Le
sujet fait polémique et les occasions n’ont guère manqué, car au moins 4 ou 5
fois par année à Montréal nous apprenons qu’un commerce se fait vandaliser en
raison de cette question. J’ai bien sûr eu l’occasion de polémiquer sur le
sujet à plusieurs reprises, mais je n’avais jamais perçu ce débat autrement que
comme une erreur tactique due au manque d'expérience de certains militants trop
épris de sensations fortes. Comme ces polémiques ne me semblaient pas
particulièrement sérieuses et que celles-ci sont presque exclusivement internes
à la gauche[1],
je n’ai jamais cru bon d’en faire un article. Mais depuis la dernière « action
directe » à l’encontre de l’épicerie 3734 du quartier St-Henri[2] en mai dernier,
j’ai commencé à accepter l’idée que cette pratique devait réellement être
considérée par bien des gens comme étant une bonne chose, car de plus en plus
soutenu par des textes[3] se voulant sérieux. Malgré le fait
que ce genre « d’action directe », en plus d’être nuisible sur le
plan de la politique traditionnelle[4],
soit totalement erronée du point de vue de la lutte des classes. Donc cette
fois, je me dois de m’incliner devant l’actualité et revenir sur cette question
qui me paraissait pourtant si simple il y a à peine 10 ans, mais qui se trouve
à être aujourd’hui un vecteur de confusion chez ceux qui cherchent à s’attaquer
à ce qui engendre l’injustice.
Mais
d'abord, revenons aux faits. La lutte contre la gentrification n’est pas
vieille, mais est tout de même le produit d’un processus qui lui est visible
depuis plusieurs décennies. Pour faire court, disons que plusieurs quartiers
ont historiquement été bâtis ou peuplés par les masses ouvrières dans les
périodes d’industrialisation (pour Montréal, c’est surtout au court de la fin
du 19e siècle). Ces secteurs pauvres, par définition, étaient bâtis
pour être clairement distincts et séparés des secteurs bourgeois, pour des
raisons que vous connaissez sans doute déjà. Après la Seconde Guerre mondiale,
l’occident tout entier connut une croissance économique fulgurante (les Trente Glorieuses),
ce qui, avec le concours d’une industrialisation accélérée, fit émerger chez
nous une nouvelle élite francophone et une large classe moyenne. Cette
industrialisation donna le coup de grâce au modèle de société rurale
ultramontaine et fit augmenter de beaucoup la population urbaine, encore
majoritairement pauvre. Le centre-ville de Montréal ayant à cette époque un
très haut niveau de criminalité[5],
c’est surtout les banlieues qui profitèrent de l’essor de ces années de
croissance. C’est donc à partir de la génération suivante[6]
que ce retour en ville de gens plus ou moins aisés fût initié. De manière
modeste, il est vrai, ces nouveaux arrivants souhaitaient d’abord profiter de
la baisse de la criminalité et des bas loyers, afin de se placer près du
centre-ville, où les emplois avaient tendance à se centraliser[7].
On doit aussi ajouter à ces considérations que les divers paliers de
gouvernement ont mis en place plusieurs plans de réaménagement urbain pendant
les années 80, afin d’inciter de potentiels nouveaux arrivants[8]
pour ainsi profiter des taxes que cet exode des banlieues et des régions
pouvait engendrer.
C’est
surtout à la fin des années 90 que ce que l’on appelle aujourd’hui « l’embourgeoisement
des quartiers populaires » se fit le plus sentir, avec la troisième
génération : les Y. Cette génération reconnue pour sa tendance artistique,
son ouverture sur le monde et son côté passablement bohème fût le socle de ce
que les Français, et nous par la suite, appellerons les « bobos », ou «
bourgeois bohèmes ». Cette nouvelle classe sociale, sans être vraiment
bourgeoise au sens strict du mot[9],
est par contre friande du mode de vie urbain, de culture, des produits du
terroir et d’écologie. C'est pourquoi les commerces du genre épicerie fine,
produits équitables et boutiques/restaurants/bars thématiques et/ou artistiques
ont émergé de cette population même, au cours des années 2000. Enfin, le terme
de « bobo », d'ailleurs issu du vocabulaire de l’extrême droite française[10],
définirait des citoyens qui se veulent engagés socialement, mais qui ne
voudraient pas trop sacrifier de leur confort et qui donc se limitaient aux
éléments surtout esthétiques (et consommables) du progressisme. Ce terme, comme
vous l’avez compris, est évidemment péjoratif et a surtout pour objectif (pour
la gauche) d’afficher le mépris des militants de terrain envers la « petite
bourgeoisie[11]
urbaine ». Les fameux « young urban
professionals » diront certains.
Évidemment,
l’espace de ces quartiers étant limités et le libre marché étant de rigueur
dans notre civilisation néolibérale, les premiers quartiers embourgeoisés ont
vite débordé sur les autres et de fil en aiguille, les quartiers défavorisés
ont vite fait place aux quartiers « branchés » et les prix des loyers ont de ce
fait explosé en peu de temps. Sauf exception de quelques îlots majoritairement
composés de personnes issues de l’immigration, qui ne tarderont probablement
pas non plus à suivre cette tendance. Évidemment, il y a encore peu de temps,
il ne venait à personne de la gauche radicale de blâmer les « bobos » pour ces
conséquences indirectes et même qu’il était reconnu que la base sociale de
cette population était l’une des composantes de cette gauche radicale. À cette
récente époque, la gentrification était surtout associée à une conséquence du
néolibéralisme, qui réfute toutes organisations sociales et qui devait être
combattu comme telle. Mais par un étrange processus, certains militants en sont
aujourd’hui venus à blâmer les petits commerces de ces quartiers, comme
principale source de l’effet pervers qu’occasionnent le « libre marché » et le
néolibéralisme.
Or,
il est pourtant notablement facile à intégrer que la concurrence entre
multinationales est un mythe aussi « rationnel » que la résurrection
du Christ ! Cette collaboration entre les divers acteurs du capitalisme
engendre ce que Lénine dénonçait déjà en 1916[12],
soit les cartels et les monopoles industriels. Groupes multiples, mais, à
l’instar des leurs homologues du crime organisé, capables de s’entendre sur les
prix et les pratiques commerciales. Ces cartels ayant de longue date colonisé
les centres commerciaux, les jeunes entrepreneurs sont contraints la plupart du
temps[13]
aux commerces de « niches ». Soit le commerce dont les produits ont une
survaleur non économique, comme le commerce équitable, écologique, biologique
et de luxe. De cette façon, les commerçants peuvent utiliser l’éthique (dans le
cas des produits équitables, bio, etc.) des habitants du quartier pour
concurrencer les grandes bannières. C’est d’ailleurs l’un des points
d’attraction qu’ont ces quartiers chez cette classe « bobo », comme je l’ai
déjà mentionné. Et ceci, sans compter que ce type de pratique commerciale était
depuis longtemps pratiquée par les communautés issues de l’immigration avant
d’être imitée par ces populations.
En
plus du commerce, il y a de plus en plus de condos dans ces centres. Et là, on
nage en terrain un peu plus connu, car la lutte contre la gentrification était
auparavant centrée sur cette question. Mais comme pour le commerce, les
habitations de ce type suivent les demandes de cette nouvelle population, car
pour un grand nombre de ces Y, les logements locatifs sont perçus avec raison
comme de l’usure. C’est pourquoi un grand nombre d’entre eux sont amenés à
quitter leur ancien logement locatif (dont l’entretien est souvent négligé afin
d’en augmenter les profits) pour aller se trouver un endroit dont la
responsabilité leur revient. C’est d’ailleurs de cette façon que les quartiers
avoisinants se font coloniser par cette population. Soit en quittant un
logement souvent trop cher, pour emménager dans un condo dans un quartier moins
cher (ce qui contribue évidemment à en augmenter le coût global). Comme pour le
commerce, c’est souvent en passant par des pratiques responsables sur le plan
individuel que les effets gentrificateurs se font le plus sentir et il n’est
guère pertinent de juger les gens qui font ces choix, car, sauf à vouloir
attendre le grand soir de la révolution sociale, ceux-ci ne peuvent choisir
qu’entre ces deux types d’habitations. Les logements sociaux étant bien
évidemment réservés aux familles les plus pauvres.
À
partir de maintenant, le décor est planté et il nous est déjà possible de voir
ce qui cloche dans « l’action directe » de nos militants anti-embourgeoisement.
Selon les dires de leurs défenseurs, il ne serait pas question de nier la bonne
conscience progressiste des acteurs de ce problème, mais de leur faire
comprendre (par des actes bien peu diplomatiques) qu’ils rendent la vie
impossible aux premiers habitants (les pauvres) de par leurs trains de vie
sardanapalesque (bio, équitable, etc.). D’après Fred Burrill[14], il ne serait pas non plus question
de justifier la présence des multinationales, mais de simplement reconnaître
qu’ils offrent les produits dont les pauvres auraient besoin (McDonald,
Dollorama, Insta-Chèques, dépanneurs à bière, prêteurs sur gages, tavernes à
machine à sous, etc.). Pour les logements, l’argumentaire est passablement le
même, soit ne pas vanter le système locatif classique, même si tacitement
soutenu, tout en réclamant des logements sociaux, car l’accès aux condos ne
serait pas envisageable pour cette population.
La première chose que l’on note dans cette
rhétorique, c’est que malgré son « ni-ni »[15], il y a quand même des
effets qui se démarquent clairement en faveur de l’une des parties, car ceux
qui en font les frais sont bien sûr les plus faibles des deux. Il est, comme
vous savez, beaucoup plus facile de s’attaquer aux petits commerces et aux
habitations que de faire grand tort aux franchises de multinationale et aux
rentiers du logement des beaux quartiers. Ensuite, ces attaques se veulent
surtout « symboliques » et, de ce fait, visent les commerces ayant surtout une
« apparence bourgeoise » et ceci sans vraiment tenir compte de ce que signifie
le concept de « bourgeoisie ». Ces commerces « d’apparence bourgeoise »
sont, comme nous l’avons vu, basés sur la survaleur non économique pour exister,
mais comme ils ne sont pas le fruit d’un choix véritable, mais d’une nécessité
issue du cadre économique néolibéral actuel, et que, de surcroît, il soit basé
sur des offres de consommation se voulant généralement plus responsables[16]. Il est
difficile de ne pas y voir un support objectif au commerce le plus immonde qui
existe, soit le commerce de la pauvreté. Car, si cette industrie offre, il est
vrai, des produits de consommation plus abordables aux « consommateurs
pauvres », celle-ci le fait bien évidemment sur le dos des
« travailleurs pauvres », qui (sans parler des esclaves du tiers
monde) sont bien souvent la même personne !
Car le commerce de la pauvreté est un cercle
vicieux où le travailleur pauvre et le consommateur pauvre sont souvent le
même, mais où le second (par schizophrénie sociale) ne respecte pas l’intérêt
de classe du premier. Donc répudier le commerce « bobo » est une
façon de valoriser l’intérêt du consommateur pauvre au détriment de son intérêt
de classe, en tant que travailleur pauvre. Car le niveau de retombée économique
de ce genre de commerce est incontestablement supérieure d’avec celui des
Walmarts, Dollorama, etc[17]. Par
ailleurs, il n’est pas ici question de prétendre, comme le font les néopoujadistes, qu’il y aurait une
différence de nature entre petit et grand commerce et qu’il faille revenir aux
petits commerces d’antan pour plus de justice. Mais de démontrer que de
combattre le petit commerce de niche revient à montrer que l’on ne comprend pas
du tout le monde dans lequel on vit et donc que l’on n’est aucunement en mesure
de se battre pour l’améliorer concrètement. Comme vous le savez surement déjà,
les multinationales ont depuis longtemps compris que leur intérêt était de
séparer l’égoïsme du consommateur de son intérêt de classe en tant que
travailleur(se), car le premier est le pire ennemi du second. Mais de voir des
militants se revendiquant de l’anticapitalisme ne pas voir cette évidence,
relève de l’exploit ! Et je ne parle pas de toute la vanité avec lequel ces
analystes du dimanche vantent leurs analyses « macroéconomiques »
uniquement composées de consommateurs et de commerces !
Encore une fois, je ne prétends pas que le petit
commerce serait la voie du socialisme, mais bien de souligner que le petit
commerce engendre beaucoup plus de retombées à l’ensemble du peuple (et donc
des plus pauvres) que toutes ces grandes bannières qui appauvrissent le peuple
tout en s’en nourrissant. Il est donc absurde de croire que de combattre le
commerce de niche (souvent local et écologique), en évoquant le pouvoir d’achat
des classes les plus défavorisées, quand celles-ci engendrent objectivement
plus de richesse et d’emploi que les grandes chaînes. De plus, il est patent de
voir que toute cette question évacue le problème central qu’est la question du
revenu ! Car c’est précisément la logique d’optimisation du capital variable[18] qui
engendre la pauvreté extrême et non pas le prix des objets de consommation. De
ce point de vue, il est certes pertinent de dénoncer l’embourgeoisement
artificiel des grandes villes par les politiciens et les entrepreneurs, mais
pas au prix d’un irresponsable combat contre la basse classe moyenne. La seule
chose utile à faire (hors de la politique et de la révolution, qui n’est pas à
l’ordre du jour), si l’on tient à cœur l’intérêt des classes pauvres, est de
lutter pour l’augmentation des salaires[19] (et/ou
le salaire minimum à vie[20]), l’augmentation des services sociaux ainsi que
tous autres types de pression contre les mesures d’austérité. Et ceci, tout en
revendiquant plus de logements sociaux, comme le fait le FRAPPU depuis
longtemps. En dehors de ces actions concrètes, la guerre au capitalisme reste
le point fixe de notre horizon. Mais de se laisser aller vainement à une lutte
de classe factice entre sous-prolétariats et classe moyenne urbaine,
autrement-dit entre ceux qui peuvent se payer des saucisses bio ou pas, relève
d’un confusionnisme tout à fait détestable.
Benedikt Arden (août 2016)
[1] Toutes les tendances de droite sont évidemment unies
pour condamner ce genre d’action.
[4] Rares sont les citoyens de ces quartiers et de
l’ensemble de la population qui approuvent ce genre d’action, même si certains
en comprennent les motivations et aucun parti de gauche ne s’en revendique. Ces
actions ont donc comme seul effet de donner du grain à moudre aux démagogues
réactionnaires et faire bifurquer les débats centraux, vers ce genre
d’évènements.
[5] Dû pour une bonne part à l’augmentation de la
population de jeunes, la hausse de la richesse générale (autrement dit, des
magots), ainsi qu’à l’effondrement de l’influence de l’Église. http://classiques.uqac.ca/contemporains/cusson_maurice/cycles_criminalite_securite/cycles_criminalite_securite_texte.html#cycles_criminalite_2_3
[6] La génération X pour faire simple.
[7] Les années 80-90 se caractérisent par un déclin de
l’industrie des secteurs premiers des régions, d’une hausse du prix de
l’essence et d’un centralisme métropolitain issu des mécaniques de la nouvelle
mondialisation économique, qui culminera avec l’ALÉNA.
[8] Immigrants d’autre pays comme d’autre région ou de
ville.
[9] Cette classe est souvent issue du salariat des
services gouvernementaux (hôpital, école, fonction publique, etc.) et du haut
tertiaire (sièges sociaux, gestion, publicité, technologie, etc.) et non pas
des propriétaires de moyen de production.
[10] D’abord utilisé par le philosophe Michel Clouscard
dans les années 70, le terme fût repris par Alain Soral dans les années 90,
puis popularisé dans le langage de l’extrême droite dans les années 2000.
[11] J’emploie ce terme ici au sens que ces militants
l’utilisent et non dans son sens exact.
[12] L'impérialisme, stade suprême du capitalisme
[15] Ni l’un ni
l’autre.
[16] Il est vrai
que le commerce équitable n’est pas toujours si équitable, mais une grande
partie des produits locaux le sont incontestablement.
[17] Via une interprétation plus réaliste du principe
libéral du « ruissellement des richesses ».
[18] L’on doit mettre de côté la question des personnes
assistées sociales, qui sont une autre question.