Le 26 janvier dernier, Radio-Canada annonçait « Victoire
de la gauche radicale en Grèce, un ras-le-bol de l'austérité[1] »,
ce qui, pour certains, dont moi-même, devait être un petit moment de plaisir, considérant le type de nouvelles qu’on nous habitue à entendre. En effet, un parti
encore récemment inconnu du grand public international devait faire les
manchettes du monde entier le lendemain de son accession au pouvoir, soit le 25
janvier dernier. Il est vrai que ce n’est pas tous les jours que nous avons la
chance de voir un parti de la gauche dite « radicale »
atteindre les manettes du pouvoir, tellement nous sommes coutumiers de voir chez
les partis d’extrême gauche[2]
des organisations marginales, voir caricaturales. L’observation de ce que cela
peut donner dans un pays relativement comparable aux nôtres, du moins du point
de vue de ses institutions, est donc quelque chose d’assez intéressant pour
l’expérience postmoderne des luttes sociales. Car si l’on élimine les quelques
exemples récents en Amérique latine, l’on doit retourner bien loin en arrière
pour figurer pareil exemple.
N’empêche l’exceptionnalité de l’évènement, il n’a pas fallu
bien longtemps pour que les commentateurs de tous bords viennent mettre leurs
bémols dans cette affaire et qui plus est, c’est surtout à gauche que se sont vus
les commentaires les moins enchanteurs. Comme il y a toujours plus radical que
les « radicaux », le sentiment que génère cette bonne nouvelle n’a
pas duré plus de quelques minutes. Évidemment, je fais mention des dénigrements
standards à l’encontre de la social-démocratie que l’on entend constamment de
la part de l’extrême gauche (encore plus) radicale.
À l’évidence, je me devais de refouler mes envies d’être
naïfs et ainsi regarder tout cela d’un plus près, car j’avoue humblement n’avoir,
avant la semaine précédant l’élection, qu’une connaissance bien vague du parti
appelé « Συνασπισμός Ριζοσπαστικής Αριστεράς » ou « Coalition de la gauche
radicale ». Ce que j’en savais était que ce parti était un peu
l’équivalent du Front de Gauche (en France) et qu’il est membre du Parti de la
gauche européenne, ce qui n’était pas pour m’impressionner outre mesure. Un peu
avant les élections j’ai reçu quelques informations au sujet du parti via
certains amis qui ont des contacts par des organisations internationales, ce
qui avait déjà réanimé mon attention vers ce petit pays d’Europe aussi bousculé
que peut l’être la Grèce. Mais après le résultat de cette élection et la mise
en place d’un gouvernement de « gauche radicale » en plein cœur de l’Union
européenne, en plus des multiples critiques à son endroit, je me devais de
regarder de plus près le parti, mais surtout le projet dont Syriza pourrait
être le nom aujourd’hui.
D’abord, j’y apprenais que le parti Syriza était un
conglomérat assez hétérogène de groupe de gauche à tendance parfois
contradictoire qui s’était beaucoup resserrée depuis 2012 (suite à leur premier
succès électoral) et qui s’était, selon certains, « droitisé » (en
fait, il serait plus juste de dire recentré) et centralisé. Autrement dit, la
coalition plus ou moins confédérale qu’était Syriza à ses débuts est devenue un
parti aux pratiques plus standard depuis son élévation au stade d’opposition
officiel en 2012. Issu de plusieurs groupes d’extrême gauche dissidente du KKE
(Parti communiste grec), trotskistes et écologistes, Syriza sut jouer la carte
du consensus afin de créer son programme. Cette difficulté, quoique
problématique au départ, semble avoir eu un effet plutôt positif à terme et
surtout crucial dans sa monté en flèche, car à l’inverse de bien des partis
équivalents ailleurs dans le monde, celui-ci pu bénéficier d’un certain
consensus. Du moins, de la part des adversaires des politiques néolibérales que
l’établissement grec avait endossées depuis bien des années.
Ce consensus, loin de tergiverser dans les problèmes
identitaires à l’instar de bien des partis de gauche occidentaux, eut la bonne
idée de mettre en place un programme
social-démocrate (il est vrai) pas tellement radical, mais réaliste dans le
cadre grec actuel. Je précise bien « dans le cadre actuel », car
Syriza en bon membre du Parti de Gauche européenne n’est pas pour la sortie de
l’Union européenne, ni pour la mise en place d’une économie planifiée. Ce qui
lui aliène le soutien du KKE. Évidemment, c’est sur ce point que les critiques
gauchistes se sont surtout portées. Mais à l’évidence, il est toujours mieux
d’avoir un programme social-démocrate modeste, mais effectif, qu’un programme
radical qui ne se fera pas ! Comme tarte à la crème des arguments réformistes,
celui-ci est loin d’être toujours une réalité, c’est pourquoi il est souvent
plus sage de viser plus haut afin d’atteindre sa cible. Mais, réflexion faite
depuis leur arrivée au pouvoir, est-ce que le programme de Syrza est si modéré
que cela si celui-ci est tenu ? En fait la question se pose, car, même s’il est
modeste, est-il besoin de rappeler qu’en plus d’avoir un programme encore plus
modeste, le parti PAZOK (Mouvement socialiste panhellénique – centre gauche)
n’a fait que trahir sont programme, à l’instar des autres partis de ce type. En
somme, est-il possible qu’un parti qui a un tel programme et qui le respecte puisse
être dans un sens radical? Car la traitrise de la gauche pro-UE est une donnée
plus que redondante, ce qui nous offre un contraste qui mérite d’être signalé,
car selon les informations dont je dispose[3],
Syriza ne semble pas être en phase de recul, ce qui est en soit une certaine
preuve de radicalité si l’on veut.
Le programme de Syriza n’est pas radical, certes. Ce qui,
comme je l’ai déjà dit, lui ferme la porte d’une alliance avec le KKE, qui garde
une position intransigeante. Syriza est officiellement pro UE, donc pro euro,
et est membre du Parti de la gauche européenne. Celui-ci ne projette donc pas
de renverser le capitalisme par la dictature du prolétariat, c’est le moins que
l’on puisse dire! Il ne promet même pas de construire le socialisme à plus ou
moins longue échéance. Mais, celui-ci a une approche qui se veut pragmatique et
essaie de faire au mieux avec ce qui est possible d’être fait dans le cadre des
institutions actuellement en vigueur en Grèce. Ceci est incontestablement loin
du romantisme révolutionnaire, mais comme il tient son achèvement à un succès
« légal », il n’est pas irrationnel de voir ses actions respecter
cette ligne de conduite, ce qui exclut de facto tout un pan des propositions
habituelles de l’extrême gauche. Mais si le nouveau gouvernement veut survivre
à l’épreuve du pouvoir de la façon dont il l’entend le faire, il lui est aussi
vital de livrer la marchandise, car, pour l’instant, Syriza n’est soutenu que
par le peuple grec. Et nulle officine des pouvoirs obscurs économiques n’est chaude
à l’idée de les voir au pouvoir, ce qui rend toujours les choses plus risquées
pour un petit pays fragile comme l’est le leur.
Survivre à l’épreuve du pouvoir? Cela est bien souvent une
considération prise à la légère par l’extrême gauche, car, loin de s’obtenir
par la pureté des idées, cette survie est d’abord une question de rapport de
force. Et comme ce rapport de force n’est pas issu d’une force militaire ou/et
révolutionnaire, mais de par un plébiscite, il est vital de conserver l’appui
des masses. Cet appui des masses, nous le savons tous, est quelque chose de
bien volatile et ne dépend pas uniquement du savoir-faire de Tsipras et de Varoufakis,
mais de la situation économique générale de la Grèce, situation économique
pouvant aisément être déstabilisée de l’extérieur par ceux qui ont le pouvoir
sur l’économie mondiale. Ceux qui, notamment, ne voient pas d’un bon œil un tel
gouvernement[4].
Cela expliquerait les mots
peut-être gentils Tsipras face à ceux qui veulent sa mort, contrairement à ceux d’un François Hollande
qui n’a pas été pris au sérieux une seule seconde par les gens minimalement
avisés. Comme le projet européen est intrinsèquement lié à la perte de
souveraineté des États par un processus complexe de traités et
d’interdépendance économique (via les dettes, la monnaie et les marchés) il est
fort contradictoire de mettre en place ce genre de projet social-démocrate
(même modéré) tout en voulant conserver le cadre institutionnel actuellement en
vigueur, mais en même temps il n’est pas non plus possible de prétendre tout
refonder sans perdre une partie significative de son électorat[5],
donc son accès au pouvoir. Alors, toutes personnes minimalement conscientes de
cette situation seront à même de comprendre la fragilité du pouvoir de Syriza.
Cela nous emmène vers une seconde critique, un peu plus
sérieuse que ces sempiternelles accusations
d’antisémitisme dont tous les dirigent de la gauche sérieuse sont sujet un
jour ou l’autre, soit celui de son alliance avec la droite souverainiste de Ανεξάρτητοι Έλληνες
(Grecs indépendants) dont le plus proche parent connu serait le Front National[6].
Beaucoup ont
critiqué cette alliance selon des valeurs qui sur bien des points sont inhérentes
aux luttes sociales. Comme nous l’avons souligné ci-dessus, la situation du
pouvoir anti austérité est très incertaine et comme les résultats de l’élection
ne leur ont pas donné la majorité absolue, que le parti communiste leur refuse
leur appui et que les autres formations représentées à l’assemblé ont des
projets inconciliables sur l’essentiel, il n’est pas obligatoire d’être
machiavélien pour comprendre la manœuvre de Tsypras. Dans le cas où Syriza
aurait voulu imiter le PS français, en ne touchant pas à l’économique et en
limitant son action aux questions identitaires et de mœurs, ceci n’aurait effectivement
pas eu de sens. Mais dans le cas où l’ambition de Tsypras soit vraiment de
tenir tête à la troïka en redonnant le minimum d’indépendance nécessaire à la
relance du pays (voie nécessaire à la social-démocratie), cette alliance est
plutôt logique. En effet, fidèle à sa logique de consensus, il devait
nécessairement passer par là étant donné que les deux partis partages des
points de vus économique convergeant.
Il est en effet difficile de comprendre les choix du nouveau
gouvernement grec si nous ne regardons pas la situation « matérielle »
et « concrète » auxquels celui-ci doit faire face et si nous nous
bornons aux aspects idéologiques de la chose. Mais il est compréhensible que ce
soit le cas de beaucoup de militants sincères, car l’habitude de l’exercice du
pouvoir réel s’est perdue pour l’extrême gauche depuis plusieurs décennies et,
l’habitude qu’elle a de voir les partis sociaux-démocrates (ce qui inclut
beaucoup de partis dits communistes) constamment reculer sur le minimum de la
redistribution keynésienne, faussent évidemment leur jugement. Mais malgré ma
défense de Syriza, loin de moi l’idée de croire en l’infaillibilité de Tsypras
et consorts, mais pour l’heure je laisse la chance au coureur, car ce que vit
en ce moment la Grèce est un exemple grandeur nature des difficultés
qu’attendra tous les partis non révolutionnaires (socialistes, souverainistes,
comme les sociaux-démocrates sincères) du monde occidental s’ils devaient
accéder aux commandes de l’État. L’exercice du pouvoir étant ce qu’il est, il
n’est pas possible de jouer au pur bien longtemps, car le besoin de répondre
aux rapports de force est toujours plus impérieux que tout autre, si celui-ci
souhaite réellement changer les choses.
L’expérience des luttes de libération nationale et sociale est
trop parsemée d’exemple pour jouer aux naïfs, surtout en cette époque de
radicalisation du capitalisme monopolistique et de ses représentants de tout
bord. Faire la différence politiquement, c’est accepter la réalité des rapports
de force, de classes et d’intérêts et si les conditions pour une révolution ne
sont pas envisageables et que la carte du réformisme peut être adroitement
jouée, cela peut aussi être une avenue à envisager. Même si dans son ensemble
cette avenue est peut-être encore la plus incertaine, car comme le dit le
slogan anarchiste « si les élections pouvaient changer quelque chose, elles
seraient interdites depuis longtemps », souhaitons au peuple grec, ainsi
qu’à tous ceux qui souffrent des politiques néolibérales, un commencement de
changement de cap avant qu’il ne soit trop tard.
Benedikt Arden
[2]
Même si le sens n’est étymologiquement pas le même, j’utiliserai
« extrême » et « radical » comme le grand public l’entend,
soit comme des synonymes.
[4]
Il est bien sûr risqué, pour ceux que les Grecs appellent la « troïka »,
de voir l’exemple être suivi dans d’autre pays (en Espagne et en Belgique
notamment avec Podemos et le PTB).
[5]
Notamment celui qui pourrait encore perd certains acquis économiques en sortant
de l’euro.
[6]
Le parti Aube doré est beaucoup plus extrême que le FN et fait partie du groupe
appelé « Front national
européen (FNE) » ironiquement à la droite du parti français et souvent
qualifié de « néofasciste ».