Cette année 2017 se verra fêter
le centenaire de la Révolution d’octobre et, à l’instar des dernières années,
qui se sont vu commémorer le centenaire de la Grande Guerre de 1914-1918, il
sera intéressant de se pencher sur ces événements dans l’intention d’en tirer
des leçons pour l’avenir. Évidemment, le rejet quasi unanime des raisons qui
ont engendré la Guerre de 14-18[1]
et la mort de toute une génération n’est pas à l’ordre du jour pour ce qui est
des événements d’octobre. Effectivement, le bilan de ce dernier événement n’a
jamais été unanime. Au point tel que le camp socialiste (de l’époque) lui-même
n’était pas unanime sur ce qu’il fallait penser de cette nouvelle épopée.
Évidemment, dès le lendemain de Révolution d’octobre, et plus encore après la
Deuxième Guerre mondiale, le monde s’est très tôt divisé sur cette question.
Mais que devrions-nous retenir de
la Révolution d’octobre ? Car, si nous nous en tenons à ce que nous fournissent
les manuels d’éducation et les grands médias, il devrait exister un rejet quasi
unanime de ce que fut l’URSS. Il est effectivement véridique que peu de gens
ont un avis positif aujourd’hui sur la question chez nous.
Mais que reproche-t-on à l’URSS
et à Révolution d’octobre exactement ? Pour les plus sympathiques à la cause du
socialisme, ce serait surtout d’avoir mis en place un appareil d’État
autoritaire qui aurait usé du marxisme[2]
pour priver la population de sa liberté au profit d’une caste d’apparatchiks.
Pour les plus réactionnaires, l’URSS aurait été, au contraire, la mise en place
concrète de la doctrine de Marx et que l’aspect liberticide de l’union ne
serait pas conjoncturel, mais bien structurel. Il va sans dire que je ne
souscris en rien à la seconde version et que le débat philosophique concernant
le droit de propriété[3]
n’est pas le but ici recherché, mais il serait très pertinent de revoir les
grandes lignes de ce qui ont fait cette URSS si grandement dénoncée hier et
encore aujourd’hui utilisées comme épouvantail contre ceux et celles qui
aujourd’hui prennent acte de l’impossibilité qu’a le capitalisme à se réformer.
C’est surtout à ce niveau que les leçons de la Révolution d’octobre prendront
leur pertinence. Mais comme toute réflexion qui se veut sérieuse, une remise en
contexte des événements est de mise.
La Russie du XVIIIe siècle était,
pour ainsi dire, très en retard sur les changements économiques du monde
occidental. Le système politique russe était par la même occasion encore très
arriéré et le servage et le féodalisme étaient encore présents en Russie, lors
des premières révolutions socialisantes en Europe de l’Ouest. L’industrie capitaliste
lourde et son sous-produit idéologique, le socialisme, fût importé très
tardivement en Russie et resta plutôt restreint à de petits secteurs. Dans ces
conditions, la révolte du peuple russe fût surtout centrée sur la réforme
agraire (partage de la propriété des terres) et politiquement incarnée par le populisme[4]
et le libéralisme classique. C’est dans ces conditions que le premier parti
socialiste de Russie fît son apparition. Le Parti ouvrier social-démocrate de
Russie (POSDR), fondé en 1898 par un petit groupe d’individus, dont
l’importateur du marxisme (Gueorgui Plekhanov), débuta très modestement et
clandestinement dans cette Russie impériale et tyrannique. Ce groupe, composé
essentiellement d’intellectuels, était tous sauf homogène et plusieurs
tendances y étaient représentées. Comme plusieurs d’entre vous le savent fort
bien, la tendance d’un jeune révolutionnaire têtu du nom de « Vladimir Ilitch Oulianov » (dit Lénine)
triompha en 1903. Cette victoire des thèses de Lénine cassa définitivement le
POSDR et forma les partis dits « Menchevik » (minorité) et « Bolchevik »
(majorité), qui, par la suite, format des tendances très opposées de marxistes[5].
La première (menchevik) était de nature plutôt passive, car croyant au sursaut
populaire issu des grandes étapes[6]
et qui, croyait-on à l’époque, accoucherait nécessairement du socialisme. Cette
tendance allait finalement dans le sens du SPD allemand[7],
soit vers le réformisme et le révisionnisme. De leur côté, les bolcheviks
cultivaient le volontariat et le réalisme politique. Loin de leurs anciens
camarades, les léninistes mettront en place un appareil politique
redoutablement discipliné, capable de subvenir aux besoins de leurs militants
(militants politiques de profession) et organisé par le centralisme
démocratique[8].
Les années qui suivirent la
formation des divers groupes socialistes et la révolution écrasée de 1905[9]
ne virent que peu de changement jusqu’à la Première Guerre mondiale. Comme
certains d’entre vous le savent peut-être déjà, il n’y eut pas une, mais deux
révolutions en 1917. Soit la Révolution de Février (celle qui fit tomber la
monarchie) et celle d’Octobre (la prise du pouvoir par les bolcheviks[10]).
Pour ce qui est de la première, celle-ci suivit les schémas classiques des
révolutions, soit une disette alimentaire issue d’un rude hiver et accentuée
par les dégâts de la guerre. Les manifestations s’organisèrent d’abord aux cris
de « Du pain, du travail ! », mais se radicalisèrent rapidement et les
slogans « À bas la guerre ! », « À bas
l’autocratie ! » devient bien vite dominant. Comme de bien entendu, le régime
réagit comme il en avait l’habitude, soit par la force et la répression.
Malheureusement pour lui, les soldats conscrits n’avaient plus bonne grâce
envers leurs despotes qui les envoyaient à mort. Donc « Vae Victis » ! Ces
derniers se rangèrent donc du côté des manifestants, ce qui sonna le glas de la
monarchie absolue en Russie.
Les mois qui suivirent se
résument assez facilement en chaos social, instabilité politique et désastres
militaires. La population urbaine encore nouvellement politisée et
l'effervescence des idées véhiculées par les principaux partis politiques du
moment firent mousser le débat public à des niveaux hors du commun. Cette
situation exceptionnelle se compliqua encore davantage avec la mise en place
des fameux « soviets » (ou conseil) qui reprirent du service à l’appel des
forces politiques socialistes[11].
L’expérience avait d’abord été tentée en 1905, mais fût écrasé au profit d’une
« douma » (ou parlement) sans grand pouvoir. C’est d’ailleurs de cette douma
qu’émergea le gouvernement provisoire (formée essentiellement de libéraux)
d’ici à la convocation d’une assemblée constituante. Compte tenu des natures
idéologiques des deux pouvoirs, l’instabilité politique devint la règle pour de
nombreux mois et rendit possible le retour de Lénine, en exil depuis près de 20
ans. Les mots d’ordres des bolcheviques étaient forts simples : tout le pouvoir
aux soviets, fin de la guerre & réforme agraire. Ces revendications étaient
complétées par les Thèses d’avril, qui donnait les grandes lignes d’un
programme de transition et refusait toute collaboration avec le pouvoir
bourgeois. Il est à noter que le parti bolchevik se prononçait à l’époque pour
une « dictature démocratique des ouvriers et des paysans[12]
» et acceptait la démocratie avec les autres partis socialistes. Au-delà de
l’oxymore, il s’agissait d’un pouvoir démocratique, mais uniquement au sein du
soviet et sans la représentation du pouvoir officiel.
Comme chacun sait, c’est dans la
nuit du 7 novembre (25 octobre) que les bolcheviks mirent leur plan à
exécution. Bien peu crurent sur le coup à leur chance du succès, mais la faible
garde du palais d’hiver (siège du gouvernement provisoire) ainsi que la
désorganisation générale des autorités permit une prise de pouvoir sans grande
effusion de sang et la mise en place du « Comité militaire révolutionnaire ». À
partir de ce moment, le chaos deviendra maximal. Peu de temps après, les
menchéviks ainsi que l’aile droite des socialistes-révolutionnaires (S.R.)
créèrent le « Comité de Salut de la
Patrie et de la Révolution » en réaction à la prise du pouvoir des bolcheviks.
Ces derniers considéraient cette prise de pouvoir comme illégal et craignaient
que la constituante ne soit annulée (ce qui devait effectivement arriver[13]).
De plus, ce groupe n’était pas d'accord avec les plans de paix précipitée et
voulait continuer la guerre. Enfin, ce qui importe est que seule une partie de
S.R. (les S.R. de gauche) soutenait le comité militaire révolutionnaire.
La suite est d’une complexité
encore accrue et les circonstances qui rendirent les bolcheviks seuls maitres
du pouvoir peuvent se résumer ainsi. Le nouveau pouvoir du comité ne tenait
littéralement qu’à un fil et se maintenait essentiellement par l’assentiment
des prolétaires urbains et des soldats qui avaient soutenu leur prise du
pouvoir. De ce point de vu, il fallait impérieusement livrer la marchandise et
celle-ci devait commencer par la fin de la guerre. Mais hormis les bolcheviks,
peu était enclin à la faire sans victoire militaire chez les alliés de Lénine.
De plus, les réactions au pouvoir commençaient à poindre dès les premiers
moments de la révolution, alors il était nécessaire de faire un compromis avec
les SR de gauche et leur électorat, les paysans. En effet, ces derniers
n’étaient pas du tout partisans de la nationalisation des terres, mais bien de
leur distribution. C’est pourquoi les bolcheviks acceptèrent de les distribuer,
mais ce compromis était envisagé dans la pensée qu’il était nécessaire de
fournir les villes en blé. Les réquisitions chez les paysans étaient dans les
faits inévitables, mais de cette façon la pilule était plus facile à avaler et
maintenait un espoir en l’avenir[14].
Pendant que le nouveau pouvoir se
mettait difficilement en place et tentait tant bien que mal de donner
minimalement satisfaction à leurs partisans, la contre-révolution se mettait en
marche et celle-ci était composée de pratiquement tout le spectre politique.
Peu d’observateurs de l’époque croyaient en leur chance de se maintenir, mais
cet étalement idéologique devait être une partie du salut de cette seconde
révolution, car les monarchistes, les libéraux, les sociaux-démocrates (SR
comme mencheviks) ainsi que les anarchistes n’étaient pas en très bon terme
entre eux, cela va sans dire! Ajoutons à cela, la forte machine du parti
bolchevik, aussi discipliné que pragmatique, qui sut faire fonctionner l’ancien
État russe. Mais cette façon de faire (la fin justifie les moyens) a peut-être
sauvé la révolution, mais l’a aussi entrainé dans la pente de l’autoritarisme. Car
(ironie du sort), bien de ce qui aurait dû disparaitre de l’ancien régime, dû
être maintenu afin d’éviter son retour. Il faut toujours garder en tête que le
directivisme, le centralisme et la force brute ont comme malheureux avantage
d’être fichtrement efficaces dans les situations de trouble civil.
Lénine était un réaliste en
politique. Malgré tout, c’était un réalisme d’abord motivé par un idéal de
justice, qui devait aussi le tuer de fatigue. Connaissant son mode de vie
désintéressé et son acharnement fanatique au travail, il serait bien difficile
de prétendre qu’il aurait agi pour son seul intérêt, d’autant plus que sa
croisade n’a (avant l’année 1917) jamais semblé aller nulle part. Lénine sut
prendre le taureau par les cornes et faire pivoter en quelques années un empire
moyenâgeux en une ébauche d’État socialiste, mais cela d’abord en acceptant de
se salir les mains par un ensemble de décision qui ne peut être comprise
aujourd’hui sans une certaine compréhension des événements. La dureté de la
contre-révolution russe et ensuite mondiale forma une génération d’homme et de
femme qui s’est déraisonnablement désensibilisée à la brutalité et pour qui « la
fin devait un peu trop justifier les moyens ». Après la mort prématurée de
Lénine (en 1924) et pendant que les « vieux bolcheviks » polémiquaient sur des
sujets qui nous semblerait plus ou moins factices aujourd’hui, un homme peu
connu du public de l’époque organisait le pouvoir avec cette nouvelle
génération endurcie par la guerre et le sacrifice. Cet homme vous le savez, usa
allégrement de l’appareil du parti et de l’État pour mettre en place une vision
pour le moins « autoritaire » de la construction du socialisme. C’est malheureusement
ces travers qui fleurirent en URSS et teintèrent de rouge l’Histoire du
socialisme au 20e siècle.
Après avoir fait grossièrement la
narration de l’histoire de cette révolution, tout sauf romantique et cru de
réalisme, il est temps d’évoquer ce que j’entends par « paradoxe de la
révolution ». Au vu de notre recul historique, nous sommes en mesure d’affirmer
que ce qui rend possible une révolution est ironiquement ce qui a tendance à la
rendre autoritaire. Autrement dit, c’est bien ce qui trouble le pouvoir et l’affaiblit
qui le rend accessible aux révolutionnaires. Mais l’arme est à double
tranchant, car c’est ces mêmes troubles qui imposeront au nouveau pouvoir les
mesures autoritaires qui empêcheront la contre-révolution de triompher. Le
grand soir, comme on dit, n’est que la première partie d’une série d’épreuves
qui peuvent toutes être une cause potentielle de dégénérescence de la
révolution. Engels avait déjà tout compris du problème quand il rappelait aux
libertaires qu’ « une révolution est certainement
la chose la plus autoritaire qui soit, c'est l'acte par lequel une fraction de
la population impose sa volonté à l'autre au moyen de fusils, de baïonnettes et
de canons, moyens autoritaires s'il en est; et le parti victorieux, s'il ne
veut pas avoir combattu en vain, doit continuer à dominer avec la terreur que
ses armes inspirent aux réactionnaires[15]
». Le problème essentiel est de
savoir comment une révolution (processus autoritaire par nature) peut faire
émerger un ordre où les droits et les libertés soient non seulement respectés,
mais surtout accrue. Il s’agit bien du leitmotiv à la base du projet ! Pour
conclure, loin de moi l’idée de prétendre donner une recette magique à ce
paradoxe, étant donné que ce sont essentiellement les événements qui
définissent la tournure des choses, mais il est certain que quelques pistes
sont à suivre. Notamment celles qui font prédominer les idées sur les hommes et
la démocratie sur l’efficacité. Néanmoins, faut-il savoir en connaitre le juste
dosage et comme il s’agit d’une science tout sauf exacte, l’expérience des
erreurs de la Révolution d’Octobre n’en sera que plus précieuse.
Benedikt Arden (février 2017)
[1] Soit
l’impérialisme et le chauvinisme.
[2] En
le dogmatisant, afin de justifier des politiques que n’aurait jamais encensés
Marx.
[3]
J’en ai rédigé tout un article en début 2016 : « Petite
critique du droit bourgeois », Réflexion Socialiste #5 Été-automne 2016
[4] Le
populisme russe était un mélange d’anarchisme et de socialisme utopique.
Plusieurs groupes de cette tendance préconisaient le terrorisme. C’est de cette
mouvance qu’émergera le parti Socialiste-Révolutionnaire (S.R.).
[5] Il
existait bien des groupes « ponts » entre ces deux tendances, mais elles furent
sans grand effet sur la suite des événements.
[6] Modernisation
industrielle, révolution bourgeoise, concentration prolétaire et révolution
sociale inévitable.
[7] Parti
Social-démocrate d'Allemagne, parti qui existe toujours aujourd’hui.
[8]
Démocratie dans la décision et unité dans l’action.
[9]
La révolution de 1905 mit en
place les premières ébauches de ce que seront bien des caractéristiques des
révolutions de 1917, notamment celui des soviets. C’est aussi à cette occasion
que certaines des futures personnalités de la révolution d’octobre (comme
Trotski) firent leurs premières armes de révolutionnaire.
[10]
En réalité, ces révolutions ont eu lieu en mars et en novembre. Le calendrier
russe de l’époque différait d’une dizaine de jours.
[11]
Bolcheviks, Mencheviks & Socialistes-révolutionnaires pour l’essentiel.
[12] «
Dictature » est à prendre dans son sens romain, soit un homme ou un groupe qui
se font confier de manière temporaire et légale les pleins pouvoirs en cas de
troubles graves.
[13]
Il est à noter qu’en dehors de la radicalisation des bolcheviks, le contexte de
guerre civile ne s’y prêtait guères.
[14]
Noter que la réquisition des paysans n’est pas arrivée avec la révolution
d’Octobre, mais bien avec la guerre.