C’était dans la nuit du 6 juillet
2013 que la mort frappa la municipalité de Lac-Mégantic. La faucheuse prit la
vie de 47 personnes cette nuit-là et sidéra la population entière par une
violence qui ne pouvait que marquer l’imagination du Québec en entier. Les
commémorations et les déclarations publiques ne tardèrent guère de la part des autorités
de l’époque, car la pression était grande. Ces derniers ont d’ailleurs eu également
la décence de mettre en place quelques enquêtes afin de faire la lumière sur
cette horrible affaire. Mais par la suite, le flot médiatique sut rapidement faire
de cette catastrophe un flou souvenir sans conséquence pour la majorité d’entre
nous.
Mais après ces 4 années passées,
les 3 rapports tablettés, les 2 changements de gouvernement et la faillite de
la compagnie fautive, que reste-t-il des leçons tirées de cette tragédie ? Très
peu en effet. Alors pourquoi notre société si prompte à légiférer à tout va
pour notre sécurité, n’a-t-elle pas tiré les principaux enseignements que cette
affaire fit émerger ? Les statistiques de décès de la route ou au travail ne
sont-ils pas constamment suivis d’application réglementaire ? Alors pourquoi
n’en serait-il pas de même pour ce type de catastrophe ?
La réponse n’est pas difficile à
trouver, car, si les nouveaux pouvoirs en place depuis cette tragédie ont bel
et bien changés, leur principal intérêt face de notre sécurité lui ne l’a guère
été. Ce souci de notre intégrité, d’abord et avant tout centré sur des actions
qui l’aident à balancer son budget (les bons vieux tickets d’infraction), ne va
jamais au détriment des « vraies affaires » ! « Vraies affaires », toujours
promptes, elles aussi, à déterminer nos vies, car, il faut le savoir, il s’agit
avant tout du genre « d’affaires » que les hommes dits « d’affaires » savent
imposer aux décideurs comme la priorité d’une société qui se veut « libre » et «
démocratique » ! Il en va ainsi dans tout le « monde libre », celui notamment dominé
par le grand capital !
Mais que s’est-il passé en cette
sombre nuit et que sont ces enseignements qui ne valaient même pas la vie de 47
personnes ? Pour y répondre, un rapide retour sur les événements est de mise.
Le compte-rendu le plus clair, complet et concis de cet événement est sans
doute celui présent sur la page Wikipédia
dédiée à l’affaire. Je vous offre d’abord ce petit condensé factuel et
légèrement épuré de l’événement avant de revenir sur les enseignements de cette
tragédie :
Le train était composé de cinq locomotives
et de 72 wagons-citernes de pétrole brut provenant de la formation de Bakken,
au Dakota du Nord (États-Unis), destiné à la raffinerie de pétrole d'Irving Oil
à Saint-Jean (Nouveau-Brunswick). Entré au Canada à Windsor, le train était
passé par Burlington, Mississauga et Toronto, avant d'arriver sur les voies de
la ligne ferroviaire Montreal, Maine & Atlantic Railway (MM&A), un
chemin de fer secondaire qui relie Montréal à la côte atlantique du Maine, et
de là, vers les provinces maritimes du Canada.
Composé, au départ du Dakota, de 78
wagons-citernes, le train n'en comptait plus que 72 lors de l'accident, six
wagons ayant été retirés à Montréal en raison de problèmes mécaniques. Les
wagons-citernes étaient de type DOT-111, un modèle utilisé depuis de nombreuses
années en Amérique du Nord pour transporter différents liquides. […] Le convoi
a été pris en charge par la Montreal, Maine & Atlantic à la gare de triage
du Canadien Pacifique, à Côte-Saint-Luc, sur l'île de Montréal. Le convoi a
d'abord circulé sur des voies du CP, avant d'emprunter le réseau ferré de la
MM&A à partir de Saint-Jean-sur-Richelieu.
Le 5 juillet vers 23 h (HAE), le train de la
MM&A arrive à Nantes, une localité située à une douzaine de kilomètres au
nord-ouest de Lac-Mégantic. Le seul occupant du convoi, le conducteur Tom
Harding, un cheminot expérimenté, arrive à la fin de son quart de travail. Il
immobilise le convoi sur la voie principale en laissant fonctionner sans
surveillance la locomotive de tête, numéro 5017, en attente d'un autre
équipage. Le changement d'équipage à Nantes est une opération de routine pour
la MM&A. […]
Vers 23 h 32, des résidents de Nantes
avisent les pompiers d'un incendie qui fait rage dans une locomotive stationnée
sur la voie ferrée qui longe le village. Douze pompiers se rendent sur les
lieux une dizaine de minutes plus tard pour éteindre un incendie qui s'était
déclaré dans une conduite d'huile ou de carburant. […] Lors de leur arrivée sur
place, les pompiers constatent que des flammes sortaient de la cheminée. Vers
23 h 50, les pompiers communiquent avec le contrôleur du trafic ferroviaire de
la MM&A à Farnham pour signaler l'incendie. Au cours de leur intervention,
les pompiers coupent le moteur de la locomotive. Ils éteignent le feu à 0 h 13
et quittent les lieux après avoir remis le train à deux représentants de la
MM&A, qui sont arrivés sur les lieux entretemps.
Selon le Bureau de la sécurité des
transports, le train recommence à rouler sans équipage à 0 h 56 pour une raison
encore inconnue. Le convoi dévale la pente de 1,2 % vers Lac-Mégantic. À 1 h
14, des témoins signalent que le train circule à vive allure au centre-ville de
Lac-Mégantic.
Les cinq locomotives se détachent du reste
du convoi et poursuivent leur route sur une distance de 800 mètres. Le reste du
convoi déraille dans une courbe près de la rue Cartier, provoquant la première
d'une série d'explosions et déclenchant un véritable « bombardement incendiaire
».
Ce que nous pouvons retenir de
cette tragédie est, en premier lieu, que le type de wagon utilisé par la
MM&A pour transporter le pétrole (le DOT-111) était visiblement trop
faiblement constitué pour résister à un déraillement à haute vitesse. Il s’agit
ici de la seule leçon que l’État s’est donné le droit de tirer car, si l’on met
de côté sa
promotion opportuniste du transport de pétrole par pipeline, orchestré sur
la base de cette catastrophe, le transport de matières dangereuses par train a
effectivement subi une
légère hausse de norme par le fédéral en 2014.
La seconde leçon est l’absence de
conducteur ou de surveillance d’un train nécessitant un moteur en marche pour
rester là où il doit être. La troisième leçon est le visible manque d’entretien
des wagons et des locomotives utilisés. La 4e leçon est la
disposition de la voie ferrée, qui, sans tenir compte de cette courbe acerbe
dans un centre-ville (ce qui n’est pas rien!), peut également servir de « stationnement
» en haut d’une ville comme Lac-Mégantic. La 5e leçon est la matière
même que contenaient les wagons, soit le tristement célèbre pétrole de schisme.
Celui-là même que notre gouvernement du Québec souhaite tant exploiter dans le
bas du fleuve. Et la dernière leçon, et non la moindre, est la possibilité
qu’une compagnie subventionnée par Québec, Ottawa et la Caisse de dépôt et
placement du Québec puisse (après avoir pris soin de transférer ces fonds aux
actionnaires, soit 75% à Ed Burkhardt[1]
lui-même) faire faillite sans réellement répondre de ses actes.
Comme souligné ci-dessus, seule
la norme concernant le transport de matière dangereuse à faire l’objet d’une
révision. Mais, comme dans bien des cas équivalents, il serait plus sage de
suivre l’avis
des experts sur le sujet en amont plutôt que d’attendre bêtement que les
accidents ne surviennent. Mais comme pour bien d’autres cas, les autorités
semblent souvent laxistes quand la sécurité des citoyens et l’environnement
viennent limiter la « liberté » des entreprises.
Pour ce qui est des autres leçons,
comme la première, nous pourrions délibérer bien longtemps sur la surface des
choses, sans pour autant comprendre les fondements profonds de cette tragédie.
Si nous nous limitons aux comportements individuels des acteurs rien ne pourra
résulter d’autre que des blâmes de négligence et encore… Les responsables en
amont sont rarement inquiétées par les autorités. Seuls les exécutants le sont,
même s’ils sont blâmés pour des pratiques souvent officieusement imposées par
la direction, car elle-même contraint par l’actionnariat à un rendement
trimestriel maximal, au détriment de toute autre considération.
Ce qu’il faut comprendre, c’est
que les personnes agissent de plein gré qu’en apparence. En réalité cette
liberté n’est que toute théorique car, dans la plupart des cas, les acteurs sociaux
ont des tâches impliquant des résultats qui proviennent de la structure
économique dans lequel les individus interagissent. Du législateur à
l’exécutant, tous doivent rendre des comptes et atteindre les résultats
escomptés par les bénéficiaires de leurs tâches. Il en va également de même
pour une grande partie de notre vie privée (nos responsabilités).
En regardant le dossier de près,
on se rend bien vite compte que le manque d’entretien de la locomotive et des
wagons ainsi que le douteux remplacement de chauffeurs par des systèmes de
télécommande dans ses locomotives sont dictés par les pratiques dites «
agressives » de réduction des coûts d'exploitation. En réalité, la MM&A
comme Ed Burkhardt ne sont que le produit d’un ordre social qui fait de la
croissance économique l’alpha et l’oméga de nos sociétés. L’optimisation de la
plus-value est le cœur de tous les espaces incorporés dans les traités de
libre-échange, ceux-là mêmes que nos gouvernements s’empressent toujours de
signer au nom des « vraies affaires ».
Les traités de libre-échange,
loin d’être des espaces privilégiant les hauts standards environnementaux,
sociaux, éthiques, de sécurité ou de qualité, sont des espaces qui privilégient
la « liberté » de la propriété lucrative. Autrement dit, celui du capital. Le
capital enfin « libéré » fera donc la seule chose qu’il sait faire.
C’est-à-dire croître en quantité, ce que l’on appelle de la « croissance ». Les
propriétaires du capital ne ressemblent plus tellement aux anciens stéréotypes
issus du 19e siècle[2],
car essentiellement remplacés par des fonds d’investissement. Ces institutions
sont d’ailleurs également dirigées par des employés qui doivent aussi rendre
des comptes à leurs clients. Comme Ed Burkhardt, plusieurs capitalistes à
l’ancienne existent encore, mais la majorité du 1% préfère de loin la prudence
(en ne mettant pas tous leurs œufs dans le même panier, comme on dit) et préfère
placer leur argent dans toute sorte de domaines, comme ceux sus-cités. C’est
d’ailleurs le principal problème, car les connaissances directes des industries
dans lesquelles ces investisseurs ont mis leurs deniers étant plutôt limitées.
Le seul élément proprement pertinent pour eux, afin de juger la direction, sera
évidemment le taux du retour sur investissement trimestriel (le profit).
Comme les compagnies
appartiennent à des gens qui se fichent bien de savoir comment leur argent est
créé. Les directions, responsables de satisfaire ces appétits gloutons, auront
beaucoup de mal à faire valoir le « bon sens » et « l’éthique » pour expliquer
un mauvais bilan. Les actions se vendant aussi vite qu’ils s’achètent. Une
direction trop prompte à faire valoir le bon sens aux actionnaires pourrait
facilement être remplacée ou pire, la compagnie mise en faillite et rachetée en
un tour de main (ou d’action) ! C’est pourquoi le cadre Étatique est essentiel
pour que le capitalisme lui-même ne s’autodétruise pas au bout du fameux
trimestre. C’est en raison des lois que votent nos législatures que le minimum
vital est respecté par ces requins et non par une éthique quelconque.
L’État est au service du
capitalisme, car les partis au pouvoir l’interprètent comme la forme la plus
avancée de « liberté », mais il doit aussi le contraindre pour son bien. C’est
pourquoi des normes existent. Mais dans le cadre du libre-échange, les transnationales
ont le rapport de force avec eux, s’ils ne s’entendent pas avec l’État. Car ce
dernier n’a plus la possibilité de contraindre le capital à rester sur leur sol,
étant en régime de « libre-échange ». C’est pourquoi les transnationales sont
capables de mettre les États en concurrence et les faire s’ajuster entre eux,
mais constamment à la baisse[3].
C’est dans ce cadre que des tragédies comme celle de Lac-Mégantic surviennent
et continueront de survenir. Et c’est également pour cette raison qu’il n’y a
aucune raison de faire confiance à ceux qui prétendent que des pipelines seraient
une option plus sécuritaire que le train ou que les puits de gaz de schisme
seraient une source d’enrichissement pour les populations riveraines.
Les comportements individuels des
décideurs de l’activité économique sont toujours amenés à être ce que la
structure économique et légale les portera à être. C’est pourquoi les
tentatives de moralisation des capitalistes à la Ed Burkhardt sont des chimères
aussi stupides que celles du capitalisme … Le problème est d’abord et avant
tout issu d’un système qui refuse de comprendre que l’activité économique doit
être au service du peuple et non pas au service de lui-même ! Un système qui
par principe est incapable de faire une différence entre la propriété d’usage
(les objets que nous possédons) et la propriété d’échange (le capital sous
toutes ses formes) et qui se refuse à toute planification économique, même dans
un contexte de crise écologique aussi grave que celui que nous connaissons, est
un système qui ne peut nous conduire qu’à la mort !
Il en va de la vie de nos
compatriotes, comme de l’Humanité tout entière. Il faut combattre ce système
stupide, car le capitalisme tue !
Benedikt Arden (août 2017)
[1] Le
patron de la MM&A.
[2] Un
portrait classique serait par exemple celui d’un homme gras, sans scrupule et
vendant son âme au diable pour une poignée de dollars.
[3] À
l’exception des cas où l’exigence favoriserait le conglomérat de capitalistes
qui ont de facto le pouvoir sur l’économie internationale.