Récemment associé à la galaxie
lepéniste par un dossier du "Point", le philosophe Jean-Claude
Michéa, auteur d'"Impasse Adam Smith", répond à ses détracteurs et se
défend face à la tentative d'annexion de sa pensée antilibérale par l'extrême
droite.
Un hebdomadaire faisait sa une,
il y a quelques semaines, sur les «néocons», vous bombardant comme l'idéologue
le plus emblématique d'une véritable lame de fond identitaire, souverainiste et
protectionniste, et amalgamant votre nom à celui de Marine Le Pen, soi-disant
admirative de vos écrits. Qu'est-ce que cela vous inspire ?
Jean-Claude Michéa : N'exagérons
rien ! Le magazine de François Pinault a d'ailleurs bien pris soin - sans doute
pour brouiller un peu plus les pistes - d'inclure également, dans sa liste
noire des «néoconservateurs à la française», des personnalités telles que Régis
Debray, Arnaud Montebourg, Natacha Polony, Benoît Hamon ou Yves Cochet. Liste
dont l'absurdité devrait sauter aux yeux puisque la nébuleuse
«néoconservatrice», telle qu'elle a pris naissance aux Etats-Unis, est plutôt
connue pour son soutien constant aux politiques de Reagan et de Bush père et
fils - trois présidents qu'il est difficile de tenir pour de farouches
contempteurs du capitalisme ! Naturellement, la pratique qui consiste à
inverser délibérément le sens des mots afin de rendre plausibles les amalgames
les plus fantaisistes n'a rien de nouveau.
Clemenceau et Staline avaient
ouvert la voie - le premier en forgeant, en 1906, la notion de «complot
anarcho-monarchiste» et le second, dans les années 30, celui
d'«hitléro-trotskisme». Ce qui est nouveau, en revanche, c'est l'agenda
idéologique qui préside à ce type d'amalgame. Au XXe siècle, en effet, les
évangélistes du capital se contentaient généralement de dénoncer la «main de
Moscou» dans toute critique - fût-elle simplement keynésienne - de l'économie
de marché. Or, une telle stratégie est devenue sans objet une fois l'empire
soviétique disparu et actée la conversion définitive des gauches occidentales
au culte du libéralisme économique et culturel. De ce point de vue, c'est
certainement la publication, en 2002, du Rappel à l'ordre, de Daniel Lindenberg
(ouvrage qui entendait déjà dresser la liste des «nouveaux réactionnaires»),
qui symbolise au mieux la nouvelle donne idéologique. Ce petit livre, écrit à
la demande de Pierre Rosanvallon (alors l'un des membres les plus actifs du
Siècle, le principal club de rencontre, depuis 1944, de la classe dirigeante
française), est en effet le premier à avoir su exposer de manière aussi
pédagogique l'idée selon laquelle le refus «d'acquiescer à l'économie de
marché» et l'attachement corrélatif aux «images d'Epinal de l'illibéralisme
[sic]» constituait le signe irréfutable du retour des «idées de Charles
Maurras». C'est, bien sûr, dans le cadre de cette stratégie (que j'appellerais
volontiers, en référence au point du même nom, la stratégie Godwin) qu'il faut
interpréter la récente initiative du Point (magazine dont la direction compte
d'ailleurs dans ses rangs certains des membres les plus éminents du Siècle).
Tous ceux qui pensent encore que la logique folle de la croissance illimitée
(ou de l'accumulation sans fin du capital) est en train d'épuiser la planète et
de détruire le principe même de toute socialité ne devraient donc nourrir aucune
illusion. Si, comme Bernard-Henri Lévy en avait jadis exprimé le vœu, le seul
«débat de notre temps» doit être «celui du fascisme et de l'antifascisme»,
c'est bien d'abord au prétexte de leur caractère «conservateur»,
«réactionnaire» ou «national-nostalgique», que les contestations radicales
futures seront de plus en plus diabolisées par les innombrables serviteurs -
médiatiques, «cybernautiques» ou mandarinaux - de l'élite au pouvoir.
De plus en plus de figures de la
droite dure, d'Eric Zemmour à Alain de Benoist, le directeur de la revue «pour
la civilisation européenne», Eléments, se réclament de vous depuis deux ou
trois ans. Comment expliquez-vous cet intérêt, au-delà du simple bénéfice de
voir vos écrits désosser idéologiquement la gauche molle ? Cela relève-t-il
clairement d'une interprétation abusive de vos thèses ?
J.-C.M. : Une partie de ce que
vous appelez «la droite dure» a effectivement pris l'habitude de placer sa
nouvelle critique du libéralisme sous le patronage privilégié de ses anciens
ennemis, qu'il s'agisse de Jaurès, de Marx ou de Guy Debord [lire le dossier de
décembre de l'excellente revue Fakir, justement intitulé «Quand Marine Le Pen
cause comme nous»]. On doit certes s'interroger sur le degré de sincérité de
ces hommages récurrents. Mais que cette droite puisse me citer aux côtés de ces
grandes figures de la tradition radicale n'a donc, en soi, rien d'illogique. Je
serais plus inquiet, en vérité, si ma critique du libéralisme culturel
rencontrait l'approbation enthousiaste d'une Laurence Parisot ou d'un Pierre
Gattaz. Il s'agit donc seulement de déterminer dans quelle mesure ce nouvel
antilibéralisme de droite recoupe, ou non, une partie de la critique
socialiste.
Passons très vite sur le cas des
véritables «néoconservateurs à la française», c'est-à-dire cette fraction de la
droite classique qui, selon le mot du critique américain Russell Jacoby,
«vénère le marché tout en maudissant la culture qu'il engendre». On comprend
sans peine que ces «néoconservateurs» puissent apprécier certaines de mes
critiques du libéralisme culturel (notamment dans le domaine de l'école). Le
problème, c'est que leur vision schizophrénique du monde leur interdit
d'utiliser ces critiques de façon cohérente. Si le libéralisme se définit
d'abord comme le droit pour chacun de «vivre comme il l'entend» et donc «de
produire, de vendre et d'acheter tout ce qui est susceptible d'être produit ou
vendu» (Friedrich Hayek), il s'ensuit logiquement que chacun doit être
entièrement libre de faire ce qu'il veut de son argent (par exemple, de le
placer dans un paradis fiscal ou de spéculer sur les produits alimentaires), de
son corps (par exemple, de le prostituer, de le voiler intégralement ou d'en
louer temporairement l'usage à un couple stérile), ou de son temps (par
exemple, de travailler le dimanche). Faute de saisir cette dialectique
permanente du libéralisme économique et du libéralisme culturel, le
«néoconservateur à la française» (qu'il lise Valeurs actuelles ou écoute Eric
Brunet) est donc semblable à ces adolescents qui sermonnent leur entourage sur
la nécessité de préserver la planète mais qui laissent derrière eux toutes les
lumières allumées (analyse qui vaut, bien sûr, pour tous ceux, à gauche, qui
vénèrent le libéralisme culturel, tout en prétendant maudire ses fondements
marchands).
Tout autre est la critique du
libéralisme par les héritiers modernes de l'extrême droite du XIXe siècle. Sous
ce dernier nom, j'entends à la fois les ultras qui rêvaient de restaurer
l'Ancien Régime et les partisans de ce «socialisme national» - né des effets
croisés de la défaite de Sedan et de l'écrasement de la Commune - qui, dès
qu'il rencontre les conditions historiques de ce que George Mosse nommait la
«brutalisation», risque toujours de basculer dans le «national-socialisme» et
le «fascisme». Or, ici, l'horreur absolue que doivent susciter les crimes
abominables accomplis au nom de ces deux dernières doctrines a conduit à
oublier un fait majeur de l'histoire des idées. Oubli dont les moines soldats
du libéralisme tirent aujourd'hui le plus grand bénéfice. C'est le fait que les
fondateurs du socialisme partageaient consciemment avec les différentes droites
antilibérales du temps un postulat anthropologique commun. Celui selon lequel
l'être humain n'est pas, comme l'exigeait le libéralisme des Lumières, un
individu «indépendant par nature» et guidé par son seul «intérêt souverain»,
mais, au contraire, un «animal politique» dont l'essence ne peut se déployer
que dans le cadre toujours déjà donné d'une communauté historique. Bien
entendu, en dehors de ce refus partagé des «robinsonnades» libérales (le mot
est de Marx), tout, ou presque, séparait l'idéal socialiste d'une société sans
classe dans laquelle - selon le vœu de Proudhon - «la liberté de chacun
rencontrera dans la liberté d'autrui non plus une limite mais un auxiliaire»,
des conceptions alors défendues par la droite monarchiste et le «socialisme
national». La première, parce que son intérêt proclamé pour les anciennes
solidarités communautaires masquait d'abord son désir d'en conserver les seules
formes hiérarchiques (le «principe d'autorité» de Proudhon). Le second, parce
qu'en dissolvant tout sentiment d'appartenance à une histoire commune dans sa
froide contrefaçon «nationaliste» il conduisait à sacrifier l'idéal d'autonomie
ouvrière sur l'autel ambigu de l'«union sacrée». Comme si, en d'autres termes,
un métallurgiste lorrain ou un pêcheur breton avaient plus de points communs
avec un riche banquier parisien qu'avec leurs propres homologues grecs ou
anglais.
Pensez-vous que la réconciliation
de la gauche moderne avec les dogmes de l'anthropologie libérale soit
irréversible ?
J.-C.M. : Ce sont hélas eux qui
expliquent qu'on ne puisse trouver beaucoup d'esprits, à gauche, encore
capables de critiquer - comme jadis Engels - la dynamique aveugle qui conduit
peu à peu le marché capitaliste à «désagréger l'humanité en monades dont
chacune a un principe de vie particulier et une fin particulière» (ou - version
saint-simonienne - à transformer la société en «une agrégation d'individus sans
liens, sans relations et n'ayant pour mobiles que l'impulsion de l'égoïsme»).
Et qui expliquent donc aussi pourquoi, de nos jours, ce sont des intellectuels
issus de la droite anticapitaliste qui parviennent le plus souvent (sous des
formes, on s'en doute, souvent très ambiguës et parfois même ouvertement
antisémites) à proposer - à l'image, effectivement, d'un Alain de Benoist -
certaines des critiques les plus lucides de l'individualisme libéral, de ses
fondements anthropologiques et de ses conséquences morales et culturelles
désastreuses sur la vie quotidienne des gens ordinaires. Critiques qui
constituaient, il y a trente ans encore, l'un des axes majeurs des
contestations radicales du capitalisme mais qui ont aujourd'hui presque
entièrement disparu du discours de la gauche.
Cette situation paradoxale - qui
n'est, encore une fois, que la contrepartie logique de la conversion de la
gauche à l'idée que le capitalisme est «l'horizon indépassable de notre temps»
- n'a évidemment rien pour enthousiasmer les partisans d'une sortie aussi
«civilisée» que possible du système capitaliste. Elle risque même de conférer
une apparence de sérieux à cette stratégie Godwin qui est devenue l'idéologie
du Siècle. Car, si le vide idéologique créé par les renoncements successifs de
la gauche ne devait plus être rempli que par les seuls penseurs issus de la
droite radicale (quels que soient leurs mérites individuels), ce serait, en
effet, un jeu d'enfant pour les Godwin boys de convaincre les nouvelles
générations (déjà privées par les réformes libérales de l'école de toute
culture historique un peu solide) que ce qui constituait jadis l'essence même
du socialisme ouvrier ne représente, en fait, qu'une idéologie «nauséabonde» et
«réactionnaire». Il suffirait, en somme, de marteler avec encore un peu plus
d'aplomb que toute volonté de protéger les peuples de la folie du capitalisme
globalisé ne peut être, par essence, que «barrésienne, avec juste ce qu'il faut
de xénophobie» (Pascal Lamy, dans le Point du 19 janvier 2012). Dans cette
hypothèse glaçante, les ultimes héritiers de la tradition révolutionnaire
devraient donc apprendre très vite à vivre sous les lois d'un monde paradoxal
(mais dont Orwell, avec sa double intuition d'une «novlangue» et d'une «police
de la pensée», avait su anticiper le principe). Celui où, d'un côté, et pour la
première fois dans l'histoire moderne, toute opposition officielle à la
dynamique aveugle du capital aurait définitivement disparu, mais dans lequel,
simultanément, les nuisances de cette dynamique seraient devenues plus
manifestes que jamais. Sombre hypothèse, assurément. Mais qui a prétendu que la
révolution serait un dîner de gala ?