Ce ne devrait être un secret pour personne. Le vote en faveur de la CAQ a d’abord été un vote pour se débarrasser des libéraux (PLQ). Cependant, ce vote « antilibéral » n’était pas uniquement hostile à la corruption et au cynisme du PLQ, mais a également été un vote de réaction aux politiques identitaires volontairement provocatrices du PLQ. Il est facilement observable que leurs politiques ont bien souvent favorisés les craintes des citoyens et participé à polarisation de la société québécoise au lieu de l’apaiser. Pourtant il aurait été facile de s’appuyer sur le « consensus » qui tournait autour des recommandations de la commission Bouchard-Taylor? Non. Au lieu de cela, le gouvernement libéral a préféré exercer un pouvoir polarisant et très teinté de leur conception multiculturelle de la société, sans égard au fait que le multiculturalisme n’a jamais été une conception réellement acceptée par une grande proportion de la population québécoise, contrairement à l’interculturalisme.
C’est donc en réaction aux politiques libérales que la CAQ s’est engagée à interdire le port du voile, c’est-à-dire le hijab, chez les employés de l'État qui se trouvent en position d'autorité. Ce qui, précisons-le, inclut pour les caquistes les enseignants. Le projet de loi et sa communication seront évidemment basés sur la protection de la « laïcité », mais, puisque c’est le port de signe distinctif qui est visé, ce sont surtout les femmes musulmanes qui seront visées. On pourrait aussi y ajouter le cas des sikhs, mais cette communauté n’est pas aussi bien représentée au Québec qu’elle l’est en Ontario et, il faut l’avouer, l’islam jouit d’une appréciation particulièrement négative depuis les attentats du 11 septembre 2001, ce qui n’est pas le cas des autres religions.
Récemment, un sondage est venu confirmer ce constat en indiquant que plus de 50% des sondés étaient d’accord avec cette volonté du nouveau gouvernement. Ce qui a donné un regain inespéré aux diverses tendances de la droite identitaire sur leurs appuis populaires. De l’autre côté, c’est surtout des dénonciations contre le populisme et la xénophobie qui se sont fait entendre. En fin de compte, les débats qui ont présentement lieu sont viciés par des conceptions du monde diamétralement opposé, mais qui se qualifie tous deux de « progressiste », ce qui pourrait en surprendre plus d’un.
Comme je l’exposais dans ma chronique L’Islam en question (2016) cette division idéologique se définit en ces termes :
Le premier, laïciste & plus ou moins hostile à l’Islam, se présente comme le représentant de l’égalité homme-femme, du droit des gais, etc. Ceux-ci revendiquent une lutte contre une idéologie religieuse jugée réactionnaire, un peu sur le modèle de celle menée à l’époque de la Révolution tranquille ou du 18e & 19e siècle en France. Certains de ses représentants iront parfois jusqu’à parler de « fascislamisme » ou de « fascisme vert » pour mettre leur position en emphase et ainsi usurper la vieille rhétorique antifasciste, comme le fait allégrement BHL depuis longtemps. Les seconds, soit les multiculturalistes plus ou moins favorable à l’exercice du culte islamique, se présenteront, quant à eux, comme les défenseurs des droits individuels et de l’antiracisme classique. Le rejet de l’Islam étant essentiellement considéré par ces derniers comme étant une forme de racisme, toute ingérence ayant vocation à contraindre la pratique du culte sera ipso facto interprétée comme émanant de sentiments racistes « mêmes si emballés d’un argumentaire progressiste », diront ces derniers.
Cette division sur la question s’est parfaitement incarnée dans le récent débat qui a eu lieu entre Francine Pelletier et Djemila Benhabib sur les ondes de Radio Canada. Débat caricatural s’il y en est, puisque les arguties étaient émises de part et d’autre, notamment sur le port du hijab, considéré comme un « droit humain fondamental », pour la première et un moyen « d’infériorisation des femmes » pour la seconde. En vérité, le port du hijab au travail n’est pas plus un « droit » qu’il n’est un « instrument d’infériorisation » des femmes.
Mettons quelques points au clair, le port du hijab dans notre société est beaucoup moins une obligation religieuse qu’un référent identitaire. Si l’on affirme à raison que bien des femmes le porte par choix, ce n’est pas tant à cause d’obligations religieuses contraintes, que parce qu’elles souhaitent montrer leur appartenance à la communauté musulmane. La référence aux droits religieux est simplement plus pratique pour faire valoir ce souhait culturel. Rappelons que le voile n’est pas plus une obligation religieuse pour les musulmans que le port de la croix chez les catholiques et la kippa des juifs[1]. Toutes ces « femmes de gauche » qui portent le hijab et ces « féministes musulmanes » qui ne le portent pas en sont l’illustration la plus évidente !
Ensuite, il existe bien des cas de femmes infériorisées portant le voile chez les communautés immigrantes, mais l’interdiction ou l’acceptation de celui-ci dans les postes d’autorité de la fonction publique ne les toucheront pas vraiment, puisqu’elles ne travaillent généralement pas. Et puis, même à considérer qu’elles soient forcées de travailler sans voile, leur situation ne risque pas de changer, puisque cette « pratique familiale » est d’abord un effet de l’enclavement de ces communautés entrent-elles. Enclavement ethnique qui doit d’abord être combattu par l’inclusion à la collectivité et non pas par des lois vestimentaires qui leur en limiteraient l’accès. De telles lois ont d’ailleurs généralement pour conséquence de radicaliser les personnes concernées et empire la situation au lieu de l’apaiser.
À l’évidence, ce débat n’est pas constructif du tout et divise la société sur de très mauvaises bases. Surtout à gauche, étant donné que cette question divise les classes pauvres de notre société sur une question somme toute secondaire, si nous la mettons en parallèle des impératifs sociaux et écologiques de notre temps. Je sais déjà ce que les plus ardents militants de ces causes me répondront. À leurs savantes injonctions, je répondrai simplement que le port d’un quelconque vêtement ne peut s’assimiler au droit de pratiquer une religion et que le port du hijab ne peut pas non plus être assimilé à du prosélytisme.
Une pratique religieuse est un mode de vie, certes, mais celle-ci a toujours été limitée par le droit lui-même dans nos sociétés[2]. De plus, la vie au travail a toujours impliqué des devoirs qui limitent nos libertés et qui sont théoriquement[3] acceptés, dès lors que l’on s’y est engagé. À l'inverse, le prosélytisme n’a jamais été le fruit de symboles et de signes distinctifs, puisque c’est avec des mots que l'on convainc ou convertit des gens. Il est donc de ce point de vue plus que douteux que des symboles aussi négativement connotés que ceux de l’islam soient capables d’autre chose que de provoquer la marginalisation chez celles qui le portent.
En fait, les arguments autour de la laïcité et des droits de l’Homme sont complètement hors sujet dans le cas qui nous occupe. La vraie question qui se pose doit être celle de l’uniforme et/ou du code vestimentaire au travail. Le voile étant d’abord un référent identitaire, il doit donc être perçu comme tel et, en fonction du fait qu’il touche un travail qui implique des vêtements spéciaux, il peut être interdit ou non sans devenir un débat de société central. À mon avis, il ne me semble pas pertinent d’interdire le port du voile chez les enseignants puisqu’il n’y a pas, à ma connaissance, de code vestimentaire particulier pour les professeures. À contrario, je ne crois pas qu’il soit juste de permettre le port du voile ou d’autre signe distinctif dans le cas où l’emploi nécessite de porter un uniforme, puisque le but de l’uniforme est d’uniformiser une même tenue vestimentaire pour tous et toutes. Enfin, le « multiforme » pourrait être une alternative, mais pas sans que des exceptions puissent également s’appliquer aux autres, car ce serait à raison vécu comme un privilège religieux. Rappelons que la religion n’est pas moins protégée que l’ensemble des convictions des individus dans nos chartes de droits.
L’État est laïc et non pas athée, je le sais bien, mais il serait, à mon avis, tout de même plus productif de baser le traitement de ces problèmes sur leur appréciation matérielle et factuelle. Ce qui implique de raisonner en grande partie en athée. Le port d’un quelconque vêtement ou signe distinctif devrait être analysé pour ce qu’il est et non pas sur la base de son substrat métaphysique. De plus, il me semble plus pertinent de laisser les corps professionnels décider collectivement des exceptions ou des interdictions à appliquer au code vestimentaire qui les concerne. Il est très facile de polémiquer sur ces questions, mais ceux qui travaillent dans ces domaines seront toujours plus à même de définir un consensus viable à long terme que les polémistes de tout acabit. La loi que veut faire voter la CAQ sera peut-être effective pendant un temps, mais sans consensus viable elle sera fatalement modifiée par un autre gouvernement et par voie de conséquence, le débat et ses effets négatifs seront sans fin.
Benedikt Arden (décembre 2018)
[1] Il s’agit tout simplement d’une pratique culturelle qui diffère d’un pays à l’autre.
[2] La « Charia » ne peut être instaurée que si l’on piétine le droit libéral. Droit libéral qui est à l’origine du droit de liberté de religion.
[3] Je précise « théoriquement », car l’emploi n’est pas du tout un choix, mais une obligation pour l’immense majorité d’entre nous, puisque c’est la seule voie d’accès à « l’argent ». « Argent » nécessaire à absolument TOUT dans nos sociétés capitalistes.