Dans son célèbre essai sur la « Métaphysique de mœurs (1785)
», Emmanuel Kant prétendait que s’il :
« doit y avoir un principe
pratique suprême, et au regard de la volonté humaine un impératif catégorique,
il faut qu'il soit tel qu’[…] il constitue un principe objectif de la volonté,
que par conséquent il puisse servir de loi pratique universelle.
[…] agis de telle sorte que tu
traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout
autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un
moyen. »[1]
Ces quelques mots légèrement rhétoriques du vieux philosophe
laissent tout de même entendre qu’une volonté réellement universelle de mener
le genre humain là où il doit aller passe inévitablement par la mise en place de
principes de vie « impératifs », « catégoriques » et « objectif », qui auront
pour base pratique de servir le genre humain comme fin en soi. Ceci en évitant
tout asservissement de l’autre a ses propres fins.
Quoique l’application concrète de ces « impératifs
catégoriques » soit d’abord de nature déontologique (moral), ces principes
doivent aussi fatalement s’incarner dans le droit, car la déontologie est avant
tout quelque chose que l’on s’impose à soi-même, alors que la chose commune
nous impose de tracer des lignes directrices dans les devoirs que l’on a envers
ses semblables. Car il n’existe de droit, que si l’ensemble des gens en accepte
les devoirs préalables qu’ils imposent.
Ces droits, qui dans la thématique qui nous intéresse aujourd’hui,
sont ceux liés à la dignité humaine et qui, du fait que le droit ne peut être
légitimement valable que s’il est universel, s’applique à tous sans
considération. Ces droits, incarnation politique de l’impératif catégorique de
l’homme comme fin en soi, ont d’abord été pensés dans la tradition politique
classique sur une base simple, soit celui de « notre liberté s’arrête là où
celui des autres commence ». Tout le combat du libéralisme politique contre le
féodalisme et le despotisme de l’épopée des Lumières en a tiré sa ligne
directrice. Rationalité, individualité & liberté en sont les synonymes et la
démocratie et le droit en seraient la pratique concrète.
Comme vous le savez pertinemment, l’idéal de justice, promu
par le libéralisme et incarné principalement par les principes de l’égalité
devant la loi et de la non-ingérence de l’État sur l’individu, a engendré une
société certes libre sur le plan formel, mais dont l’impératif catégorique «
des humains comme fin en soi » n’est en rien respecté. Et il ne serait pas
saugrenu de prétendre que l’exploitation de l’homme par l’homme est l’un des
fondements les plus profonds de la société capitaliste. Et le capitalisme est
encore pour l’heure, le système économique préconisé par la grande majorité des
penseurs libéraux.
Comme l’a fort justement dénoncé Karl Marx dans ses écrits
de jeunesse[2],
le droit bourgeois (à l’époque représentée par Déclaration des droits de
l'homme et du citoyen de la France révolutionnaire) a surtout eu pour fonction
la protection de la propriété privée par une vision particulière de la liberté
et de l’égalité. Ce droit, ici celui de la France de 1789, est fondé sur le
principe d’homme comme monade isolé et dont la liberté fondamentale serait de
s’extirper de sa communauté et de ses ingérences. Un peu comme si les citoyens
d’une Nation seraient tous de petits « Robinsons » n’acceptant l’action de
l’État que dans le cadre étroit de la défense de leurs intérêts personnels, mais
sans autres dispositions. L’égalité entre les individus n’étant limitée que
comme une égalité devant la loi, la responsabilité de tous face à ce qu’il
serait souhaitable de définir comme la finalité des institutions humaines, s’en
trouve outrageusement évacué.
C’est en cela que Marx déclare que ces droits de l'homme et
du citoyen « ne dépass[ent pas] l'homme égoïste […], c'est-à-dire un individu séparé de la communauté, replié sur
lui-même, uniquement préoccupé de son intérêt personnel et obéissant à son
arbitraire privé. L'homme est loin d'y être considéré comme un être générique;
tout au contraire, la vie générique elle-même, la société, apparaît comme un
cadre extérieur à l'individu, comme une limitation de son indépendance
originelle. Le seul lien qui les unisse, c'est la nécessité naturelle, le
besoin et l'intérêt privé, la conservation de leurs propriétés et de leur
personne égoïste. »[3]
C’est donc ici la protection de la propriété privée qui justifie l’État et
nullement la mise en place de l’universalité des droits de l’homme, malgré tous
les grands principes que cette charte promeut.
Mais qu’est-ce que seraient des droits humains qui seraient
en phase avec le principe impératif du bien de l’homme comme fin en soi ? La
réponse est tout simplement un système de droit dont l’objet premier serait de
permettre aux individus de pouvoir orienter leur vie sans que la volonté de
ceux-ci puisse limiter celles des autres. Et ces choix de vie, si particuliers
aux individus, sous-entendent un « impératif catégorique » que notre société de
droit libéral nous refuse, au nom de cette vision réduite des droits humains.
Cet impératif est, vous le devinez, l’égalité économique[4]. Non
pas une stricte égalité systématique, mais une égalité délimitée par les
capacités et les besoins de tout un chacun. « De chacun selon ses moyens, à
chacun selon ses besoins », comme le dit l’expression.
L’égalité économique est un élément de la justice qui semble
aller de soi dans une société soucieuse des droits de l’homme. Mais sur le
bienfondé moral de cette intuition se braque le mur soi-disant rationnel du « juste
» devant précéder le « bien ». Car pour un esprit libéral, l’idée du « bien »
(autrement dit la morale) est un principe lié à l’individu, non pas à
l’ensemble. Pour les penseurs libéraux, les « valeurs » n’ont rien de rationnelle
et donc relèveraient de l’ordre du privé. L’État doit donc se camper dans le
domaine du « juste », ce qui ne serait pas toujours le « bien » de première apparence,
mais relèverait du « juste » sur le point de vue de l’équité. C’est dans ce
cadre que l’inégalité économique est présentée. Comme un effet apparemment
négatif de l’exercice de la liberté. Inversement, l’application du « bien » à
priori qu’est l’égalité serait une entrave à la liberté. Ce qui, d’après eux,
ne respectera pas les droits de l’homme.
L’inégalité est donc théorisée comme la conséquence obligatoire
de la pratique de la liberté dans les activités humaines et notamment sur le
plan économique. Ainsi, remédier à cette situation reviendrait à privilégier
une catégorie de la population que l’exercice de la liberté aurait mal servie.
Une analogie qui pourrait être utilisée, afin d’illustrer cette affirmation,
serait de donner un moteur aux coureurs les moins performants d’une course dont
tous auraient volontairement choisi de participer. Autrement dit, cela
reviendrait à fausser la nature « darwinienne » ou « compétitive » de la
société en favorisant les médiocres au détriment des meilleurs.
Évidemment, la vie des êtres humains n’a rien d’une course
et les droits de ceux-ci ne dépendent pas de leurs capacités, mais bien de leur
nature humaine, si l’on se remémore son principe de base. D’ailleurs, il est
plus que contestable que l’inégalité économique soit la seule façon de
valoriser l’excellence des individus. Enfin, pour mettre en perspective le
droit libéral bourgeois d’un droit qui s’inscrirait vraiment dans la dynamique
de l’homme comme fin en soi, il faut revenir sur une notion entre les droits,
qui explique cet apparent désaccord entre ceux-ci, car il y a bien forfaiture
dans les principes quelque part.
Du moment où l’on évacue du droit son équivalent en devoir,
il existe deux types de droit et ceux-ci provoquent souvent de la confusion. Le
premier est ce que l’on appelle le « droit négatif » ou « droit naturel ». Ce
droit est celui qui est le plus souligné chez les libéraux de toutes tendances
et est celui qui impose à la collectivité la non-ingérence et de la
non-discrimination aux individus. Ce type de droit englobe l’ensemble de ce qui
est jugé comme émanant des individus (via le contrat social) et non de la
société. Les exemples les plus communs sont la liberté d’expression,
d’association, de participation dans les affaires publiques et les droits
relatifs à la propriété de sa propre personne (contre l’esclavage notamment) et
des produits du travail.
Le second type de droit est le droit dit « positif » ou «
droit social ». Ce droit est directement lié à ce que la société considérera
comme une responsabilité envers ses citoyens. L’accessibilité générale à
l’éducation, aux soins de santé et au logement en est un des exemples bien
connus. Évidemment, ce genre de droit est plus souvent qu’autrement délimité
par des considérations d’ordre économique (la capacité de payer) et par le
fameux principe de « l’utilisateur payeurs ».
Ce qui se constat rapidement entre ces types de droit, c’est
que, du point de son application, le droit naturel n’est pas ou peu nécessitant
des devoirs envers autrui, tandis que les droits sociaux impliquent
minimalement un devoir de financement. En somme, le droit social et le droit
naturel divergent sur ce principe que l'un est dicté par « les Hommes », et le
second par la « nature humaine ».
C’est ici que le dilemme survient, car l’épicentre du droit
naturel est le droit de propriété[5] et
dans une société hyper industrielle comme l’est celle dans laquelle nous vivons
et où tout ce qui peut l’être est déjà incorporé au principe de propriété, il
est du domaine de l’abstraction pure que de prétendre que l’emprise du capital
est contournable et relèverait d’un « choix » rationnel. Dans le monde
capitaliste, tout est valeur, donc tout est argent. Tous les humains possèdent
un certain « capital » de départ, car nous possédons naturellement un corps qui
est en mesure de créer de la valeur, mais il s’adonne que d'autres, plus chanceux,
héritent aussi parfois d’une accumulation de travail sous les formes varié du
capital à la naissance ou plus tard dans leur vie. Ces gens, ont donc la
chance, via le « contrat librement consentis » d’acheter la force de travail de
ceux qui n’ont pas ou peu de capitaux, car ceux-ci ont été en mesure de se
procurer les outils de production nécessaire à la production de masse qu’impose
la compétitivité du capitalisme moderne[6].
Or ce qui survient la plupart du temps est que le capital
s’accumule plus rapidement chez ceux qui possèdent la production que pour ceux
qui la produisent. Dès lors, le contrat librement consenti entre l’acheteur et
le vendeur de la force de travail, l’est de facto sur le plan formel (légal),
mais ne tient pas compte des éléments vitaux à la reproduction de la force de
travail et du contexte social constitutif du choix du vendeur. Autrement dit, s’il
y a 100 vendeurs de force de travail et 10 acheteurs et que c’est 100 vendeurs
ont faim et que les 10 acheteurs sont patient, bien le rapport de force
capital-travail est à l’avantage certain de l’acheteur. C’est le fameux
principe de l’offre et de la demande qui donc engendre cette situation.
Selon ce point de vue, il est donc évident que la liberté d’agir
de ces vendeurs est compromise, non pas sur le plan légal, mais de manière
économique et concrète. Voilà pourquoi l’égalité économique est un droit tout
aussi naturel que le droit de propriété et qu’il doit être régi de telle sorte
que le devoir de l’acheteur devrait minimalement être d’offrir un prix définit
non pas par l’offre et la demande, mais par la société en fonction des besoins
des travailleurs. Il est important de garder à l’esprit que le concept de «
nature » chez l’humain, n’est pas lié aux considérations de l’époque du stade
primitif des hommes, comme le prétendent certains penseurs du contrat, mais
bien de ce qui relève de sa nature propre dans le temps. Et comme la nature des
hommes change en même temps que leur condition de vie (car conditionnée par
elle), il est donc normal de faire évoluer les droits selon les nécessités
qu’impose notre stade de développement propre et non pas de le limiter sur les
bases factices des robinsonnades pensées par les imaginations déconnectées du
réel.
Mais c’est bien là que le problème se corse. Dès lors que
les droits humains sont définis comme « naturels », déconnectée du devoir
civique et centré sur la protection de la propriété privée, la mise en place de
l’égalité est dénoncée comme étant une atteinte aux droits de l’homme. Et ceci
bien sûr malgré que le respect de ces droits ne protège en rien les humains de
l’exploitation éhontée que l’on constate tous les jours. Malgré son aspect
social relativement avancé, la Déclaration
universelle des droits de l’homme (DUDH) comporte ce même problème, car l’article 17 précise bien que « toute personne […] a droit à la propriété » et que « nul ne peut être arbitrairement privé
de sa propriété ». De plus, l’article
2 nous précise que « chacun peut se
prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamés dans la
présente Déclaration, sans distinction aucune (et notamment) […] de fortune ». Et pour ceux qui
comprendraient pas encore le caractère « impératif » & « catégorique » de
ce droit de propriété, il est inscrit dans l’article
30 qu’ « aucune disposition de la
présente Déclaration ne peut être interprétée comme impliquant pour un État, un
groupement ou un individu un droit quelconque de se livrer à une activité ou
d'accomplir un acte visant à la destruction des droits et libertés qui y sont
énoncés ».
De manière plus polémique et interprétative, cette charte
nous apporte la logique qui suit : l’homme a le droit à la propriété (art.17). Il ne peut en aucun cas être
discriminé en raison de sa fortune ou propriété (art. 2). Il a le droit de s’extraire de ses responsabilités
civiques s’il n’enfreint pas les autres droits (art. 12). Il a le droit de quitter la collectivité qu’il a spoliée
s’il en ressent le besoin (art. 13)
et aucun de ces droits n’est limitable d’une quelconque façon (art. 30).
De ce point de vue, la DUDH ne respecte que les droits de
l’homme bourgeois et non pas les droits des humains dans leur ensemble, car,
même si celle-ci invite les gouvernants aux mesures sociales, elle condamne les
bases de leur mise en pratique dans le monde réel.
Le problème que contiennent ces chartes de droits est que la
notion de « propriété » n’est pas définie et englobe tout ce qui rentre dans le
domaine de la propriété du monde capitaliste. De la paire de souliers aux puits
de pétrole en passant par les moyens de communication. Il est pourtant évident
qu’il y a une différence de nature entre la valeur d’usage et la valeur
d’échange d’une propriété. L’une est dédiée à l’individu et l’autre à la
société. C’est donc de manière tout à fait arbitraire que l’on postule un droit
de propriété absolu sans même tenir compte de l’effet social que cette
possession peut engendrer sur la condition de vie des autres. Il est donc
inexact de prétendre que l’évolution du féodalisme au capitalisme en termes de
droit humain serait une grande avancée pour l’ensemble du peuple. Le despotisme
de droit divin et la propriété foncière ne sont pas plus juste que le droit de
propriété tout court, si celle-ci impose un contrôle tout aussi despotique sur la
vie des citoyens dans les faits. Car ne l’oublions pas, il n’y a nul choix pour
le salarié de s’extraire de sa condition si celui-ci n’est pas possesseur de ses
propres moyens d’existence. Alors, de choix il n’est nulle question et le
despotisme envers les pauvres n’est en rien dépassé dans cette société de droit
bourgeois.
La seule façon d’en finir une fois pour toutes avec
l’asservissement et de mettre en place un droit réellement humain est de
circonscrire le droit de propriété à sa nature d’usage et d’inscrire le «
devoir » comme élément constitutif du droit, car de cette façon nous
officialisons sa contrepartie nécessaire. Tout ce qui revient à la société
devra donc être socialisé afin de pouvoir mettre en place les droits universels
des humains moins rêvés que concrets, soit ceux qui vivent en société de
manière interdépendants. Le caractère social du travail et de la production
sera enfin en phase avec sa nature et les droits de l’homme seront enfin
respectés.
Benedikt Arden (mars 2016)
[2]
La question juive, 1843
[3]
La
question juive, 1843
[4]
Les questions liées aux statuts identitaires sont un autre domaine qui peut
être mis de côté dans le cadre présent.
[5]
Art. 17 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme (DUDH)
[6]
Ici, pour des fins de clarté, je néglige volontairement le domaine financier.