Le 25 juin dernier, le Parti conservateur du Canada tenait une réunion publique en Beauce dans le cadre des festivités de la Saint-Jean-Baptiste[1][2]. À cette occasion, le premier ministre affirma que « les valeurs conservatrices [étaient] des valeurs québécoises » et qu’il ne fallait jamais laisser « dire que les valeurs conservatrices [n’étaient] pas des valeurs québécoises ». Celui-ci ajouta, afin de soutenir cette affirmation, que « quand [il] vien[t] au Québec, on [lui] dit très souvent : nous voulons économiser plus d’argent et payer moins d’impôt. Nous voulons plus d’emplois pour nos familles et notre communauté. Nous voulons des quartiers, des villages et des villes sécuritaires. » Ce genre de revendications partagées par l’humanité tout entière et sans la moindre précision sur les moyens d’y arriver devaient, selon lui, prouver que le projet politique conservateur serait en accord avec les demandes du peuple québécois sur le fond.
Ce discours, plein d’un nationalisme aussi peu crédible qu’il est possible d’imaginer, visait évidemment à promouvoir l’acceptation des principes liberticides de sa toute nouvelle loi antiterroriste, ainsi que l’ensemble de son projet néolibéral au Québec, tout en essayant de récupérer une partie de l’aile droite du Bloc Québécois aux prochaines élections. Bien sûr, ces paroles hasardeuses n’étaient pas lancées en Beauce pour rien car, aujourd’hui encore, à l’exception de la Rive-Sud de Québec[3] et d’une partie du Lac-Saint-Jean[4], la Beauce est de loin le secteur le plus à droite du Québec, si l’on en croit les résultats électoraux.
C’est donc en territoire conquis que le premier ministre osa inviter les nationalistes québécois à se joindre à sa croisade contre la justice sociale, l’environnement et les « terroristes » de tous acabits, car pour lui « le nationalisme québécois, le nationalisme qui ne débouche pas sur l’impasse de la séparation [sic], n’est pas une menace ». En effet, celui-ci se devait de préciser ce point, maintenant qu’il n’est plus légal de « fomenter » ou de « préconiser » un acte affectant directement « l’intégrité territoriale du Canada »[5]. Les valeurs conservatrices étant de plus en plus imposées par la loi, il est important, lors des activités de récupération politique, de séparer le bon grain de l’ivraie, car il serait fâcheux d’attirer de potentiels « terroristes » dans les rangs du premier ministre.
Même s’il est douteux que cette opération entraîne beaucoup de résultats du côté de l’électorat du Bloc, il est quand même révélateur de l’évolution des doctrines politiques en vogue en ce moment au Québec. Car même si le projet politique de Stephen Harper n’est pas des plus attractifs pour cet électorat nationaliste, il reste qu’il existe une partie non négligeable de l’électorat qui se reconnait dans ce nationalisme conservateur à la sauce européenne et qui n’est pas nécessairement acquis au mouvement souverainiste[6]. La pensée politique que l’on appelle les « vieux bleus », à tendance autonomiste, qui ont gouverné la province du temps de Duplessis n’est pas disparue malgré leur marginalisation au court des 40 dernières années. Il est d’ailleurs plutôt frappant de voir son retour relatif au sein des visées électoralistes. C’est à dire à quel point ce courant de pensée prend de l’ampleur, malgré sa non-représentativité dans l’éventail des partis politiques actuels.
Historiquement, ce courant idéologique, même si issu du courant ultramontain post rébellion de 1837-1838, se développa surtout autour des idées de Lionel Groulx et de Robert Rumilly, pour ensuite s’incarner politiquement dans l’Action libérale nationale (ALN) avant de se fondre dans l’Union nationale de Maurice Duplessis. L’Union nationale était un parti conservateur assez classique sur bien des aspects (anticommunisme, antisyndicalisme, corporatiste, anti-interventionniste, promoteur des valeurs religieuses & agricoles, etc.), mais accompagné d’un corpus nationaliste sincère. Ce corpus, nourri de l’identité de la « race canadienne-française », comme on disait à l’époque, et de ses intérêts propres, engendra bien des bras de fer avec le fédéral, considéré bien souvent comme un élément d’ingérence étranger. Malgré tout, ceux-ci ne remirent que très peu en cause la fédération canadienne, malgré toutes leurs divergences. C’est dans cet imbroglio que l’autonomisme trouva sa vitrine politique la plus visible dans l’Histoire du Québec. Et il ne serait pas tout à fait honnête de dire que le nationalisme de cette époque fut totalement néfaste, car, malgré tout le tort que ce mouvement a fait à la cause sociale, l’émancipation partielle que connut le Québec des années 60-70 n’aurait pas pu voir le jour sans une certaine émancipation identitaire au préalable.
Mais aujourd’hui, avec le recul des années et une meilleure compréhension des cycles historiques, nous comprenons plus clairement que le regain de ce nationalisme est surtout un symptôme de repli. Repli comme le Québec le connut après 1837. Le constat des échecs que connut le mouvement souverainiste devait donc fatalement emmener beaucoup de gens à se tourner vers la survivance qu’offre ce type de nationalisme. Sauver les meubles, comme le dit l’expression. Mais, comme vous le savez, l’époque à changer depuis le 19e siècle, et le nationalisme aussi. C’est pourquoi l’expression actuelle de ce repli identitaire et religieux se caractérise surtout par une hostilité envers les immigrants et plus encore envers l’Islam et les musulmans. Évidemment, cette hostilité, quoique parfois électoralement payante, est totalement nocive politiquement pour ce qui est des intérêts que ces nationalistes prétendent défendre. Je m’explique.
L’immigration, contrairement à ce que certains excités laissent croire, n’est pas un processus planifié de conquête, mais un phénomène global de fuite. Des gens issus du tiers monde n’émigrent pas pour la conquête et le butin, comme au temps des grandes invasions (ça, seul l’occident le fait encore). Ceux-ci émigrent de chez eux, parce qu’il n’est plus possible de faire autrement. En d’autres termes, l’immigration que l’on connait est d’abord un phénomène de nature économique, résultant des politiques internationales qu’ont les pays encore riches d’occidents. Donc, répondre à cette problématique en imposant une identité[7] plus ou moins fantasmée ne pourra en rien résoudre les problèmes liés à l’immigration. Par contre, cette offensive identitaire offrira sur un plateau d’argent tous les outils nécessaires à l’oligarchie capitaliste afin de maintenir le peuple divisé via l’hostilité que génèrent les conflits interethniques. La démagogie sur la peur du terrorisme et les « valeurs occidentales »[8] en sont des éléments concrets et le spectacle de nationalisme bas de gamme que Harper nous a servi le 25 juin dernier n’en ait que l’expression la plus grossière.
Certes, on me répondra que ce nationalisme est une réponse au relativisme culturel et au multiculturalisme qui fit tant de dégâts[9] dans les dernières décennies, ce qui est vrai. Mais, pour autant, est-il mieux de chercher dans le repli identitaire une solution à des problèmes qui sont issus de problèmes essentiellement économiques[10] ? Sans impérialisme, nul asservissement politique et social, donc point de grandes pauvretés comme le tiers monde le connait aujourd’hui et donc baisse naturelle du taux général des mouvements de population jusqu’à des pourcentages incompressibles. Or, au lieu de combattre les causes profondes qui font que des humains risquent tout (et souvent perdent tout) afin de potentiellement sortir d’une misère artificiellement construite par le FMI, les spéculateurs boursiers et les multinationales, certains « nationalistes » croient que l’intérêt suprême du peuple québécois serait de sauver la pureté de la tradition de la cabane à sucre des envahisseurs musulmans !
In nomine sanctae aeternam cabane à sucre !
Malheureusement, je caricature à peine, car entre les plus radicaux qui veulent sauvegarder « l’intégrité ethnique » des Canayens français et ceux plus en vogue qui ne souhaite que défendre les valeurs de ladite « civilisation occidentale » face aux « hordes de barbares musulmans », il n’y a qu’une question de degré. Attendu que les résultats du militantisme de ce genre de nationalisme ne déboucheront aucunement sur des changements pouvant avoir des impacts sociaux concrets[11], car se limitant pratiquement toujours à la seule défense de traditions folkloriques face à des ennemis plus ou moins fantasmées, nous pouvons être certains que ceux qui tirent profit de l’immigration des uns et de la peur des autres n’auront aucune raison, aucunes, de cesser leurs activités dans un avenir proche.
Par contre, avant de clore cette chronique, je me dois de mentionner que même si le nationalisme identitaire est l’enfant mal aimé qu’engendra le fait national, il n’est pas pour autant plus vrai d’y voir la seule et unique source de ce phénomène. Car, contrairement à ce que prétendent les représentants des diverses doctrines post-nationales, les peuples existent et ces peuples ont besoin d’un foyer circonscrit dans l’espace pour s’épanouir culturellement et d’une entité politique souveraine, afin de mettre place dans le monde réel leurs aspirations. En réalité, la meilleure façon de transformer le patriotisme naturel des citoyens d’une nation en nationalisme haineux est de les priver de ces éléments. Et si en prime vous y ajoutez une crise économique proportionnelle aux maux précédents, il ne serait pas étonnant que ce que le nationalisme a de plus rétrograde soit remis au-devant de la scène politique. Je rappelle que ce qui explique la montée des divers courants identitaires d’extrême droite en Europe n’est pas le fruit de l’exercice de la culture et de la souveraineté de ces peuples, mais bien de leur humiliation et de leur asservissement. Le destin de l’Allemagne des années 30-40 n’est pas issu d’autre chose que de cela.
En définitive, même si tout est mis en place pour que le pire se produise, il est encore temps de dénoncer l’usurpation du sentiment national que fomentent de si mauvais esprits. Comme toutes choses humaines, le patriotisme peut servir le mal comme le bien. Seules dépendent de la bonne foi d’autrui et de la compréhension de ses dangers et les finalités qu’il servira. Comme tous ici nous savons que le projet conservateur n’est certainement pas un brillant exemple de gestion équilibrée du monde, il serait inutile de démonter plus que nécessaire quel sera l’orientation de leur « nationalisme ». Malgré tout, je continue à croire que comme moi, un bon nombre de mes concitoyens savent pertinemment que la seule vraie finalité du patriotisme est la justice sociale, qui elle-même est la voie du seul vrai internationalisme qui se tient debout, soit celui de la solidarité entre des peuples souverains.
De toute façon, comme le disait jadis Jean Jaurès, « un peu d’internationalisme éloigne de la patrie ; beaucoup d’internationalisme y ramène » !
Benedikt Arden (juillet 2015)
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[1] www.ledevoir.com/politique/canada/443524/stephen-harper-souligne-la-saint-jean-en-beauce
[2]fr.video.canoe.tv/video/en-vedette/en-vedette-aujourdhui/1906868890/harper-celebre-la-saint-jean-en-beauce-reportage/4320015282001/page/3
[3] Surtout dans la circonscription de Lévis-Bellechasse.
[4] À Roberval-Lac-St-Jean.
[5] Voir mon texte dédié à la question.
[6] Il l’est de moins en moins d’ailleurs.
[7] Via la défense de tradition folklorique (cabane à sucre, villages d’antan, vie rurale, etc.) ou d’une religion auquel pratiquement plus personne ne croit.
[8] Aujourd’hui on pourrait même parler de « charlisme » en référence à ce courant conformiste et liberticide qui suivit le « Je suis Charlie » français.
[9] Repli identitaire des locaux comme des immigrants, dislocation du tissu social et montée du racisme en sont les effets les plus patents.
[10] Ici je n’ignore par la question de la démographie dans cette affirmation, car la baisse des naissances dans le monde est toujours précédée d’une hausse générale de l’éducation, qui elle-même est, le résultat d’un essor économique antérieur.
[11] Pour une grande partie de ces gens, le socialisme est assimilé à de l’antinationalisme.