Il arrive fréquemment que dans
l’histoire des idées, certaines d’entre elles passent de gauche à droite. Non
parce que ces idées seraient à ce point façonnées par l’époque qu’elles en
changeraient de nature, mais tout simplement parce que la notion de gauche et
de droite est notoirement instable et comporte bien des limites dans leurs
définitions. L’époque actuelle fourmille de ces limites et les paradoxes ne
manquent pas. Les diverses
questions identitaires en sont évidemment pour beaucoup et leurs approches
parfois étranges apportent une savante confusion aux étiquettes politiques déjà
existantes. L’un de ces concepts - la liberté d’expression - a récemment
apporté son lot de confusion au brouillard actuelle et sème depuis peu la
controverse un peu partout dans le monde occidental et notamment au Québec.
La liberté d’expression était,
jusqu’à récemment, l’archétype même du consensus politique, mais semble
maintenant vouloir devenir l’étendard d’un courant d’une droite postmoderne,
qui épouse certaines des causes classiques de la gauche (notamment la liberté
d’expression) pour défendre une conception plus ou moins conservatrice de
l’identité. Et de l’autre côté, une frange de plus en plus large de la gauche s’en
fait l’adversaire pour des raisons relevant essentiellement de l’argumentaire
religieux et d’un antifascisme plus ou moins déphasé. Cette évolution est à ce
point étrange que si quelqu’un du 19e siècle était capable de
voyager jusqu’à notre époque, il serait probablement enclin à croire (pour un
instant du moins) que la gauche serait de droite et inversement. Cet
hypothétique voyageur remarquerait probablement bien vite que la situation
politique d’aujourd’hui est bien différente de celle de son époque et que cette
conjoncture politique est directement liée à la sensible question de
l’immigration, situation que l’Histoire n’a jamais connue sur une pareille
échelle. Comme vous le savez, cette question est aussi complexe que polémique
et il n’est pas ici question d’en traiter, mais il faut tout de même admettre
que c’est le point de départ de ce changement si notable de l’axe
gauche-droite. Je réfère le lecteur intéressé à mon article sur la question de
l’Islam.
Comme je l’indiquais dans ce
texte justement, les critères de l’immigration au Québec étant pour des raisons
évidentes centrées sur la langue et le monde francophone disposé à immigrer
étant pour une grande partie issue du Maghreb, l’islam fut le catalyseur tout
trouvé de cet affrontement idéologique. Celui-ci est même devenu l’un des
centres de gravité de l’affrontement gauche-droite, pour ce qui traite de la
liberté d’expression. Dans « l’Islam en question », je présentais cette
division en ces termes :
[de nos jours
on constate] l’émergence d’une nouvelle
opposition politique plutôt originale, si nous l’analysons d’après les critères
politiques habituels (gauche vs droite). Soit une opposition centrée sur la
question même de l’Islam et qui se voit s’affronter (grosso modo) des groupes
se revendiquant du laïcisme (plus ou moins athée) et du nationalisme culturel
contre ceux défendant le multiculturalisme et le communautarisme.
[…] Le premier, laïciste & plus ou moins
hostile à l’Islam, se présente comme le représentant de l’égalité homme-femme,
du droit des gais, etc. Ceux-ci revendiquent une lutte contre une idéologie
religieuse jugée réactionnaire, un peu sur le modèle de celle menée à l’époque
de la Révolution tranquille ou du 18e & 19e siècle en France. […] Les
seconds, soit les multiculturalistes plus ou moins favorable à l’exercice du
culte islamique, se présenteront, quant à eux, comme les défenseurs des droits
individuels et de l’antiracisme classique. Le rejet de l’Islam étant
essentiellement considéré par ces derniers comme étant une forme de racisme,
toute ingérence ayant vocation à contraindre la pratique du culte sera ipso facto
interprétée comme émanant de sentiments racistes « mêmes si emballés d’un
argumentaire progressiste », diront ces derniers.
Ceux qui suivent un tant soit peu
l’actualité constateront que ces nouveaux critères politiques prennent de plus
en plus de place au détriment de ceux auquel nous nous sommes accoutumés et que
l’affrontement prend maintenant forme sur le terrain. Les
événements qui sont survenus le 4 mars dernier nous en ont offert un
splendide exemple et devrait susciter à réfléchir sur la question de la liberté
d’expression, car la tangente actuelle rend la situation fortement dangereuse.
La raison en est fort simple,
cette nouvelle droite postmoderne défend la liberté d’expression parce qu’elle
souhaite combattre « l’islam radical » et le courant libéral et
multiculturaliste, bien installé au pouvoir, fait ses choux gras de les combattre
au nom de l’antiracisme. Comme vous devriez le savoir, toutes ces raisons en
cachent bien sûr d’autres et, dans les deux cas, se mélangent à d’autres causes
encore moins avouables et, bien souvent, franchement réactionnaires.
Une bonne partie de ceux qui se
battent pour la liberté d’expression en ce moment le fait, comme je l’ai déjà
mentionné, d’abord pour « critiquer l’islam radical ». Mais aussi pour
critiquer l’islam tout court et donc les effets de ce culte dans le domaine
public. Ce droit est tout à fait nécessaire normalement, mais celui-ci comporte
également le problème d’être une importante source de propagation d’histoires
de peur (exagéré ou carrément fausses) au sujet l’islam et engendre ce que l’on
appelle « l’islamophobie[1]
». Et l’islamophobie dérape très vite au racisme, comme vous le savez. La
formulation généraliste « les Arabes[2]
» pour désigner des gens qui n’ont de commun que la langue en est un dérivé
direct. C’est sur ce constat que se basent les organisations antiracistes et
les gouvernements qui entendent bâillonner ceux qui veulent lutter contre
l’islamisme. Les mesures législatives comme la motion M-103[3],
les actions perturbatrices dans les universités et les contremanifestations ont
toutes cette motivation.
Ce premier constat pourrait
sembler justifier à première vue un certain type de censure. Mais le problème est
que, malgré la réalité d’un double discours évident en provenance des
organisations comme « la Meute » ou « les Fils d’Odin », il se trouve qu’une
grande partie de ceux qui luttent contre ce genre de censure est parfaitement
honnête et veut sincèrement défendre la liberté d’expression. L’expression «
faire couler le bébé avec l’eau de bain » prendre tout son sens en ce moment,
car il devrait être connu de la gauche radicale (dont font partie la majorité
des organisations antiracistes) que les gouvernements n’aiment pas beaucoup ce
genre de liberté. De plus, ces gens oublient un peu trop vite que les
jurisprudences de l’avenir ne tiendront pas nécessairement compte de leurs
bonnes intentions quand ce sera eux qui seront sujets à la censure, car le
principe de la liberté d’expression défend par définition l’expression d’une
opinion auquel l’on n’adhère pas. L’expression estudiantine, lors du printemps
érable, aurait bien pu être muselée sur un tout autre niveau si des
jurisprudences sur les discours haineux avaient été préalablement adoptées.
N’oublions pas que La Déclaration universelle des droits de l'homme (par
exemple), dans son article 2.1, précise que « Chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés
proclamées dans la présente Déclaration, sans distinction aucune, notamment de
race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d'opinion politique ou de
toute autre opinion, d'origine nationale ou sociale [et surtout] de fortune, de naissance ou de
toute autre situation ». Dans à peu près tous les États qui épousent des
constitutions libérales, le droit protège le droit des riches au même titre que
les autres minorités ethniques ou religieuses. C’est pourquoi des crapules
réactionnaires comme Philippe Couillard se font les chantres de l’antiracisme
et du multiculturalisme.
Il est donc plutôt navrant de
voir ces organisations mettre autant d’énergie à scier la branche sur laquelle
ils sont assis, quand il y aurait mille autres moyens de lutter contre le
racisme sans pour autant appuyer la censure d’État[4].
Il devrait pourtant être parfaitement évident qu’il n’est nul besoin de
s’attaquer à la liberté d’expression pour répondre intelligemment à la
xénophobie. La liberté d’expression est déjà suffisamment bien définie pour
avoir à y redouter autre chose que plus de liberté ! Toute incitation à des
crimes ou délits, les attaques ad hominem ou les propos portant atteinte la
dignité des individus ne sont pas de la liberté d’expression. Pas plus que la
promotion égalitaire des idées, comme dans le caricatural exemple : « 5
minutes pour Hitler et 5 minutes pour les juifs »[5].
Mais encore, surtout pour savoir
si ces propos sont respectueux du droit ou pas et ainsi pouvoir les réprimer
s’il le faut, faut-il ne pas préjuger des intentions de leurs auteurs et les
laisser s’exprimer (encore une fois, cela ne signifie pas promouvoir leurs
idées). C’est bien souvent là que se trouve le problème, car une bonne partie
de la gauche est non seulement de plus en plus dressé contre
le principe même de la liberté d’expression, mais tant à confondre « propos
blessant » et « expression d’une personne soupçonnée d’émettre des propos
blessants ». Dans pareil cas, on quitte la simple censure pour réhabilité
l’excommunication et le régime de l’arbitraire. L’Histoire a pourtant démontré
plus d’une fois l’inefficacité de telles mesures, sans compter qu’elle s’est
bien souvent retournée contre ses promoteurs.
Une société qui ne respecte plus
le droit est une société qui se base sur le rapport de force et, même dans
notre société libérale le droit est ici incomplet ou incorrect, il est toujours
pire d’y préférer l’arbitraire. L’arbitraire c’est le règne du plus fort et le
plus fort est celui qui possède la force brute. Et il n’y a pas beaucoup de
recherche à faire pour savoir qui la possède ! Alors il est clair que les
déshérités de la terre (ou simplement ceux de chez nous) ont tout à perdre de
la tangente que prennent les choses.
Je sais bien que l’air du temps
n’est, hélas, plus très complaisant avec le matérialisme et les réflexions
dialectiques, mais je me dois encore une fois de rappeler ces évidences, parce
que et comme le disait jadis Eric Arthur Blair dit George Orwell, « à une époque de supercherie universelle,
dire la vérité est un acte révolutionnaire » !
Benedikt Arden (mars 2017)
[1]
J’entends par islamophobie, la stricte peur de l’islam issue de l’ignorance et
de la désinformation.
[2] Un
« Arabe » est un citoyen d’Arabie, pas un arabophone et encore moins un
musulman.
[3] Ce
n’est pas une loi, mais celle-ci comporte tout de même des implications
légales.
[4]
L’appui est en général tacite, mais reste tout de même un appui.
[5] La
liberté défend le droit d’exprimer ses idées, pas celui de la propager à parts
égales.