Depuis peu, je note que l'usage du
paradoxe de la tolérance, du philosophe Karl Popper, est souvent utilisé afin
de servir de justification morale à certaines formes de violence faite aux
militants de La Meute et plus généralement aux militants d’extrême droite. Cette
justification, issue d’une réflexion purement conceptuelle, pose évidemment
plusieurs problèmes politiques assez lourds de conséquences, car remettant en
question le principe même de l’égalité devant la loi. Sans compter qu’elle pose
de sérieuses implications à des accusations qui sont par nature du domaine de
l’arbitraire.
Si nous mettons un instant de
côté le fond du message de Popper, l’interprétation qui en est faite par les militants
antifascistes ressemble surtout à la déclaration de guerre qu’Antoine de
Saint-Just envoya aux contre-révolutionnaires de son époque, soit : « Pas
de liberté pour les ennemis de la liberté ! » Mais peu importe la formulation,
il s’agit avant tout de justifier l’usage de moyens qui vont à l’encontre des
principes défendus par les acteurs des luttes progressistes envers les
réactionnaires qui tentent de rétablir l’ordre ancien. L’interprétation que
certains se font du paradoxe de la tolérance ne fait donc que schématiser une
pratique qui est depuis longtemps établie. Soit de sanctuariser les conquêtes
des droits politiques durement acquis.
Avant de commenter plus avant le
paradoxe, relisons ce que Karl Popper propose dans La Société ouverte et ses
ennemis :
« Moins connu est le paradoxe de la
tolérance : la tolérance illimitée doit mener à la disparition de la tolérance.
Si nous étendons la tolérance illimitée même à ceux qui sont intolérants, si
nous ne sommes pas disposés à défendre une société tolérante contre l'impact de
l'intolérant, alors le tolérant sera détruit, et la tolérance avec lui. […]
nous devrions revendiquer le droit de les supprimer [les intolérants], au
besoin, même par la force […] Nous devrions donc revendiquer, au nom de la
tolérance, le droit de ne pas tolérer l'intolérant.
Je ne veux pas dire par là qu’il faille toujours
empêcher l’expression de théories intolérantes. Tant qu’il est possible de les
contrer par des arguments logiques et de les contenir avec l’aide de l’opinion
publique, on aurait tort de les interdire. Mais il faut toujours revendiquer le
droit de le faire, même par la force si cela devient nécessaire, car il se peut
fort bien que les tenants de ces théories se refusent à toute discussion
logique et ne répondent aux arguments que par la violence. Il faudrait alors
considérer que, ce faisant, ils se placent hors la loi et que l’incitation à
l’intolérance est criminelle au même titre que l’incitation au meurtre, par
exemple.
Si l’on est d’une tolérance absolue, même
envers les intolérants, et qu’on ne défend pas la société tolérante contre
leurs assauts, les tolérants seront anéantis, et avec eux la tolérance. »
Comme vous l’avez probablement
remarqué, le paradoxe de Popper repose sur une impossibilité pratique et le
paradoxe n’existe que sur une forme conceptuelle. S'il est vrai que la
tolérance prise dans l'absolu est une stupidité[1], le paradoxe
repose avant tout sur une confusion de la nature de ce que doit être « la
tolérance ». Je m’explique.
En théorie dans un État de droit,
on protège (par exemple) la liberté d'expression quand elle ne représente pas
un délit oral. Autrement dit, une calomnie, un appel à un acte illégal, des
préjugés dégradants, etc. C'est la même chose pour les actions des individus,
car « ce qui n'est pas interdit est autorisé », comme le rappel cet axiome
juridique.
À partir du moment où l'on juge
les actions et les idées comme elles doivent l'être du point de vue
matérialiste, c'est-à-dire de ne s'occuper que de ce qui existe (les idées
n'existent que sous la forme d'action ou de paroles), on ne voit plus très bien
où se trouve le paradoxe. À moins de considérer les contraintes qu'impose le
respect des droits de la personne (les sanctions qu'impose la loi) comme une
forme d'intolérance ! Le concept qui sous-tend la loi n'est pourtant pas de
l'intolérance, mais les règles du vivre ensemble. Enfin, si les lois sont bien
faites, ce qui n’est évidemment pas le cas au Québec, comme au Canada…
Les idées, qu'elles soient aussi
immondes qu'on peut imaginer, ne sont que des idées (c'est-à-dire une production immatérielle de
notre cerveau) donc sans conséquence du point de vue des droits. C'est lorsque
ces idées se matérialisent qu'elles peuvent engendrer ce que Popper considère
comme un risque pour la tolérance. Les droits humains, même ceux définis par le
droit bourgeois, forment des règles certes encore imparfaites du point de vue
économique, mais qui, lorsqu’appliquées, dépassent aisément ledit paradoxe. En
tout cas du point de vue qui nous concerne présentement.
En somme, la société tolérante ne
peut pas être tolérante dans l’absolu, car elle se prive des moyens de sa
propre existence. Cependant, si l’État de droit est tolérant parce qu’il permet
tout ce qui n’est pas interdit, il n’autorise pas sa propre subversion. C’est
pourtant bien connu. Et si des « intolérants » veulent s’attaquer à l’État de
droit, celui-ci a le devoir de se défendre sans pour autant avoir à s’en
expliquer, car il s’agit du fondement même du « contrat social » (toujours en
théorie).
Il en va de même pour la démocratie
en général. L’argument qui prétend que les élections pourraient mettre au
pouvoir un parti ou un individu ayant la possibilité de mettre fin aux
élections ou bafouer les droits de l’homme est une réalité, mais qui n’est pas
spécifique à l’extrême droite ou à l’intolérance en générale. Bien souvent,
c’est même sous le couvert de la « tolérance » ou des nécessités de l’économie
que nos gouvernements justifient des mesures qui vont à l’encontre de nos
droits. L’abolition
des référendums municipaux par le gouvernement libéral en est un parfait
exemple. Tous les partis ont le droit de faire valoir leurs idées et d’essayer
de les appliquer en prenant temporairement le pouvoir dans un régime multipartite,
mais il y a normalement une limite. Un ensemble de principes qui doivent être
le centre du contrat social de la communauté nationale. Et ce contrat est ce que l’on appelle la «
constitution ». Constitution qui ne devrait jamais être adoptée ou modifiée
sans de larges débats et l’accord de la majorité du peuple (encore en théorie).
Mais comme mentionné ci-dessus, l’extrême droite n’a pas eu besoin de prendre le
pouvoir pour que quelqu’un fasse
fi de ce principe en novembre 1981. Le parti libéral du Canada en a été
parfaitement capable tout seul.
Pour en revenir à la violence ou
à l’intimidation effectuée aux membres de l’extrême droite. Les seules
questions qui comptent vraiment, pour y répondre, sont celles-ci : est-ce que ces derniers ont les mêmes
droits que les autres ? Et faut-il limiter leur « liberté » s’il s’agit d’une
menace ? Dans les deux cas, la réponse est positive, car la loi
a normalement le devoir d’empêcher les comportements qui sont des menaces à la
liberté. Ceci, au même titre que l’on ne peut pas prétendre avoir la « liberté
» de voler son voisin, car le principe de propriété est considéré comme
inviolable[2]
dans nos constitutions. Mais
pour être privé de sa liberté, faut-il encore être en infraction sur ce qui est
autorisé ou « toléré », ce qui n’est pas toujours le cas quand certains perçoivent
une menace idéologique. Et c’est à partir de ce moment que le paradoxe de Popper
est utilisé. Parfois à raison, mais dernièrement un peu plus souvent à tort … Enfin, là c’est un autre sujet.
Dans cet ordre d'idée, je note
que ce non-paradoxe en cache un autre plus amusant. Avez-vous remarqué que les
plus ardents promoteurs du paradoxe de Popper sont souvent les mêmes qui font
la promotion d'un modèle de société sans État, polices, juges, frontières, etc.
Malgré le fait que ce sont ces institutions qui ont (normalement) le mandat de
faire respecter l'État de droit (État de droit imparfait comme je l'ai déjà
dit) et ainsi maintenir la tolérance et la liberté d'expression? Cette volonté
affichée de détruire le cadre étatique devient donc une menace à la liberté et
au droit des gens, car son absence signifie retourner tout droit dans un régime arbitraire. Même
si ceux qui font la promotion d’un système sans État croient sincèrement qu’ils
bâtiront de cette façon un monde de tolérance, ils rendent inévitable la venue
d'une société arbitraire et discriminante pour la simple raison qu’ils sont eux
même incapables de faire valoir un droit égal pour tous. S’il devait y avoir
paradoxe, ce serait bien celui-là, car tout ce qui reste après la mort de
l'État de droit, c'est le rapport de force.
Les personnes aux croyances d’extrême
droite n’ont pas plus le droit de bafouer le droit que quiconque et c’est sur
cette base que le paradoxe de Popper n’en est pas vraiment un. Un contrat
social bien conçu est donc la seule voie vers une société de tolérance.
Benedikt Arden (août 2017)
[1] Ce
que Popper n’a jamais prétendu.
[2] Je
m’empresse de préciser que le principe de propriété n’est pas ce que j’appelle
une « loi bien faite », car elle renvoie à deux notions bien distinctes, soit
la propriété d’usage et la propriété d’échange. Je revois le lecteur intéressé
à ce
texte sur le sujet.