé, et cela pour plusieurs raisons.
Comme je l’évoquais ci-dessus, la
question de l’indépendance est une porte ouverte évidente pour tout un ensemble
de réformes sociales via la constitution qu’elle implique. Mais également du
point de vue du mouvement général de remise en cause, qui doit précéder son
avènement. Elle est donc un important vecteur de lutte pour ceux qui souhaitent
un retour de la démocratie dans le champ économique. Il faut comprendre que la
liberté qu’a un État de forger son propre modèle social est le gage de sa
propre souveraineté. L’indépendance peut évidemment être tout à fait factice et
ne rien apporter au peuple, hormis un drapeau et quelques représentations
internationales. Cela, l’Histoire récente nous l’a bien souvent montré. Mais, ces
« indépendances » de façades l’ont surtout été ainsi parce motivées par le
ressentiment ethnique ou religieux et soutenu par l’impérialisme d’un pays plus
fort afin de nuire à un concurrent.
Du moment où l’indépendance se
fait dans l’objectif de construire un ordre social plus juste et que la
puissance souveraine émane d’un mouvement populaire, le contexte devient
radicalement différent puisque la nation ne peut être libre que si le peuple (qui
est essentiellement composé des basses classes) s’approprie les leviers du
pouvoir. C’est pourquoi la cause de l’indépendance est de gauche ! Évidemment,
toute la gauche n’est pas de « gauche » de ce point de vue, mais c’est aussi le
cas de certains électorats de droites, qui ne sont également pas si à « droite[2]
» que l’on pourrait croire et qui, le jour venu, soutiendront la mise en place
d’une Nation réellement libre[3].
Comme je l’ai mentionné plus
haut, le contexte actuel a énormément modifié la conjoncture des luttes de
libération nationale. Auparavant, ces luttes de libération se produisaient dans
un contexte colonial et impérialiste classique[4].
Autrement dit, une lutte contre l’oppression d’un peuple sur un autre. Mais
depuis plusieurs décennies il devient de plus en plus difficile de parler de «
peuples opprimés » au sens propre puisque le centre du pouvoir n’est plus «
national », mais « international ». Évidemment, je ne nie pas un certain
maintien de ce type d’oppression, où se jouent encore des relations purement
coloniales, comme en Palestine ou au Kurdistan, mais celles-ci consistent
surtout en un résidu de l’époque antérieur. Je m’explique.
Le modèle économique néolibéral
mondialisé, ce que l’on appelle couramment et faussement la « mondialisation »,
est un projet de dérégulation global de l’économie qui vise à éliminer tout
obstacle au profit des multinationales et des institutions financières. Depuis
des décennies d’accumulation de capitaux, ces acteurs de la mondialisation, que
sont ces entreprises, ont atteint des puissances comparables à celles des États
(voir plus grande encore). De ce fait, l’investissement n’est plus pensé dans
un contexte « national », comme à l’époque de l’impérialisme classique où
l’entreprise se mettait sous la tutelle de l’état, mais dans un contexte de
concurrence entre les nations. Cette nouvelle conjoncture transforme
l’entreprise (en zones de « libre-échange ») en une entité souveraine des États
qui sont administrés par des règles commerciales autonomes. Les conflits et les
règlements de ces entités sont désormais arbitrés par des tribunaux bien à eux
et en dehors de tout contrôle démocratique.
L’investissement, dans le cadre d’une
entreprise souveraine, est désormais établi dans une optique de rendement pur,
entre les « pays marchés » (pays riches) et les « pays usines » (pays pauvres).
Les mouvements de capitaux n’étant plus régulés, les petits États qui souffrent
de la pauvreté seront inévitablement la cible des investissements issus de la
délocalisation des pays industrialisés, pour la seule question du faible coût
du travail. Ces investissements devront inévitablement s’accompagner de travaux
d’infrastructures que les marchés financeront, mais que les populations locales
devront payer avec des intérêts nécessairement très salés, vu le niveau de
risque des investisseurs. Tout ceci se faisant naturellement avec l’accord de
politiciens corrompus… Ces États se retrouvent donc bien rapidement sous la
tutelle des entreprises (banques, multinationale, etc.) du fait qu’ils
contrôlent l’économie du pays, seront maintenus dans la servitude politique la
plus totale.
De ce mécanisme d’avilissement,
une petite caste d’oligarques richissimes ne peut qu’émerger de ces pays. De
nouvelles élites du monde de l’argent apparaissent donc du monde entier et
tendent à estomper les inégalités entre les riches de tous les pays, tout en augmentant
les inégalités partout dans le monde. C'est donc les mouvements de capitaux,
rendus possibles par la mondialisation néolibérale, qui tendent, sur le long
terme, à remplacer l’oppression entre les peuples par l’oppression des ploutocratiques
de tous les pays envers les masses du monde entier. Le résultat de cette
évolution politique est donc une recrudescence de la guerre des classes au
détriment des luttes de libération nationale pour celles qui n’ont pas encore
été réalisées.
Pour le Québec, le scénario a été
évidemment beaucoup moins violent et l’enrichissement général de la population
a suivi l’émergence d’un capitalisme purement québécois (le Québec Inc.).
L’époque de la Révolution tranquille était la grande époque de la
social-démocratie où la menace de l'URSS, la force des syndicats et le modèle
keynésien maintenaient un certain équilibre. C’est pour cette raison qu’une
grande classe moyenne a pu émerger. Mais aujourd’hui, même si les mécanismes
qui maintenaient l’équilibre sont rompus ou en phase de l’être, le souvenir de
cette belle époque est encore vivace dans l’esprit collective. C’est pour cette
raison que l’argumentaire victimaire, datant d’avant la Révolution tranquille
et encore en usage par certains souverainistes, est de moins en moins audible,
même s’il existe encore bien des injustices très réelles. Simplement, ces
injustices sont institutionnelles, donc peu visibles pour ceux qui ne
connaissent pas bien le fonctionnement des institutions canadiennes.
Il est clair que les injustices
liées à la péréquation ou aux intérêts économiques des provinces pèsent sur un
public informé, mais, pour la majorité de la population, le Québec reste une
nation riche. Ce qui est incontestable si l’on se compare à la moyenne mondiale.
Le fait de se sentir comme un peuple riche, donc privilégier, ne peut qu’avoir
un effet anesthésiant sur la population et ce sentiment de bien-être est la
base du conservatisme actuel. La volonté d’un État indépendant ne peut que
s’effriter devant cette population vieillissante, surtout intéressée à
maintenir ses acquis, même si elle sait pertinemment que l’appauvrissement est
à ses portes. C’est également dans ce contexte que la xénophobie et le racisme
émergent, car cette situation d’appauvrissement mondial engendre un flot
d’immigration accru qui, accompagné de cette peur du déclassement et administré
par le fédéral de la pire façon qui soit, fait le lit de l’extrême droite. Il
est malgré tout possible d'ébranler cette masse amorphe en proposant une
indépendance politique couvrant autre chose que la seule conservation des acquis,
puisque ce « changement » si souhaité de tous s’est démontré parfaitement
impossible dans le cadre actuel.
Malgré les difficultés, l’indépendance
reste encore et toujours un projet aussi possible que souhaitable. Simplement,
il faut penser le projet d’une façon renouvelée afin d’éviter les voies sans
issue. Pour ce faire, il faut que la cause de l’indépendance ne soit pas un
projet seulement centré sur la seule conservation de l’identité et de la culture,
mais allant vers un projet politique de réelle souveraineté populaire. Loin
d’être un projet dépassé, l’indépendantisme, lorsqu’il est interprété comme la
construction d’une société nouvelle, est nécessairement inclusif, mais est
aussi le socle d’une future identité forte, car forgée par le combat. Cette
identité politique saura rendre sa fierté au peuple qui, grisé d’espoir, n'en sera
que plus fort.
Le Québec mérite mieux que cette
identité de scieurs de bois et porteurs d'eau, que les « nationalistes » de la
CAQ semblent tant apprécier. Rendons au peuple du Québec leur fierté ! Soyons
maîtres chez nous !
Benedikt Arden
(janvier 2018)
[1] Le
même phénomène s’observe chez les « intersectionnels » à gauche.
[2]
Les notions de gauche et de droite sont évidemment ambivalentes et sont plus
des mots fourre-tout que de réelles catégories politiques.
[3] La
droite dont il est ici question est celle qui est fortement représentée au PQ
et qui, même si conservatrice au niveau des mœurs, soutiendrait aisément un
modèle économique social avancé.
[4] Dans
sa phase impérialiste, un État en colonise ou dirige un autre afin de s’en approprier
les ressources et les marchés au bénéfice de ses monopoles nationaux en
concurrence avec ceux des autres puissances.