Depuis les événements du 11 septembre, mais aussi plus récemment depuis l’attentat contre le journal français Charlie Hebdo, nous vivons, c’est le moins que l’on puisse dire, dans une ambiance très propice aux politiques sécuritaires. Dans ce contexte, bien des pays se joignent au grand bal de la limitation des libertés publiques initiée par le Patriotic act des Américains. Le Canada ne faisant pas exception, l’excuse des risques liés au terrorisme islamiste est mise de l’avant afin de faire peur à la population, car comme la France et les États-Unis, nous avons reçu récemment notre dose d’attentat[1]. Ainsi donc, notre très diligent Stephen Harper et son ministre de la Sécurité publique, Steven Blaney, nous ont concocté le 30 janvier dernier un projet de loi (C-51) afin de nous protéger des vilains islamistes … et peut-être aussi un peu de nous-mêmes !
Mais justement, rappelons-nous (en préambule) de cette époque encore très peu lointaine. Celle de la crise des « accommodements raisonnables » (2007-2008) et des débats entourant la Charte des valeurs (2013-2014). Tout cet engouement avait vivement préoccupé les imminences moralisatrices du ROC, leurs sympathisants locaux ainsi que le gouvernement conservateur lui-même. À l’époque, les sacro-saintes libertés individuelles des Chartes n’étaient plus en sécurité. Avec ces dangereux péquistes au pouvoir, prêts à imposer des « valeurs » à tout un chacun (même si la majorité du contenu était constitué de banalités consensuelles[2]) leur faisait craindre le pire. Comme il fallait réagir, la « Sainte-Alliance » de l’argent, de la « tolérance » et des cultes devait se faire. Cette alliance soutenue par l’indispensable incompétence du PQ put ainsi mettre en échec cette tentative de capitalisation des passions identitaires issues des crises sus-citées. Même si pour cela il fallait rehausser le statut politique des associations religieuses radicales, les droits inaliénables qu’a tout un chacun à ne pas se préoccuper de son prochain devaient être impérieusement sauvés[3]. Mais maintenant que la guerre est gagnée, que l’alliance s’est dissoute et que le bon ordre des choses est de retour au Québec, les « vraies affaires » que sont le Plan Nord, l’austérité, l’absence d’opposition et d’alternative peuvent enfin recommencer comme dans le bon vieux temps !
Sauf qu’on ne revient jamais totalement en arrière, même avec tout le pouvoir dont est capable la réaction. C’est pourquoi aujourd’hui, il est du devoir de ceux qui jadis étaient les héros du droit public du religieux de stigmatiser ceux qu’ils défendaient hier par des surenchères antiterroristes des plus douteuses. Évidemment, ce projet de loi n’est pas vraiment une loi anti-musulmane, car pour ce faire il faudrait y insérer des éléments allant beaucoup trop à l’encontre des politiques multiculturalistes canadiennes. C’est pourquoi C-51, malgré tous les sous-entendus islamophobes qu’elle comporte, se veut un projet de loi « inclusif », comme les valeurs canadiennes l’imposent à Blaney. Mais voilà, « Inclusif » et « antiterroriste » est une combinaison portant aussi son lot de dangers et au lieu de limiter les droits d’une certaine partie de la population, elle a pour effet peu altruiste de limiter les droits de toute la population, même si dans les faits certains le sont un peu plus que d’autres.
En effet, le projet de loi comporte son lot de difficultés pour les groupes ayant des velléités pouvant être considérées comme « portant atteinte à la sécurité du Canada ». Ce texte, même si un peu lourd à lire, reste très clair lorsqu’il précise (dans sa première partie[4]) qu’il a pour but d’ « encourager et de faciliter la communication d’information entre les institutions fédérales » et que les informations jugées « pertinentes » seraient celles de nature à « entraver la capacité du gouvernement fédéral en matière […] de stabilité économique et financière », à « entraver le fonctionnement d’infrastructures essentielles » ainsi que toute « activité qui porte atteinte à la souveraineté, à la sécurité ou à l’intégrité territoriale du Canada ». Et conséquemment « une institution fédérale peut, de sa propre initiative […] communiquer de l’information au responsable d’une institution fédérale […] à l’égard d’activités portant atteinte à la sécurité du Canada, notamment en ce qui touche la détection, l’identification, l’analyse, la prévention ou la perturbation de ces activités ou une enquête sur celles-ci ».
Autrement dit, cette loi aurait pour but de faciliter, par l’échange d’informations, une plus grande surveillance de ceux qui sont considérés comme un danger pour le Canada par l’Armée canadienne, les services secrets (SCRS) et les diverses officines fédérales ayant des informations (fisc, douane, télécommunication, etc.) dans le but de mieux repérer les « terroristes ». Mais aussi de mieux prévenir et perturber leurs activités. À première vue, il n’est pas tellement scandaleux de « prévenir » et de « perturber » les activités d’un terroriste, mais cette loi n’évoquant pas le terme de « terroriste[5] » dans tous ses objets[6], elle s’applique aussi à ceux qui auraient aussi pour but des « activités qui portent atteinte à la souveraineté, à la sécurité ou à l’intégrité territoriale du Canada » notamment qui aurait pour effet d’ « entraver la capacité du gouvernement fédéral [dans ses] relations diplomatiques ou consulaires [sa] stabilité économique ou financière, [qui voudraient] entraver le fonctionnement d’infrastructures essentielles [ou qui voudraient] entraîner un changement de gouvernement au Canada ou influer indûment sur un tel gouvernement par l’emploi de la force ou de moyens illégaux ».
On remarque aisément que sous cette phraséologie légaliste, les personnes ici visées sont directement les groupes autochtones, écologistes, socialistes & souverainistes en plus des islamistes à proprement parler. Les premiers groupes étant souvent contraints, afin de se faire entendre et par la forme antidémocratique du régime de Westminster (ou système parlementaire), de faire pression sur l’un ou l’autre des éléments concernant la « sécurité du Canada ». Cela l’est encore beaucoup plus pour nous autres souverainistes, car le projet d’un Québec indépendant affecte directement « l’intégrité territoriale du Canada ».
Mais comme vous le savez, la surveillance n’est pas en soi suffisante pour nos dirigeants conservateurs, il faut aussi amender le Code criminel, afin de pouvoir faciliter la détention de nos futurs « terroristes ». Ainsi donc, il sera ajouté à l’ancienne législation sur le terrorisme les notions de « fomentation » et de « préconiser » selon lesquels ses auteurs seront maintenant passibles d’un emprisonnement maximal de cinq ans. Fomenter et préconiser sont des termes presque aussi flous que la désignation de « terrorisme » dans le Code criminel. Ce qui ouvre la voie à une répression accrue, non seulement sur les organisations islamistes, mais aussi (et surtout) sur les organisations mentionnées ci-dessus. Cet amendement sera aussi une arme de limitation des libertés de la presse en criminalisant ce qui est considéré comme de la propagande qui préconise ou glorifie ce qu’ils jugeront comme « terroriste ».
Tout ceci sera aussi agrémenté de petites modifications dans l’article 83.03 du Code criminel en ajoutant des conditionnels comme « motifs raisonnables de croire à la possibilité qu’une activité terroriste soit entreprise » ou « motifs raisonnables de soupçonner que l’imposition […] d’un engagement assorti de conditions ou son arrestation aura vraisemblablement pour effet d’empêcher que l’activité terroriste ne soit entreprise ». Ces ajouts de conditionnels auront donc pour effet de donner un champ d’action très vaste aux arrestations préventives. Donc si nous combinons les modifications sur la loi des communications d’information ayant trait à la sécurité du Canada avec ces modifications du Code criminel, on se rendra vite compte que le gouvernement s’est donné tous les outils nécessaires afin de criminaliser toutes actions de résistance, même s’ils ont tout de même eu la gentillesse de nous laisser le droit de manifestation et de grève[7]. À condition que celle-ci ne soit pas considérée comme « illégale » par nos bienveillantes polices, ce qui est plutôt souvent le cas, quand celle-ci dérange un peu trop.
En plus de ces modifications, un ensemble d’autres modifications concernant la « Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité » (dont la mission ne se limite pas qu’aux « terroristes », mais bien à l’ensemble de la société civile), la « Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés » ainsi que la « Loi sur la sûreté des déplacements aériens » sont à l’ordre du jour dans C-51. Ce qui aura pour effet de nous protéger du « terrorisme », mais surtout de tous ceux qui luttent sur les marges de la légalité, faute d’avoir d’autres moyens d’agir.
Évidemment, l’idée ici n’est pas de « préconiser » la légitimité d’actions qui pourraient laisser croire « à la possibilité qu’une activité terroriste soit entreprise » … Mais tout simplement de mettre à jour un processus liberticide qui va à l’encontre de droits internationaux (un peu plus inspirants ceux-là) sur lesquels se basent toutes les nations aux précédents révolutionnaires (ce qui exclut donc le Canada de l’Amérique du Nord britannique, j’en conviens) comme la France et les États-Unis et qui est bien souvent utilisé pour mettre à mal des États non alignés. Ce droit illustré dans l’alinéa 3 de La Déclaration Universelle des Droits de l’homme[8], l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789[9] ainsi que dans la Déclaration d’indépendance des États-Unis[10] n’est évidemment pas honoré comme il se doit par notre gouvernement orangiste, même s’il ne manque pas de l’évoquer indirectement dès lors que cela l’arrange. Malgré tout, il est du devoir de tous ceux qui ont un projet économique, politique et/ou écologique qui diffère d’avec les projets réactionnaire et néolibéral du gouvernement du Canada que de minimalement dénoncer ce projet de loi comme il se doit. Du moins, avant que cela ne devienne illégal, ou plutôt non « licite ».
De ce point de vue, un grand nombre de voix ont dénoncé C-51, notamment les représentants de Nations autochtones et de groupes écologistes. Beaucoup d’autres ont aussi suivi l’exemple dans diverses occasions. Du côté des députés, c’est sans surprise que les députés conservateurs ont voté en bloc pour la première lecture du projet de loi. Du côté de l’opposition au projet de loi, on note que seuls le Parti vert et le NPD ont voté contre celui-ci. Le PLC, quant à lui, soutient aussi le projet de loi, mais réclame quelques assouplissements en relecture.
Là où l’on se cogne à une bizarrerie difficilement explicable est que le Bloc Québécois adopte une position de principe favorable à un projet de loi qui dans une certaine mesure brimera les droits des groupes et individus qui soutiennent sa cause. Car ne l’oublions pas, le projet de loi C-51 entend mettre aux pas ceux qui menacent la « sécurité et l’intégrité territoriale du Canada », ce qui vise directement le mouvement souverainiste, dont le nouveau chef du Bloc est justement considéré par les amis du gouvernement canadien comme homme extrémiste. Il est donc difficilement explicable qu’une personne directement visée par C-51 se déclare être en accord avec le « principe » d’un projet de loi foncièrement anti-indépendantiste :
« Nous, au Bloc québécois, on est pour plus de sécurité, mais des mesures qui vont aussi nous garantir de conserver nos libertés individuelles et notre liberté d’expression […] On n’est pas contre le principe de C-51, mais on est pour qu’il y ait des mesures pour, d’une part, garantir la surveillance des instances de sécurité nationale et notre liberté d’expression. Et en même temps, […] on revendique des mesures de prévention de la radicalisation, et je pense que les députés du Bloc sont les mieux placés pour refléter les priorités du Québec »[11]
Considérant l’engouement récent que génère le Bloc Québécois, nouvellement redevenu indépendantiste (ce qui lui a valu la perte de la plupart de sa représentation parlementaire), il est très étrange de ne pas le voir prendre une position au moins équivalente à celle du NPD (qui est quand même dirigé par Thomas Mulcair, l’ex du PLQ !) qui, à défaut de pouvoir stopper le projet de loi, pourrait au moins s’y opposer symboliquement. Je sais bien que le mouvement souverainiste est parasité par une certaine islamophobie identitaire par les temps qui courent. J’en ai déjà beaucoup parlé. Mais stratégiquement parlant, est-il plus important pour le Bloc de capitaliser sur un certain nombre de votes identitaires en région lors du prochain scrutin que de se battre pour garder des marges de manœuvre légales ? Si là est le fond de l’affaire, cela me parait être une étrange stratégie sur le long terme. Enfin, même si ce n’est qu’une des multiples possibilités qui pourraient animer la position du Bloc, il m’est difficile d’y voir autre chose qu’un virage opportuniste à droite, tant je n’y vois rien d’autre d’intelligible pour l’instant.
Pour l’heure, le processus est en marche et les faits sont ce qu’ils sont. Souhaitons que le Bloc soit minimalement plus clair[12] sur sa stratégie et qu’il évite les mêmes erreurs que l’ancien Bloc de Duceppe et du PQ de la Charte des valeurs, car il pourrait, sans même s’en rendre compte, donner une victoire posthume aux répressions dont ont été victimes tant de militants souverainistes dans les années 60 & 70.
Benedikt Arden
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[1] Pour ceux qui ont la mémoire courte et qui ont besoin d’un rappel, il y a eu des attentats à Ottawa et à St-Jean-sur-Richelieu les 22 & 20 octobre dernier.
[2] Seul le point #5 faisait vraiment débat dans ce projet de loi.
[3] Cette situation a démontré encore une fois à quel point les monopoles d’argent utilisent au mieux les législations des droits des minorités ethnico-religieuses, afin de couvrir le droit de la minorité que forme cette caste des très riches.
[4] Loi sur la communication d’information ayant trait à la sécurité du Canada
[5] Qui réfère à la définition que voici
[6] Seulement dans le point : « d) se livrer au terrorisme; »
[7] Dans la définition du point concernant la surveillance des communications, il est prévu que « sont exclues les activités licites de défense d’une cause, de protestation, de manifestation d’un désaccord ou d’expression artistique »
[8] « Considérant qu’il est essentiel que les droits de l’homme soient protégés par un régime de droit pour que l’homme ne soit pas contraint, en suprême recours, à la révolte contre la tyrannie et l’oppression. »
[9] « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression. »
[10] « (…) chaque fois qu’une forme de gouvernement devient destructive de ce but, le peuple a le droit de la changer ou de l’abolir et d’établir un nouveau gouvernement, en le fondant sur ces principes et en l’organisant sous les formes lui paraissant les plus propres à lui apporter la sûreté et le bonheur »
[11] http://ici.radio-canada.ca/nouvelles/politique/2015/02/22/001-bloc-quebecois-comedien-denis-trudel.shtml
[12] À l’heure où ces lignes sont écrites, leur site est toujours en construction, suite au piratage du 9 mars dernier.