samedi 13 décembre 2014

Comprendre le Néolibéralisme

Je garde depuis longtemps le souvenir d’une soirée de conférence militante du milieu des années 2000. Elle doit se situer dans l’une de ces salles tristes et mornes qui sont le lot quotidien de nos rencontres. Des néons, des plafonds flottants, du tapis commercial et des chaises de plastique. Souvent fonctionnels, ces espaces ne sont jamais vraiment agréables. Ce soir-là, on y tenait une conférence comme une autre, un panel sûrement. On aime les panels. Plus par défaut que par adhésion, je crois, mais ce n’est pas mon propos ici. Je ne sais plus si j’y prenais ou non la parole.

L’un des panélistes avait tenu le discours social-libéral typique du centre-gauche québécois : « il faut préserver les services publics, mais on doit s’adapter aux réalités du marché ». Selon la formule consacrée, les présentations s’étaient étendues et il ne restait que quelques minutes pour les « échanges ». Alors qu’on a enfin offert le micro à la salle, une dame a pris la parole. C’est cette dame qui a marqué mon esprit.

Le visage empourpré, la peau du cou tendue, elle était visiblement mécontente de s’être farci un discours centriste, alors qu’elle s’était déplacée pour entendre autre chose, justement, que ce qu’on entend tous les jours dans les médias. Après quelques arguments prononcés sur le ton à la fois courroucé et empressé qu’exigent la frustration et les contraintes de temps typiques aux questions laissées à la salle, elle avait laissé tomber, rageuse : « Vous êtes… vous êtes un néolibéral! ». À l’entendre, elle venait de prononcer l’injure suprême. Le couperet était tombé, cet homme était du côté sombre de la Force. Si le principal intéressé n’a pas semblé relever l’attaque, j’ai tout de suite été frappé par l’affirmation et le ton utilisé pour la prononcer. Les jours suivants, je retournais dans ma tête à la fois les mots de cette phrase et mon profond malaise. Si j’étais somme toute d’accord avec les arguments avancés par cette dame, je trouvais sa finale non seulement étrange, mais en quelque sorte embarrassante. Elle venait de rendre en quelques mots tout ce qui me posait problème avec le mot « néolibéralisme », mais que je n’étais jamais arrivé, jusque là, à situer.

Depuis ce soir-là, ce moment revient périodiquement dans ma tête. Il est de ces événements qui, bien qu’ils ne revêtent aucune importance réelle, se gravent dans ma mémoire pour des raisons que j’ignore. J’ai fini par conclure qu’ils représentent des moments irrésolus, des choses que je sens qui clochent, mais que je n’arrive pas à comprendre sur le champ.

La réaction de cette dame qui me reste en tête depuis un moment soulève une question importante, le rapport à nos adversaires. Plus précisément, le rapport au néolibéralisme. Si je rassemble tout ce que j’ai entendu dire, à gauche, à propos du néolibéralisme, force est de convenir qu’aucune définition claire n’en émerge. Aucune sauf, néolibéralisme = méchant. C’est ce que la dame disait, en somme, à ce monsieur de la conférence : vous vous présentez comme gentil, mais en fait vous êtes méchant. C’est ce que nous disent les gens qui veulent voir plus l’IRIS à la télévision : allez vous battre contre les méchants néolibéraux.

Bref, à cause d’une surutilisation du terme, le mot néolibéralisme est devenu confus et manichéen. La plupart d’entre nous ne sauraient distinguer un néolibéral d’une simple adhérente au libéralisme classique, d’une libertarienne ou d’un défenseur du capitalisme. Ils entrent tous, finalement, dans le grand sac du méchant néolibéralisme.

Face à cette confusion généralisée, la lecture du plus récent ouvrage de Philip Mirowski, Never Let a Serious Crisis Go To Waste, me semble éclairante. Pour ma part, elle m’a permis de comprendre et de résoudre mon malaise de la soirée évoquée plus haut en recadrant le néolibéralisme, en mettant de l’avant ses particularités.

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Un rapide tour d’horizon nous informe que malgré des dizaines d’ouvrages et près d’une centaine d’articles publiés, le nom de Philip Mirowski n’a que peu circulé dans nos revues universitaires et jamais dans la presse grand public locale. Il mène pourtant depuis le milieu des années 1980 une enquête soutenue sur la transformation de l’économie. Lecteur consciencieux et systématique des écrits économiques de la deuxième moitié du vingtième siècle, il a récemment publié deux volumes[1] qui doivent faire l’objet d’une plus grande diffusion au Québec, si l’on souhaite faire un usage intelligent du mot néolibéralisme.

Comme rien n’indique une traduction à venir à brève échéance, je me contenterai ici de résumer certains éléments de son plus récent ouvrage concernant le néolibéralisme en montrant à quel point ces réflexions peuvent nous nourrir. Je tenterai de reformuler surtout, mais pas uniquement, la partie où il présente les 13 commandements du néolibéralisme[2] pour les adapter aux mythes qui entourent le néolibéralisme au Québec. J’arrive à 10 constats sur le néolibéralisme qui nous permettent de mieux comprendre sa nature et de le situer face aux autres approches de l’économie. Je laisse à de futurs travaux à la fois le soin de couvrir son analyse de la plus récente crise financière et de formuler une critique de son ouvrage. Il me semble que le plus urgent soit de faire connaître certaines idées-forces de Mirowski à propos du néolibéralisme qui nous permettent de mieux saisir les stratégies développées par ses promoteurs.

1. Le néolibéralisme n’est pas une théorie économique, c’est une théorie explicative générale

Du plus petit gène aux relations internationales, du rapport amoureux à la négociation d’une convention collective : tout est le fait d’agents qui tentent de maximiser la valeur de leurs gestes. C’est la grande explication du monde, sa vérité fondamentale : la recherche de l’intérêt. Partout, tout le temps, en toute circonstance. Si vous croyez que qui ou quoi que ce soit puisse être guidé par autre chose, vous vous laissez berner par des fadaises romantiques ou des justifications morales. Tout agent, qu’il soit un organisme unicellulaire ou un chef d’entreprise fonctionne selon la maximisation de son profit. Ce profit peut être un sentiment, une sensation, un gain matériel ou immatériel, peu importe. Tous les gestes sont intéressés. Le néolibéralisme c’est d’abord l’adhésion à cette proposition générale, à cette vision précise du monde qui permet, par la suite de tout expliquer, peu importe le domaine de connaissance.

La logique est certes économique, mais il s’agit d’une affirmation transdisciplinaire, qui se veut une théorie englobante capable d’aborder n’importe quelle question. L’agent qui cherche la maximisation prend la forme ici d’un donné ontologique qu’on ne peut pas contester – ses a priori cyniques étant toujours la justification a posteriori des gestes, dans une logique circulaire sans fin – mais qu’on n’a pas besoin de vérifier non plus. Le monde néolibéral est ainsi rempli d’innombrables conceptions de ce qu’est le profit et les façons de l’atteindre, il n’y a aucune communauté de besoin et de désir qui serait prévisible, tout est toujours fluctuant, changeant.[3]

2. Pour le néolibéralisme, le marché n’est pas qu’un mode d’allocation des ressources, c’est surtout la façon optimale de traiter de l’information

On présente souvent la conception néolibérale du marché comme prétendant qu’il s’agit de la meilleure institution pour faire l’allocation des ressources. En fait, c’est passer à côté du débat. Comme le monde est composé d’agents souhaitant maximiser leur profit chacun à sa façon et avec ses priorités, il est impossible pour un seul cerveau humain de comptabiliser tous ces désirs et toutes leurs conséquences. Par conséquent, il est nécessaire d’instaurer une façon de tenir compte des volontés de tout le monde à travers leur expression simultanée. Ce processeur d’information c’est le marché et son indicateur-prix. En laissant tout le monde négocier des prix à partir de sa volonté d’obtenir un bien ou un service, on a une image réelle de ce qu’est le monde à un moment donné. Cette image s’incarne dans le prix de chaque bien.[4]

Si la recherche individuelle du profit a un statut quasi ontologique pour le néolibéralisme, le marché prend sans conteste un statut épistémologique. Il s’agit du mode de connaissance adéquat du monde. Les individus, quant à eux, doivent composer avec l’ignorance. Ignorance de ce qu’est la société dans laquelle ils et elles évoluent, mais ignorance aussi de ce qui les attend à l’avenir. On peut même affirmer : ignorance de ce qu’ils sont eux-mêmes. Mirowski montre bien que chez Hayek l’éducation n’est jamais une transformation de ce que nous sommes, mais bien une façon d’adapter nos stratégies pour combler des désirs déjà présents naturellement et inchangeables. Nous sommes ainsi dans un constant état d’ignorance, même face à nous-mêmes. Le « connais-toi toi-même », n’a plus de sens. Nous savons déjà tout ce qu’il y a à savoir (nos désirs) et nous ignorons tout de comment les réaliser avant d’avoir vu le seul indicateur valide qui nous permet de répondre à cette question : les prix offerts par le marché.[5]

S’explique ainsi l’obsession néolibérale pour la prise de risque. L’entrepreneur qui prend des risques devient la clef de voute de cette pensée. Il ne s’agit pas tant de calculer le risque, d’agir avec prudence en mesurant les différentes possibilités, il est plutôt question de se mettre dans un « état » de prise de risque. Comme il est ignorant en fait du résultat de ses gestes, l’entrepreneur embrasse le risque et se lance en affaire. Il tente de satisfaire ses désirs en élaborant un projet et prend le risque de heurter de plein fouet le mur du manque d’intérêt de ses pairs pour ce qu’il a à offrir. C’est là, pour les néolibéraux le courage essentiel, la réalisation de soi qui est à la fois la plus grande aventure et la plus grande tragédie potentielle : entreprendre. Tester la valeur de son être sur les marchés.[6]

3. Le travail n’est pas au centre de l’économie néolibérale, c’est la connaissance qui y est

La pensée économique du libéralisme s’est construite autour du travail, comme élément central légitimant à la fois la propriété et l’enrichissement. On pense bien sûr ici aux écrits de Locke ou à l’analyse de Weber sur l’importance du travail dans l’esprit du capitalisme. Le néolibéralisme se distingue sur ce point du libéralisme. Ce n’est pas l’effort humain qui permet l’enrichissement, c’est la prise de risque et l’adaptation aux exigences du marché. Le néolibéralisme se découple entièrement du résidu moral qui liait encore effort et enrichissement dans le néolibéralisme. Vous êtes désormais l’entreprise de vous-même qui doit investir dans son « capital humain » : formation, apparence, entregent, charisme, savoir-faire, etc. C’est l’assemblage de ces investissements qui vous permettent de vous adapter bien ou mal aux demandes du marché. Si votre désir de propulser des nains sur une grande distance pour qu’ils frappent une cible est si grand que vous parvenez à devenir un trader génial sans faire d’effort, vous êtes la personne qui répond le mieux à la demande du marché et la morale ou la stupidité de vos désirs n’a rien à voir là-dedans. Vous obtiendrez plus ou moins d’argent en fonction de votre connaissance des demandes du marché et de votre capacité de vous y adapter de façon plus ou moins précise. Bref, c’est votre capacité de prendre des risques face à votre propre ignorance et de tenir compte de la connaissance juste venant du marché qui légitime votre enrichissement. Rien d’autre. Ni les efforts et surtout pas les besoins.[7]

4. Le néolibéralisme ne considère pas les marchés comme naturels, il considère qu’ils doivent être construits volontairement

Le libéralisme classique faisait, on le sait, la promotion du laisser-faire, du laisser-aller. Selon cette pensée, les marchés sont l’état naturel de l’économie auquel il faut revenir, en limitant le plus possible l’intervention de l’État. Nous avons vu que pour le néolibéralisme le marché est un super processeur d’information. Son origine, quant à elle, n’est pas au centre de la réflexion néolibérale qui se concentre davantage sur son effet. Chose certaine, pour les néolibéraux, ce processeur peut et doit être mis en place artificiellement. Il n’y a aucune recherche d’un retour à un marché naturel chez les néolibéraux. Aucune volonté d’éliminer les artifices de la société pour revenir à quelque chose de plus primaire. Au contraire, il faut sans cesse surveiller l’espace social et y intervenir pour créer des marchés pour que les agents puissent transmettre et recevoir toute l’information dont ils ont besoin pour maximiser leur profit. Le marché est un artifice humain, un mode de gouvernement. D’ailleurs, tous les problèmes qui semblent être causés par des marchés pourront être réglés par la création de nouveaux marchés. Par exemple, on peut organiser des quasi-marchés dans des espaces encore publics pour que certains agents prennent conscience des prix de certaines ressources, ce qui permettra aux gestionnaires de s’adapter à la réalité des marchés extérieurs aux services publics. Ainsi, le problème de spéculation sur certaines ressources qui fait augmenter le prix de services publics doit être renversé : c’est le service public qui n’est pas capable de s’adapter à la réalité fluctuante du monde dont le marché est le meilleur indicateur.[8]

5. Pour le néolibéralisme, les inégalités ne sont pas des externalités regrettables, ce sont plutôt des éléments essentiels et nécessaires au marché

Pour que des individus aient le désir d’agir pour posséder davantage, il faut un aiguillon qui les pousse à vouloir plus. La comparaison avec un voisin mieux nanti est un élément essentiel pour susciter cette volonté d’action. Si l’on souhaite une économie dynamique et créative, il est crucial que la situation ne soit pas égale entre tous et toutes, car rappelons que dans l’univers néolibéral on agit toujours d’abord pour soi-même. On y a aussi détaché l’effort de l’enrichissement, les inégalités n’ont plus besoin de se justifier par un travail plus grand fourni par les plus riches, même s’ils ne faisaient qu’un effort minime, ça n’a pas d’importance, c’est celui qui est approprié selon le marché qui explique et légitime tout à la fois leurs revenus. La concentration de richesse dans les mains d’un petit pourcentage de la population est simplement la démonstration de leur grande capacité à bien gérer les ressources auxquelles ils ont accès, d’où le fait qu’on leur en attribue d’autres. En fait, l’égalité et la justice sociale sont les demandes des perdant-es, de ceux et celles qui veulent exploiter le succès des autres parce qu’ils ont fait des erreurs et ne savent pas vivre avec les conséquences des risques qu’ils et elles ont pris. Le marché qui révèle la réalité des besoins sociaux n’a cure des « besoins fondamentaux » ou des « droits » que certaines personnes pensent avoir. Vous aurez tous les droits que vous voulez quand vous serez pleinement adapté aux demandes du marché, d’ici là comprenez vos erreurs et adoptez de nouvelles stratégies.[9]

6. Les néolibéraux ne considèrent pas les monopoles privés comme des problèmes, ils sont plutôt la preuve d’un succès

De la même façon que les inégalités ne sont pas un problème pour le néolibéralisme, les monopoles privés, s’ils ne sont pas indument protégés par des lois, sont la démonstration d’une grande efficacité atteinte par ces firmes. Au sein du marché, les flux d’investissements peuvent toujours changer. Ce qui attirait les consommateurs et consommatrices hier peut n’intéresser personne demain. Si vous devenez la seule entreprise de votre secteur alors que de potentiel-les concurrent-es pourraient se former et entrer en compétition avec vous, cela fait la démonstration que votre usage des ressources est adéquat, que vous répondez à ce qu’exige le marché. Briser par la loi un monopole qui fonctionne bien, c’est aller précisément à l’inverse de ce que demandent, de façon répétée, chaque jour, des milliers de client-es qui font le choix de faire affaire avec cette entreprise. Briser des monopoles, c’est aller, au fond, contre la volonté populaire. Le seul danger des grandes corporations c’est que ses gestionnaires se déconnectent des priorités des actionnaires – les vrais propriétaires des entreprises –, mais les reconnecter n’est pas très difficile : il suffit de les brancher plus directement sur le marché grâce à des bonis aux rendements ou une rémunération en stock-option.[10]

7. L’État n’est pas l’ennemi à abattre pour le néolibéralisme, c’est un outil dont il faut prendre le contrôle

On confond souvent le néolibéralisme avec les libertariens, ces pseudo-anarchistes favorables au capitalisme. Or, leur rapport à l’État est sensiblement différent. Il n’est pas question pour les néolibéraux d’éliminer ni l’État, ni les institutions internationales; on se propose plutôt d’en prendre le contrôle. Il n’y a pas d’outils plus performants que l’État, en fait, pour mettre en place de nouveaux marchés. Il ne s’agit donc pas de s’abstenir d’intervention étatique, mais bien de construire une intervention étatique qui permet d’aller à contre-courant de celle, keynésienne, qui vise à baliser les marchés. L’État n’existe donc pas pour protéger la population des dérives du marché, ce concept n’ayant aucun sens pour les néolibéraux, comme les marchés sont les seuls en mesure de traiter adéquatement l’information, ceux qui ne savent pas s’y adapter sont simplement victimes de leur propre ignorance. Le néolibéralisme n’est pas anti-institutionnel, il est favorable à un certain type d’institution, celui qui reproduit les mécanismes de marché. Ces institutions peuvent exiger autant de bureaucrates et avoir leur lot de pouvoir arbitraire, l’élément important c’est qu’ils soient réglés sur les pas du marché. Les institutions internationales – bien que décriée par les néolibéraux alors qu’ils n’étaient pas hégémoniques – sont alors vues comme des lieux importants de diffusion de la volonté de création de marchés. La mise en place de plans d’ajustement structurel a justement pour but d’installer la pensée néolibérale en orthodoxie du développement économique dans une série de pays qui n’avaient pas généré, à l’époque, leurs propres élites néolibérales. Les institutions internationales deviennent le lieu de création des États créateurs de marchés.[11]

8. Le néolibéralisme n’est pas uniquement promoteur de la démocratie libérale, il est aussi en tension avec ce régime politique

On prétend souvent que le néolibéralisme serait en phase avec la « démocratie libérale » — que je préfère, pour ma part, désigner par les mots « gouvernement représentatif » –, or ce n’est vrai qu’à moitié. Le gouvernement représentatif est utile parce qu’il permet de faire élire des gens qui auront ensuite les pleins pouvoirs de mettre en place les réformes néolibérales. De plus, son fonctionnement électoral peut aisément être rapproché et analysé comme un marché des propositions politiques qui gèrent les désirs de tout le monde et les canalise vers un prix : le résultat électoral (ou le sondage – qui permet justement l’adaptation du pouvoir en place à la demande).

Cependant, persistent dans le gouvernement représentatif des espaces politiques qui ont des éléments démocratiques : la liberté d’expression, de manifestation et d’association où l’on peut discuter, débattre et convaincre les autres de souscrire à des projets politiques auxquels on croit; où l’on ne confond pas tout derrière l’option unique d’une candidature pour laquelle on doit faire un choix individuel. Dans ces lieux, la politique devient plus difficile à confondre avec l’économie et est même contraire à la logique épistémologique du néolibéralisme. Si on se réunit pour décider ensemble de ce qu’on veut faire collectivement, c’est qu’on prétend que nos cerveaux peuvent, volontairement, consciemment et en commun décider de ce qui est le mieux pour nous. Pour les néolibéraux, cette information nous est entièrement inaccessible, elle ne peut se révéler à travers le débat, le dialogue ou la discussion, elle n’advient que par le marché. Pour bien illustrer cette situation, Mirowski reprend une citation très éclairante de Hayek : « Le libéralisme et la démocratie, même s’ils sont compatibles, ne sont pas une seule et même chose… il est possible, au moins en principe, qu’un gouvernement démocratique devienne totalitaire et qu’un gouvernement autoritaire mette en place des politiques favorables au libéralisme… Un État qui exige des pouvoirs illimités à la majorité devient de ce fait antilibéral. »[12] On voit qu’il est très possible dans ce contexte de penser la Chine actuelle comme porteuse d’avancées néolibérales, sans trop se poser de questions – dans l’analyse économique du moins – sur son caractère autoritaire.

Ainsi, pour les néolibéraux, donner le pouvoir au peuple, c’est lui donner individuellement la capacité de faire des choix de consommation. C’est le diriger, par les contraintes et la discipline étatique, vers les marchés pour qu’il puisse s’exprimer à travers eux, seul espace valable d’expression. Put your money where your mouth is, est la seule démocratie reconnue par le néolibéralisme. On exprime ainsi ses désirs par la quantité de ressources qu’on est prêt à investir dans un produit, un projet, une idée. Le reste – le dialogue, le débat – n’est que tentative d’influence sur les autres : effet rhétorique, jeu de pouvoir ou populisme. Ainsi le gouvernement représentatif a son utilité, mais il doit être balisé par le plus de marchés – souvent créés par lui – possible, sinon il sombre dans le totalitarisme. C’est l’État providence, mais à l’envers. Plutôt que de baliser le marché pour prévenir ses excès, il faut protéger la société de marché contre les dérives étatistes.[13]

9. Le néolibéralisme n’est pas seulement imposé à des personnes, il crée des subjectivités

Souvent, on a l’impression, non sans raison, que le néolibéralisme est une série de politiques imposées d’en haut à des personnes qui ne souhaitent pas en subir les conséquences. Ce n’est pas faux, mais c’est manquer le cœur de la proposition néolibérale. Le néolibéralisme a surtout pour effet de constituer des subjectivités compatibles avec son ontologie : il produit des « entrepreneurs de soi ». Par ses mesures politiques, mais aussi par son influence culturelle, il construit des individualités obsédées par l’accumulation de capital humain, symbolique et culturel dans le but de gravir les échelons du statut social. Il n’y a plus aucun besoin de se comprendre (ni soi-même ni les autres), il est simplement temps d’exprimer les désirs que nous avons naturellement en nous. Ensuite, la personne la plus adaptée aux demandes des autres exprimées dans le marché l’emporte. C’est ainsi tant pour la recherche d’un emploi que pour celle d’un partenaire amoureux sur OkCupid. Prendre le risque d’exposer le capital humain et symbolique qu’on a obtenu, voir si l’on a retenu l’attention de ceux ou celles à qui l’on désire plaire, échouer, recommencer jusqu’à ce qu’on soit parfaitement adapté à la demande. Les réseaux sociaux comme Facebook permettent de cultiver ce rapport au monde, où le marché des « like » nous indique en temps réel la justesse d’une blague, le seyant d’une robe ou la valeur d’une vidéo de chat. À nous de nous adapter lors de notre prochain statut.[14]

Le néolibéralisme est donc aussi un code moral qui a pour but d’établir des règles de vie que devront suivre les individus. Comme pour n’importe quelle adhésion à un corpus d’idée qui a des conséquences dans la vie individuelle, il faut un acte de foi. Il faut croire que la seule recherche de notre profit individuel nous rendra heureux collectivement. Il faut aussi être à même d’interpréter les événements qui surviennent et qui peuvent parfois contredire la doxa néolibérale. Pour cela, une série d’ouvrage servent de petit catéchisme néolibéral (comme ceux d’Ayn Rand) auquel s’accrocher en période de doute, tandis que les think tanks font le travail de fournir des réponses aux problèmes spécifiques qui peuvent surgir ici et là.

10. Les think tanks néolibéraux ne sont pas que des outils de propagande

Maintenant que nous avons fait le tour des préceptes du néolibéralisme, il est nécessaire de parler de ceux et celles qui en font la promotion. Il faut comprendre que leur situation n’est pas simple. Postulant que la compréhension de nos sociétés ne se révèle qu’à travers nos diverses volontés traitées par le marché et qu’elle est inaccessible à notre cerveau, les promoteurs de la théorie néolibérale sont, en fait, des intellectuels de l’anti-intellectualisme. Ils ont surtout pour tâche de dire : « ne vous fiez pas à ceux qui prétendent penser, ne vous fiez pas à votre propre raison, fiez-vous qu’au résultat de vos désirs exprimés sur le marché ». [15]

Mirowski propose l’image d’un intellectuel collectif : le neoliberalism thought collective. Gravitant autour de la société du Mont-Pèlerin fondée à l’origine par Friedrich Hayek et encore aujourd’hui fréquentée par les plus ardents défenseurs du néolibéralisme, l’intellectuel collectif néolibéral fonctionne pour Mirowski selon le modèle de la poupée russe. Les entités sont liées entre elles, elles mènent l’une à l’autre, mais elles peuvent aussi être autonomes et tenir des discours qui leur sont propres. Il ne s’agit pas d’une organisation centralisée et organisée pour répandre une propagande uniforme. C’est précisément dans le fait qu’il a une variété de niveaux à son discours et des débats internes que l’intellectuel collectif néolibéral est efficace. Les différences entre ses discours exotériques et ésotériques constituent une de ces différenciations par niveau que souligne Mirowski. Il peut bien y avoir des think tanks (exotériques) qui diffusent une pensée très simpliste et très anti-intervention de l’État dans les médias tandis que des professeurs de départements d’économie (ésotériques) développent des moyens pour l’État de créer un marché du carbone efficient. L’intellectuel collectif ne se trouve pas affaibli par ces contradictions, il en sort même renforcé selon Mirowski.[16]

Un autre rôle essentiel de certaines poupées russes est de créer, activement, de l’ignorance là où nous croyons avoir des certitudes. Cette création de l’ignorance, Mirowski l’appelle l’agnotologie. Cet art de l’ignorance opère en donnant l’impression que des débats existent là où ils sont en fait marginaux; en soulevant des doutes sur les compétences ou les intentions d’organisations ou de scientifiques respectés et bien sûr en forçant la tenue de « débats » médiatiques pour que les canaux de nouvelles puissent donner une impression d’équilibre en invitant un « pour » et un « contre ». Ainsi, on peut semer le doute sur les changements climatiques, mais aussi sur le potentiel cancérigène de la cigarette ou sur la validité de la théorie de l’évolution. Loin de certitude, on recrée l’état d’ignorance qui est nécessaire au bon fonctionnement du marché. Tout le monde est alors laissé à ses impressions, mais surtout à ses désirs et n’est plus inquiété par des questions « d’un autre ordre ». De toute façon, le véritable verdict est rendu par le marché qui lui reflète notre envie réelle de consommer des hummers ou des cigarettes. Créer l’ignorance est nécessaire pour prédisposer à la révélation de la vérité par le marché, grand ordonnateur de l’ignorance commune.[17]

Conclusion

Que nous apporte la lecture de l’ouvrage de Philip Mirowski pour comprendre nos adversaires néolibéraux? D’abord, une clarté sur leurs croyances. En mettant l’agent qui cherche à maximiser son profit comme ontologie et le marché comme seule épistémologie possible du monde, les néolibéraux montrent autant leur force qu’ils tracent la limite de leur pensée. Le résumé implacable de ce qui les rend fort est simple : on ne peut pas prédire l’imprévisible. Si l’on demande à tout le monde ce qu’il souhaite faire immédiatement, nous aurons une série de réponses imprévisibles qu’on n’aurait pas su prévoir d’avance. Tenter de prévoir l’économie devient un leurre, une impossibilité physique entreprise par des planificateurs téméraires, voire totalitaires. On ne peut que constater après coup quels sont les désirs et s’y adapter; c’est ce que le marché permet de faire.

La limite est évidente, c’est celle, toute simple que pour la plupart des gens il existe un certain de nombre de besoins de base, qu’on peut effectivement prévoir. Nous savons tous et toutes que le caractère illimité est bien relatif pour les désirs et à peu près inexistant pour les besoins. On ne désire pas tout et n’importe quoi à partir d’une impulsion venue du ciel, les désirs naissent en bonne partie des rapports sociaux. Dans une société qui souffle sur les braises de la consommation à grand renfort de publicité, le postulat de l’infinité des désirs peut paraître valide, mais il est possible d’imaginer une société sans cette publicité. Pour ce qui est des besoins nous avons déjà une bonne idée de quels sont ceux des êtres humains et nous pouvons en débattre politiquement : en prioriser certains sur d’autres. En fait, tout le monde planifie quotidiennement l’économie, autant dans de vastes organisations que dans le quotidien des familles.

Or, cette vision du marché comme seul processeur possible de l’information complexe que produit l’économie est devenue très prégnante à gauche. On la rencontre autant chez les intellectuel-les (Mirowski nous signale qu’on la retrouve notamment chez le Foucault pourtant critique de la gouvernementalité néolibérale) que chez les militant-es. Qui pense, milite ou conçoit, de nos jours, des modes possibles et fonctionnels de planification qui n’auraient pas les tares du centralisme? Outres quelques rares exceptions, ce travail ne figure jamais dans les priorités de la gauche qui se préoccupe uniquement de questions de redistribution (impôts, programmes sociaux, lutte à la pauvreté, etc.) ou de combattre la discrimination. Devant le néolibéralisme décrit par Mirowski, ces armes perdent de leur efficacité. La défense des mécanismes de redistribution est constamment remise en question, si l’on croit que le marché est la seule organisation efficace de l’économie. L’intervention étatique devient un pis-aller nécessaire pour défendre le minimum vital, mais qu’on sait au fond porteur d’une lourdeur bureaucratique à propos de laquelle nous n’avons pas de défense sérieuse ou d’options alternatives à offrir.

Quant au combat contre les discriminations (fondées sur la race, le sexe, l’orientation sexuelle, etc.) s’il peut parfois ébranler les néolibéraux sur des enjeux spécifiques, il ne leur pose aucun problème de principe, car ils adhèrent à l’égalité des chances devant le marché. Quand ces discriminations sont présentées en dehors d’une logique systémique (patriarcat, colonialisme, capitalisme) et que la gauche se consacre à moraliser les masses à partir des principes de base du libéralisme (liberté abstraite, égalité devant la loi, etc.) auxquels le néolibéralisme adhère par ailleurs, tout le monde est content. La gauche devient ainsi, pour les néolibéraux, l’éboueur des scories conservatrices encore présentes dans notre société. Dans leur esprit, plus l’humanité sera expurgée des ces préférences traditionnelles (des spécificités culturelles jusqu’aux discriminations, toutes étant vues comme des préférences arbitraires, des préjugés) plus les agents seront effectivement libres d’agir en phase avec leurs désirs réels (donc individuels) sur les marchés. Bref, grâce à cette lecture on comprend un peu mieux à qui on a à faire et en quoi certaines de nos attitudes sont mal adaptées à leurs attaques.

Enfin, l’ouvrage de Mirowski nous permet aussi d’établir des différences cruciales entre libéraux classiques, néolibéraux et libertariens. Cela dévoile des tensions qui ne sont pas toujours perceptibles autrement. Prenons le cas des finances publiques au Québec. Il est bien possible que nous soyons devant un cas où entre le premier ministre, le ministre des Finances et le président du Conseil du trésor on trouve ces trois typologies (à divers degrés et selon divers mélanges) et que des tensions, passées et à venir s’expliquent par leurs adhésions divergentes aux écoles de l’économie dominante. Bien sûr, parfois les divergences ont peu de conséquences, le néolibéralisme étant à ce point hégémonique qu’il force les libéraux classiques à davantage de création de marchés et qu’il impose aux libertariens de faire davantage usage de l’État. Quoi qu’il en soit, nous sommes mieux en mesure de comprendre nos adversaires politiques et économiques, ce qui ne nous arrive pas souvent. Pour reprendre l’affirmation qui m’avait tant troublé lors de la conférence évoquée en ouverture : les néolibéraux sont peut-être des « méchants », mais il en existe d’autres qui agissent selon d’autres principes.

Peut-être est-ce d’ailleurs ce que nous apprend Mirowski : prendre le temps et l’énergie nécessaire pour bien connaître les pensées adverses. On craint parfois d’être happés par une pensée adverse ou alors presque de se salir à son contact. Il est peut-être temps de constater que c’est en fréquentant peu leurs textes qu’on adopte, le plus souvent sans le savoir, les principes de nos adversaires.

Simon Tremblay-Pepin

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[1] Mirowski, Philip et Dieter Plehwe (dir.) The road from Mont Pèlerin : the making of the neoliberal thought collective, Cambridge, Harvard University Press, 2009, 469 p. et Mirowski, Philip, Never let a serious crisis go to waste : how neoliberalism survived the financial meltdown, New York, Verso, 2014, 483 p.

[2] Miroski, Never Let a Serious Crisis Go to Waste, op. cit., p. 50-67.

[3] Ibid., p.55-56 et 59.

[4] Ibid., p.54.

[5] Ibid., p.78.

[6] Ibid., p.119.

[7] Ibid., p.58-60.

[8] Ibid., p.53, 65.

[9] Ibid., p.63.

[10] Ibid., p.64

[11] Ibid., p.56, 62.

[12] Ibid., p.57. Ma traduction. Dans le cas d’Hayek on peut remplacer le mot libéralisme par néolibéralisme, si on souhaite être en cohérence avec le propos du présent texte.

[13] Ibid., p.56, 62.

[14] Ibid., p.55, 92.

[15] Ibid., p.224-225.

[16] Ibid., p.43-49.

[17] Ibid. p. 227-229.

lundi 24 novembre 2014

Réflexion sur l’extrême gauche parlementaire et sur les luttes futures !

Ça faisait quelque temps déjà que la nouvelle flottait dans l’air, mais depuis peu cela est maintenant officiel. Le Parti communiste du Québec (PCQ) abandonne son statut de collectif au sein de Québec solidaire (QS) afin d’embrasser sa pleine liberté. Il est vrai que depuis un certain temps déjà, mais surtout depuis les débats autour de la Charte des valeurs sur lesquels le PCQ avait pris une position favorable contrairement à QS, les membres du PCQ avaient de plus en plus de désaccords avec la ligne du parti-phare et cela se reflétait de plus en plus sur leur positionnement politique. Évidemment, cette rupture est le résultat d’un long processus de grand écart que le parti, j’en suis sûr, tenta de réduire autant que possible à l’interne. Mais comme tous ceux qui suivent minimalement QS ont probablement eu tôt fait de constater, certains courants du parti ont plus ou moins été écartés depuis l’entrée de QS à l’Assemblée nationale.

Il faut dire aussi que le succès médiatique justifiant probablement cette pratique de Québec solidaire tient de beaucoup à la place de plus en plus prépondérante que tient la « deuxième gauche » à l’intérieur de l’appareil. Celle-ci étant beaucoup plus proche du progressisme libéral que du marxisme à proprement parler, il n’est pas étonnant que les médias mainstream soit plus complaisants à leur égard. Et inversement, le sentiment de fidélité que porte le PCQ à l’union des gauches devait inévitablement s’en trouver affecté. Rappelons que le PCQ était initiateur de ce fameux projet d’union des gauches qui devait constituer l’Union des Forces Progressistes (UFP) et plus tard QS, ce qui laisse croire que le divorce devait être consommé depuis un certain temps.

Enfin, maintenant que le parti est de nouveau seul (ou autonome), celui-ci devra donc se replacer dans l’espace politique québécois disponible. Et comme l’espace déjà bien limité que possède le communisme intransigeant est déjà comblé par une myriade de petits partis ou groupes, il serait plutôt inutile politiquement d’entreprendre une démarche en ce sens. De toute façon, les militants du PCQ ont clairement exprimé dans leur texte qu’ils se détachent de QS afin de participer à un ralliement encore plus grand, ce qui élimine donc toute volonté de retour à la stratégie puriste du Komintern des années 20. Et c’est bien là que l’événement prend une certaine importance, car cette nouvelle, même si quelque peu anecdotique dans le paysage politique québécois, et cela sans faire mention de la taille plutôt groupusculaire du mouvement, a tout de même fait couler beaucoup d’encre dans les grands médias. Ce qui n’a sûrement pas manqué de les surprendre eux-mêmes! Évidemment, l’intérêt de nos bons médias n’était pas le fait que le PCQ quitte QS (détail dont les médias se moquent éperdument!), mais bien l’interprétation légèrement tordue des communiqués du PCQ à l’effet que celui-ci serait dorénavant un soutien du candidat favori de la course à la direction du Parti Québécois (PQ), soit Pierre-Karl Péladeau (PKP), celui-là même qui a donné tant de maux de tête (et de jambe) aux syndiqués du Journal de Montréal pendant 25 mois de lockout et qui était encore hier traité par le co-porte-parole du PCQ de « gestionnaire pourri et hypocrite, qui n’a jamais travaillé de sa vie »1. La nouvelle, interprétée de la sorte, ne devait pas manquer de surprendre l’électeur moyen, tout en lui rappelant l’existence d’un tel mouvement dans le paysage politique.

Bien entendu, le PCQ n’est pas devenu officiellement « pékapiste » ou même « péquiste », mais (comme en 1998) partisan de l’union des forces progressistes… ou indépendantistes... c’est selon. En fait, et même s’ils ne le disent pas de cette façon, le PCQ retourne à la stratégie indépendantiste des années 60, qui était la large union des souverainistes et de la gauche (une grande partie de celle-ci en tout cas). Cette stratégie devait ultérieurement mener au succès du Parti Québécois. L’ironie de la chose, c’est que l’UFP (et plus tard QS) est justement issue de l’échec de cette même stratégie, car il est très difficile de maintenir des positionnements idéologiques très dissemblables dans une coalition, quand celle-ci renonce à demi-mots à sa raison d’être, soit la création d’un État québécois indépendant. Et comme la suite du dernier référendum l’a amplement démontré2, cette union, une fois embourbée dans la « politicaillerie », se décompose à une vitesse fulgurante, ce qui reconstitue inévitablement les anciennes divisions. Mais pourquoi ce retour en arrière? Car ne sommes-nous pas devant un cas justement analogue du côté de QS, causé par l’enracinement dans la politicaillerie et qui génère exactement le même effet du côté de l’union de la gauche ?

Comme je l’ai précisé ci-dessus, le PCQ ne présente pas les choses de cette façon et croit sincèrement en un nouvel engouement souverainiste avec l’entrée en scène de PKP à la tête du PQ. Ils ont même tendance à lui reconnaître une petite part de « progressisme » ! Mais enfin, cet engouement est-il justifié? En tout cas, beaucoup de souverainistes le croient et le PCQ croit probablement qu’il est plus souhaitable de soutenir cet hypothétique mouvement que de suivre QS dans sa voie d’hostilité qu’il entretient envers le PQ3. Somme toute, ils se sont tout de même gardés bien des portes ouvertes en étant aussi flous que possible sur ce qu’ils feront de concret. Car, avouons-le, publier des communiqués nuancés quand vous êtes un regroupement de moins d’une centaine de militants, cela n’a pas vraiment de poids si cela n’est pas accompagné d’accords politiques sur le terrain. Du moins, si l’on reste dans le cadre électoraliste, et pour le moment, il n’a pas encore été question d’autre chose que cela. D’autant plus que leurs militants sont à demi-mots pratiquement encouragés à adhérer à d’autres formations (le PQ en l’occurrence) afin de faire de l’entrisme à l’instar du SPQ-libre, qui on le sait, sont des gens bien gentils, mais qui ont le poids que l’on sait dans l’appareil.

Un parti « stalinien4 » qui encourage ses membres à faire de l’entrisme dans un parti bourgeois en pleine décadence, cela n’a pas manqué d’en faire sourire plus d’un (même si le parti communiste français, par son exemple, avait déjà préparé le terrain). Mais au-delà des symboles que l’on torture, est-ce que cette stratégie a du bon sens? Sachant que l’entrisme des groupes trotskystes a toujours été historiquement un échec et que les projets politiques d’union des gauches se font toujours au détriment des factions plus ou moins marxistes5, est-il donc pertinent de développer un front « stalino-pékapiste » sur le plan électoral alors que presque plus rien ne cache l’incapacité intrinsèque qu’ont nos « démocraties » à se réformer? Est-ce que la lutte sociale du futur se trouve toujours sur le terrain électoral ? Et même, l’a-t-elle seulement déjà été? À l’heure actuelle, il me semble évident que non. Mais cette affirmation, pour ne pas être confondue avec les positions parfois bien naïves de certains anarchistes, se doit d’être clarifiée afin d’en comprendre les fondements.

D’abord, et afin de me distancer de mes amis anarchistes, je précise que la défiance que je porte de plus en plus aux structures étatiques et aux institutions occidentales, soi-disant démocratiques, ne provient pas de positions de nature idéologique car, à l’instar de Marx, je ne crois pas que l’État puisse être aboli tout simplement par décret, le projet fut-il tenté avec toute la bonne volonté du monde. En tout cas, pas sans auparavant avoir éliminé ce qui l'a fait naître (des conditions sociales) et donc d’en avoir rendu l’existence inutile, pour autant que cela puisse être un jour possible6. Autrement dit, je ne crois pas que l’État soit un « choix de société », mais un mal nécessaire qu’il nous faut démocratiser au maximum afin d’en atteindre le point de dépassement.

Ensuite, ce qui me porte à croire que la participation aux élections est devenue une perte d’énergie pure et simple est un constat qui me parait assez évident quand l’on connaît un peu l’évolution du monde. Comme vous le savez, les structures parlementaires (sans tenir compte du fait qu’elles ne sont en rien démocratiques, mais purement oligarchiques et parfois même carrément ploutocratiques) ont depuis les dernières décennies pratiquement perdues toute réelle souveraineté et ne sont plus que des fantômes politiques. Cette situation résulte pour une grande part des accords de libre-échange, qui ont donné un pouvoir complètement disproportionné aux possesseurs de capitaux qui sont capables de mettre à mal tout pays récalcitrant. N’oublions pas qu’en plus de cela la plupart des États du monde ne possèdent plus du tout de contrôle sur leur création monétaire7, ni sur leurs dettes8, ni sur leur économie intérieure, car majoritairement dominée par des cartels internationaux. Alors inutile d’en faire des tonnes pour vous convaincre que de prendre le contrôle d’un État et d’en revendiquer la souveraineté ne se limite pas du tout à gagner les élections, mais à rompre avec tout un ordre qui ne se laissera pas faire sans mot dire, et qui fera payer au prix fort l’outrecuidance de l’homme d’État assez courageux pour se prêter à l’exercice. Il est d’ailleurs assez symptomatique d’un pays colonisé, comme le Québec, de ne voir comme ennemi que l’État colonial (le Canada) et d’en oublier constamment les forces transnationales qui le contrôlent et qui, elles, ne jouent en rien le jeu de la démocratie.

Il est donc de ce point de vu tout à fait prévisible que la majorité des partis politiques ou des personnages politiques, prenant place dans le jeu parlementaire, sachent, bien avant qu’arrive leur chance de prendre les rênes de l’État, les limites réelles de ce qui leur est permis de faire s’ils veulent conserver leur carrière, leur retraite et parfois même leur vie. Et ces limites, vous l’aurez bien compris, s’arrêtent là où le pouvoir de ceux d’en haut commence! Donc, si vous voulez savoir ce qu’une organisation politique peut faire sur le terrain électoral, vous n’avez qu’à regarder la compatibilité du projet avec les intérêts du capital international. Cela inclut la création d’un État-Nation comme le souhaitent PKP et ses partisans et cela explique, par la même occasion, pourquoi les partis dits « de gauche » se limitent presque toujours aux luttes sociétales quand ils accèdent au pouvoir.

Mais alors, que reste-t-il de l’espoir envers notre futur après un tel constat? Cet espoir si nécessaire à l’engagement social? À l’application des vertus qui font de nous autre chose que l’homo économicus dont tous ces tyrans voudraient nous voir enfin admettre la nature indépassable? Comme ce constat n’a pas pour objectif de faire plaisir aux esprits paresseux, mais bien de prendre pied sur le réel, il m’est plutôt égal de faire perdre espoir à ceux pour qui l’éthique publique se limite à l’élection d’un parti dans un système créé tout spécialement afin de nous neutraliser. Et c’est d’autant plus vrai aujourd’hui que l’élection politique, déjà dénoncée au tout début du 20e siècle par Georges Sorel comme un neutralisateur de volontés révolutionnaires, est devenue aujourd’hui un type de télé-réalité presque aussi grotesque que les autres. Un show télévisé où des candidats se prêtent au jeu de la séduction des masses à grand coup de démagogie et de phrases creuses, sans tenir le moins du monde compte des considérations minimales de logique et de conséquence, quand ceux-ci ne mentent pas tout simplement… Enfin vous l’aurez compris, le grand soir électoral n’est pas pour demain et tout ce qui insinue l’inverse est simplement un leurre pour naïf soufflé par des opportunistes. Inversement, il est de l’intérêt de l’espoir en lui-même de ne pas se voiler la face afin de débuter la seule tâche qui importe vraiment, soit celle des luttes futures!

Ces luttes ne doivent pas être de celles qui ne servent qu’à flatter l’ego de celui qui les mène, mais être sans tabous et ancrées dans le réel des rapports de force. Et ces rapports de force se dessines hors de la politique officielle, au travers des nouveaux territoires de souveraineté, comme le dit Alain Deneault quand il nous parle des paradis fiscaux. Ces nouveaux territoires sont ceux qui nous sont imposés par l’évolution du capitalisme et institutionnalisés par les restes des États inféodés au pouvoir du capital. Ce territoire est celui que génère le néolibéralisme, soit celui de l’être humain démoralisé, désorienté, cherchant autant à gagner son pain qu’à retrouver un sens à une vie que la consommation de marchandises inutiles et de drogues ne peut plus justifier. Et comme nos légistes portent un si grand intérêt à la liberté des acteurs privés, surtout au plan de leurs capitaux, bien faisons comme eux et créons nos structures hors du système et travaillons en dehors de lui. Autrement dit, cessons de chercher à prendre le pouvoir et créons notre propre pouvoir!

« C’est bien beau tout ça, mais concrètement ça implique quoi », me direz-vous? Bien, un ensemble de choses qui commence par rechercher l’autonomie. Par autonomie, j’entends bien autonomie économique, car tout le reste n’est qu’idéalisme, donc factice. Comme il est par nature bien difficile d’être autonome individuellement, il nous faut donc créer des structures qui, non seulement pourront être de nature politique9, mais aussi de nature à donner ce que nos contemporains cherchaient bien souvent avant toute chose, soit un moyen de subsistance. Toute l’horreur de la politique néolibérale a au moins ceci de positif : qu’elle rend les gens en position de perdre l’espoir en une réussite dans ce système, ce qui pourrait bien être le point de départ de ce qu’un jour l’on appellera « l’armée de réserve de l’anticapital ». Et malgré toute l’amoralité dont les lobbyistes sont capables, ceux-ci sont toujours contraints de pousser dans le même sens, soit celui qui désamorce la force publique afin de toujours libérer plus d’espace de marché. Alors il n’est pas possible légalement10 de contenir, comme ils le voudraient, l’apparition de structures subversives pouvant beaucoup plus nuire à l’ordre établi que des partis politiques subventionnés et esclaves de médias hostiles. Il nous faut donc faire certes face à la tempête, mais en usant de la puissance de son vecteur afin de la retourner contre elle. C’est dans cette dialectique que se trouve la clé de notre émancipation future.

Comprenons-nous bien, il ne s’agit pas ici de dresser une recette révolutionnaire magique, mais bien de comprendre les raisons de ce qui nous rend si faibles. Cette faiblesse est d’abord et avant tout issue de notre dépendance au système, car par un chantage odieux il peut couper les vivres de mille et une façons à tout individu qui serait un tant soit peu trop dangereux pour lui. Et ce pouvoir, occulté par sa façade démocratique, laisse trop souvent croire qu’il est possible de se rebeller institutionnellement par la puissance des belles paroles de chefs charismatiques et/ou par un hypothétique mouvement spontané des masses. Cela est d’autant plus inutile que l’objet de nos luttes (le pouvoir en place) n’est plus issu de l’État, mais bien d’un ordre économique beaucoup plus vaste et surtout sans visage. En d’autres termes, il n’est pas réaliste de prétendre combattre un ordre quelconque avec des armes qui ne l’affecte en rien.

En conclusion, je ne crois pas que ce petit article soit suffisant pour rendre aussi claires que je le souhaiterais les raisons qui m’ont amené à cette position, mais je crois par contre qu’il n’est pas très difficile de mettre à bas la croyance que le socialisme et la souveraineté réelle surgiront d’une élection parlementaire, même si par principe le terrain électoral ne doit pas être totalement abandonné. Simplement, il faut se refuser l’usage des moyens de subsistance que nous offre le système, car c’est de cette façon qu’il nous contrôle et nous manipule. Évidemment, je souhaite de tout cœur que le PCQ ait à l’esprit de prendre cette voie. Mais pour ce faire, il devra être en mesure de briser ce besoin si profond qu’ont les divers partis communistes du monde et qui les a si mal servis dans l’Histoire, soit celui d’être toujours le satellite d’un autre astre.

Benedikt Arden
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2 Ainsi que la période autonomiste des années 80.

3 Les gains de QS se font essentiellement au détriment du PQ ce qui explique politiquement cette hostilité. 

4 J’utilise ce terme au sens où les trotskystes le font, soit comme d’anciennes structures affiliées à l’URSS.

5 Sauf dans le cas de l’Unidad Popular de Salvador Allende qui s’est terminé comme l’on sait

6 Je précise aussi à mes amis souverainistes que « l’élimination de l’État », comme organisation centralisée et autoritaire, n’est pas l’élimination de la Nation québécoise au sens populaire du mot.

7 Les banques centrales des pays comme le Canada sont toutes soient indépendantes du pouvoir ou purement privées.

8 Le marché de la dette souveraine étant rarement contrôlé par leurs citoyens, mais très majoritairement par des structures (fonds de pension, produits financiers, États étrangers, etc.) administrées par des mécanismes d’optimisation ne tenant aucunement compte des intérêts de ses mêmes États. 

9 Politique au sens où elles peuvent influer sur l’État.

10 Il ne faut pas négliger la force que possède la légalité sur le capitaliste, car celle-ci est ce qui, via la légitimité qu’elle procure, le protège de ceux qui possèdent le pouvoir réel, soit les militaires/policiers qui protègent son capital. 

lundi 17 novembre 2014

Intervention de Denis COLLIN sur le colloque Nation, République, démocratie et UE

Introduction par Denis COLLIN, philosophe, membre du CNR-RUE au débat sur le thème "La nation, la République, la démocratie et l'Union européenne" le 8 novembre 2014 à l'Université d'automne du M'PEP.

samedi 13 septembre 2014

Qu’est-ce que la « Novorossia » ?

La présentation des événements à Donestsk et Lougansk par la presse atlantiste passe sous silence les revendications des populations. Or, il ne s’agit pas d’un simple soulèvement contre le pouvoir de Kiev, mais bien de l’affirmation d’un idéal particulier. Alain Benajam, qui a sillonné ce pays depuis quarante ans, explique ici les symboles du nouvel État de « Novorossia ».

« Novorossia » dont la dénomination exacte est : « Union des Républiques populaires de Novorossia » ou mieux en français « Union des Républiques populaires de nouvelle Russie » est une nouvelle venue parmi les États constitués démocratiquement, bien qu’il ne soit pas reconnu par la communauté internationale il existe et fonctionne. L’existence même de l’« Union des Républiques populaires de Nouvelle Russie » est une petite révolution, voyons pourquoi.

L’ensemble des termes et symboles de cette nouvelle Russie ont été soigneusement choisis et présentent tous une signification profonde.

La nouvelle Russie, Novorossia, se détermine russe de culture et de langue, pourtant elle ne revendique pas d’être intégrée dans la Fédération de Russie. La Fédération de Russie est un État fédéral multiethnique s’étendant de la mer Baltique à l’océan Pacifique et comprenant un grand nombre de républiques autonomes et de peuples non culturellement russes.

Comment peut on définir une appartenance nationale ?

Les frontières des États sont issues de l’histoire et de ses conflits et ne tiennent pas toujours compte des frontières culturelles et linguistiques. Les États modernes sont définis par autre chose que l’ethnie ou la culture, si l’ethnie est peu précise dans ses descriptions et n’est valide que pour décrire des peuples isolés comme des groupes tribaux, la culture désigne essentiellement une communauté de langue et de référence historique. L’État moderne se définit lui par un territoire borné par des frontières reconnues mutuellement et internationalement. Comme chacun sait le premier traité de reconnaissance mutuelle de frontières fut le traité de Westphalie en 1648 suite à la terrible guerre de trente ans qui ravagea l’Europe. Sur le territoire des États reconnus internationalement, s’appliquent à chacun un corpus de lois, un droit spécifique. La définition de l’État moderne se recoupe avec celle de la nation, on parle aujourd’hui d’État-nation, donc l’appartenance nationale est définie par une légalité et rien d’autre.

L’appartenance à un espace culturel et linguistique et l’appartenance à un État-nation sont aujourd’hui parfaitement disjoints. De nombreux États intègrent des populations de culture et de langue différentes, comme en Europe la Suisse, la Belgique, l’Espagne, le Royaume Uni, la Finlande. En Afrique et en Orient, la colonisation a façonné des États sans tenir compte des différences historiques et culturelles pourtant chacun a accepté ces frontières devenues légales et chacun y tient, composant ainsi de nouvelles nations décalquées sur de nouveaux États.

Des populations possédant une même culture et une même langue peuvent aussi constituer des États différents, comme par exempte l’État français et la province du Québec appartenant à l’État fédéral canadien. Les populations anglophones d’origines européennes de l’ancien empire britannique forment plusieurs États distincts comme les États-unis, l’Australie, la Nouvelle Zélande, il en va de même pour le monde hispanique, d’Amérique latine. L’Allemagne a aussi compté deux États durant plusieurs années.

Cette existence d’États mutuellement reconnus par la communauté internationale ne signifie pas pour autant que des peuples puissent se reconnaître nationalement à l’intérieur d’États qui les ignorent culturellement et linguistiquement. Par exemple nombre de peuples colonisés par d’autres États durent combattre pour accéder à la possibilité de former un état autonome comme l’Algérie qui s’est séparée de la France. La charte de l’ONU a défini après-guerre un droit à l’autodétermination des peuples voulant se constituer en États indépendants généralement par referendum. Ce droit des peuples à disposer d’eux mêmes, cher au général De Gaulle, est un aspect important du droit international. Ainsi chaque État-nation mutuellement reconnu par la communauté internationale ne peut en aucun cas être définitif, mais doit toujours être soumis à la volonté de ceux qui le composent.

Pour en revenir à notre nouvelle Russie c’est bien d’un nouvel État russe qu’il s’agit. S’il est culturellement russe, il se veut légalement différent de la Fédération de Russie un peu comme si la province canadienne du Québec accédait à l’indépendance formant un nouvel État français, ne parlerait-on pas de « nouvelle France », comme de « nouvelle Russie ».

Que signifie « République populaire » ?

La nouvelle Russie (Novorossia) est un État fédéral intégrant des Républiques populaires. Pour le moment et provisoirement elle n’intègre que deux Républiques ; la République populaire de Donetsk et la République populaire de Lougansk dont les délimitations suivent celles des anciens oblasts ukrainiens possédant les mêmes noms. La nouvelle Russie aura pour vocation de rassembler dans le cadre d’une autodéterminations d’autres oblasts de l’ex-Ukraine qui choisiront en toute démocratie et après référendum de constituer leur République populaire et d’adhérer à l’Union des Républiques populaires de nouvelle Russie.

Rappelons que l’ex-Ukraine qui fut de toujours une province russe, lieu même ou fût fondée la Russie, la Rus, cette ex-Ukraine fut arbitrairement délimitée par l’URSS sans qu’aucun avis ne soit jamais demandé aux populations fort disparates qui peuplaient cette région. Aujourd’hui, le temps de la démocratie revenu, il est parfaitement conforme au droit international de demander leur avis aux différents peuples qui composent cet État artificiel et récent.

Les fondateurs des Républiques populaires de Donetsk et de Lugansk insistent sur ce terme de « populaire ». Il a été utilisé historiquement par des États ayant été sous influence soviétique après la Seconde Guerre mondiale, États se définissant comme construisant le socialisme. Le socialisme selon sa définition marxiste-léniniste est régi par la propriété sociale des moyens de production et d’échange. Le socialisme n’est surtout pas le communisme, selon toujours cette définition marxiste-léniniste, car dans le communisme, décrit par le Manifeste Communiste de Marx et Engels de 1848 il n’y a plus de propriété, donc plus de propriété sociale, il n’y a plus d’État, ni de salariat. Le mot « communiste » pour qualifier ces États était issu de la propagande états-unienne. Aucun État jusqu’à ce jour n’a revendiqué d’être communiste.

Dans sa conférence de presse, donnée par Skype le samedi 6 septembre à Paris, Pavel Gubarev, l’un des initiateurs de la République populaire de Donetsk et ex-gouverneur « populaire », a bien spécifié que le règne des oligarques était terminé en Novorossia et qu’ainsi la Novorossia allait accomplir une des importantes revendications de « Maidan ». Qui sont ces dénommés oligarques qui sévissent en Ukraine, en Russie et dans d’autres pays ayant abandonné la voie socialiste ? Ces gens sont pour la plus part d’anciens apparatchiks des États précédents issus de leur nomenklatura, mais aussi des criminels mafieux qui se sont accaparés par la force et illégalement les industries publiques et en sont devenus immensément riches. Ce phénomène a été un peu freiné en Russie et les oligarques qui avaient mis en danger l’État russe sous Boris Elstsine ont été mis au pas par Vladimir Poutine qui en a emprisonné certains et soumis d’autres. En Ukraine, le phénomène oligarchique a été particulièrement dévastateur, d’immenses fortunes ont été accumulées par un petit nombre d’individus tandis que le peuple s’appauvrissait. L’Ukraine était devenu le pays d’Europe ou les salaires étaient les plus bas (plus bas qu’en Chine).

Ce terme de « populaire » ne signifie pas pour autant que ce qui avait cours au temps de l’URSS où toutes les activités économiques étaient étatisées serait reproduit. Ce terme signifie que seules les grandes industries comme celles de l’énergie, l’industrie lourde et l’importante industrie d’armement seront sous le contrôle du peuple constituant les États fédéraux. L’Union des Républiques populaire de nouvelle Russie ne cherche pas à reconstituer une URSS qui était anti démocratique sous le contrôle d’un seul et unique parti, mais elle reconnaît certains aspects positifs de l’URSS où chacun avait le droit à la santé, à un logement, à un travail.

La devise et le drapeau de Novorossia

D’ailleurs la devise de l’Union des Républiques populaires de nouvelle Russie c’est « Liberté et Travail » ce qui marque bien une volonté de garantir la liberté de chacun et d’avoir une considération particulière pour les travailleurs dont ne font pas partie les oligarques.

Ces valeurs de Liberté et de Travail sont aussi symbolisées par son drapeau, qui est le drapeau rouge des travailleurs, celui de la Commune de Paris où sur l’un d’eux repose Lénine en son mausolée, drapeau rouge frappé de la croix de Saint-André. Ce saint est le patron de la Russie car il est le fondateur de l’Église de Constantinople qui fut à l’origine de son évangélisation, il est symbolisé par une bannière blanche frappée d’une croix bleue (dite de Saint-André rappelant son supplice).

Ce drapeau peut être, mais non obligatoirement, aussi frappé des armes de Novorossia. Celles-ci présentent, l’aigle à deux têtes symbole des anciennes monarchies slaves, mais couronné par une maçonnerie au caractère industriel, ce qui indique le caractère slave et russe de cette nouvelle Russie. En son cœur, en médaillon, figure un cosaque rappelant que cette région est aussi le pays des cosaques. Sous sa serre de gauche, un marteau, celui des travailleurs de la métallurgie. Sous l’autre serre, une ancre marine, car la nouvelle Russie possède le port maritime de Marioupol, sur la mer d’Azov, qui accède à la mer Noire par le détroit de Kerch. Dans sa serre droite, il enserre un épis de blé, symbole de paix et dans sa serre gauche, un faisceau de flèches, symbole de guerre indiquant que cette nouvelle Russie veut vivre en paix, mais saura se défendre en cas de besoin comme elle a pu le démontrer. Au dessus de la couronne maçonnée figure une banderole en bannière sur laquelle est inscrit « Novorossia » en caractères cyrilliques et sous cet aigle la devise « Travail et Liberté » en russe.

Le syncrétisme des valeurs de Novorossia

Ainsi le drapeau de l’Union des Républiques populaires de nouvelle Russie compose un syncrétisme ou s’expriment deux valeurs.

Celle du travail, des travailleurs et de leurs organisations politiques passées et présentes voulant débarrasser le monde du système capitaliste, cette valeur symbolisée par le drapeau rouge. Puis la croix de Saint-André qui symbolise les valeurs traditionnelles et historiques auxquelles les Russes sont attachés et sans lesquels un peuple ne peut vivre.

Histoire passée marquée par le christianisme orthodoxe, mais aussi souvenir des combats acharnés de la Grande Guerre patriotique contre le nazisme et ses collaborateurs ukrainiens emmenés par Stepan Bandera. Ces combats contre le fascisme ukrainien et le nazisme allemand est symbolisé par le ruban de Saint-Georges, qui est celui du souvenir de l’immense sacrifice russe consenti pour sauvegarder la mère patrie. Il est maintenant porté par les soldats de Novorossia qui se retrouvent aujourd’hui à combattre cette junte de Kiev mise au pouvoir par les USA suite à un coup d’État particulièrement sanglant. Ce coup d’État utilisa des groupes et partis néo-nazis comme Pravy Sector,(Secteur droit) et Svoboda ex-Parti national-socialiste ukrainien. Ces partis arborant ostensiblement des symboles nazis, formulant bruyamment leur antisémitisme et qualifiant les Russes comme les qualifiaient les nazis de « sous-homme » (untermenshen) se sont accaparé l’État en dépit de leurs faible score aux élections. Leurs nervis composent l’essentiel des bataillons combattants les Forces armées de Novorossia (FAN) comme le bataillon Azov qui possède le même sigle que celui de la division SS Das Reich de triste mémoire en France. Ces groupes se prétendent nationalistes alors qu’ils n’œuvrent que pour les USA, un État étranger qui ne veut en rien le bien de l’Ukraine, mais qui ne cherche qu’à imposer son pouvoir économique et politique dans cette région. Cette qualification de « nationalistes » dont ils aiment s’affubler ne leur convient en rien, celle de « collaborateur avec l’ennemi » que fut leur mentor Stepan Bandera leur conviendrait beaucoup mieux. Ces néo-nazis, violents, assassins et racistes, sont bruyamment soutenus par l’élite médiatique et politique des pays soumis aux USA qui, il y a peu, condamnaient l’humoriste Dieudonné pour un geste de « quenelle » y voyant ridiculement un salut nazi inversé.

La résistance à l’impérialisme

Ce qui caractérise le peuple de Nouvelle Russie c’est justement sa volonté de ne pas être intégré au système euro-atlantique dominé par les USA par l’intermédiaire de l’Otan et de l’Union Européenne. Ce système a largement démontré son inefficacité et sa nocivité. Les nations qui s’y soumettent ne cessent de décliner et de plonger dans le marasme économique et la décadence morale.

C’est historiquement la première fois qu’un peuple européen prend les armes pour ne pas être intégré au système imposé à d’autres par les USA ne voulant pas à la fois de son système économique, mais également de ses valeurs morales.

Ce refus catégorique est similaire à celui d’un nombre croissant de Français et d’autres peuples européens qui, face au désastre cherchent à se débarrasser de ce poids infamant et à récupérer la maîtrise de leur destin.

Dans ce combat des peuples pour le recouvrement de leur indépendance, les notions de droite et de gauche ne présentent plus de signification, des forces politiques se réclamant de la gauche et de la droite soutiennent le système de dépendance aux USA via l’Union Européenne et l’Otan, d’autres qualifiées par les médias d’« extrémistes » de gauche ou de droite militent pour le retour à l’indépendance. Il en est de même pour la soumission au système capitaliste qui a perdu son caractère industriel d’antan pour n’être plus que financier et mondialiste. Des forces politiques de droite comme de gauche s’y opposent, celles-ci sont évidemment diabolisées par les médias officiels et une presse largement subventionnée par l’État.

Alors parmi ces médias, l’Union des Républiques populaires de nouvelle Russie n’est pas en odeur de sainteté car elle réussit fort justement à faire la synthèse entre la nécessaire révolution anti-capitaliste, qui est sans conteste également une révolution anti-globalisation, avec la volonté des peuples qui veulent recouvrer leurs spécificités leurs traditions a contrario du système culturel mondialiste. Celui-ci ne peut plus offrir à chacun qu’un plus petit dénominateur avec l’hédonisme à la place des valeurs de travail, d’effort et de don de soi.

Alors cette Union des Républiques populaires de nouvelles Russie est-elle un exemple pour d’autres et le début de quelque chose de nouveau qui va changer le monde ?

Alain Benajam

mercredi 10 septembre 2014

Il était une fois, le 11 septembre … 1973

Comme chaque onze septembre, le marronnier étasunien sur le terrorisme international s’enclenche, question de ne pas oublier que les restrictions liberticides du Patriot Act (qui nous touche aussi) sont faites pour notre bien et que Big Brother veille sur nous… Même si rien n’est moins efficace pour le bien et la sécurité du monde que ces croisades étasuniennes au moyen orient, au nom de cette fameuse « démocratie » dont les tours du World Trade Center étaient les symboles ($), il est impossible de ne pas entendre dire quelque part à quel point nous sommes tous en danger ! Danger toujours imminent et accompagné de cette fameuse alerte (toujours plus ou moins au rouge) rappelant les codes de la météo. Ce danger perpétuel, quoique démesurément moins meurtrier que les « sympathiques » bombardements humanitaires destinés à instaurer le régime néolibéral… euh … démocratie (je voulais dire !) partout où il y a du pétrole et des positions géopolitiques stratégique, ne sera jamais assez utiles à entretenir. Et tel un feu, qui nous garde de l’obscurité islamiste, il nous sera rabattu année après année pour que jamais nous ne manquions d’éviter avec zèle les questions fondamentales qui feraient de nous des citoyens moins crédules.

Enfin, trêve d’ironie. Les évènements du onze septembre 2001 sont un sujet fort bien traité depuis plusieurs années par toute sorte d’experts et même si tout n’a probablement pas encore été dit à ce sujet, là ne sera pas mon propos. Il va sans dire que si les évènements du 9/11 ont apporté maintes souffrances à la population étasunienne, elles ont aussi participé à masquer l’un des plus graves crimes contre la démocratie qu’a connue le 20e siècle et je ne parle même pas des guerres en Irak ou en Afghanistan. Mais bien celui du 11 septembre 1973 au Chili. Cette date qui contrairement à d'autres n’est jamais commémorée par nos médias grand public, se doit d’être insatiablement rappelée et ne doit jamais être oubliée pour que la « démocratisante » propagande étasunienne soit mise en réelle perspective. 

Mais que s’est-il passé au juste le 11 septembre 1973? Bien, simplement un coup d’État sanglant que perpétuèrent Augusto Pinochet, avec l’aide de ses sbires sous sponsoring de la CIA, et l’assassinat du président démocratiquement élu : Salvador Allende.

Pour ceux qui ne connaissent pas très bien les circonstances de la mort de ce président martyr, il serait peut-être bien de remettre un peu les choses en contexte avant de continuer. Pour ce faire, nous devons remonter jusqu’à la fameuse Doctrine Monroe » du 2 décembre 1823 qui stipulait en gros les principes suivants :

1. Le premier affirme que le continent américain doit désormais être considéré comme fermé à toute tentative ultérieure de colonisation de la part de puissances européennes.

2. Le second qui en découle est que toute intervention d'une puissance européenne sur le continent américain serait considérée comme une manifestation inamicale à l'égard des États-Unis.

3. Et le troisième, en contrepartie, toute intervention américaine dans les affaires européennes serait exclue.

À première vue, ces principes semblent être simplement une doctrine de souveraineté face aux États d’Europe, qui étaient aussi des empires coloniaux très puissants à l’époque. Là où le bât blesse, est que cette doctrine englobe, non pas uniquement les États-Unis, mais bien l’ensemble du continent américain (exception faite de l’Amérique du Nord britannique, le futur Canada, inféodé aux Anglais) si vous avez bien lu le premier point. Les États-Unis ont été à ce point de vue très actif et ont participé assez étroitement à la création des nouveaux États sud-américains issus de la déroute de l’empire colonial espagnol. Mais détrompez-vous, ceci n’avait rien de philanthropique, car ces nouveaux pays devenaient de facto des pays sous influence étasunienne, autant au niveau des structures politiques (des républiques) qu’économique (économie libérale). Il ne fallut pas attendre bien longtemps pour que les peuples latino-américains comprennent que la liberté que les États-Unis leur offraient n’était que de façade. Les Cubains l’on apprit de manière fort cruelle, ayant vu leur révolution d’indépendance de 1895, se transformer presque aussitôt en un protectorat états-unien. Et ce fut le cas pour pratiquement tous les autres peuples « libérés » d’Amérique subétasunienne, qui un jour ou l’autre finirent par comprendre que la doctrine Monroe avait plus à voir avec une doctrine impérialiste qu’isolationniste. 

La suite ne se fit pas attendre et le réveil de l’Amérique latine débuta très tôt au cours du 20e siècle. Et ceci, avec une grande quantité et variété de types de rébellion. Ces rébellions ont passé de la révolution du type classique (révolution mexicaine de 1910 par exemple) à la guérilla forestière « foquiste » ou « guévariste » (révolution cubaine, bolivarienne et guerre encore actuelle en Colombie), en passant par les révolutions politiques nationalistes-révolutionnaire (MRN en Bolivie, le courant indianiste et le péronisme en Argentine), sans oublier les rébellions de type marxiste-léniniste au Nicaragua (FSLN) et au Salvador (FMLN), etc. Cet élan socialiste révolutionnaire fondamentalement indépendantiste fut dûment combattu par la guerre contre-révolutionnaire dont les États-Unis se vanteront bien vite d’être les maîtres, au nom bien sûr de la préservation des peuples et de leurs institutions. Mais quand la révolution est issue du suffrage universel et des institutions elles-mêmes ? Dans ce cas, il devient bien difficile de maintenir une propagande pseudo démocratique. Et c’est dans ces moments que le vrai visage de l’Oncle Sam apparait vraiment. Notez que les dictateurs d’extrême droite procapitaliste comme Batista, Duvalier où Pinochet ne furent jamais vraiment combattus (contrairement aux expériences socialistes), malgré les généreux principes démocratiques dont les États-Unis se targuent orgueilleusement d’être les représentants. Mais là je prends un peu trop d’avance, alors revenons un peu en arrière.
       
Le Chili est une république indépendante depuis 1826 (soit trois ans après la doctrine Monroe) qui connut une histoire assez comparable à plusieurs pays européens. Comme à peu près tous les pays avoisinants, au début du 20e siècle, le Chili connaissait son lot de problème économique en plus de devoir supporter une oligarchie économique très coriace issue de l’époque de la république parlementaire (1891 à 1925). Le Chili d’avant Allende, quoique n’étant pas le pays le plus pauvre du continent, restait tout de même un pays aux lourdes inégalités économiques. Ce qui devait ouvrir la voie à un fort mouvement socialiste et communiste.      

Le mouvement socialiste au Chili existait déjà depuis bien longtemps (milieu du 19e siècle) quand le Parti Socialiste du Chili (PSC) fût inauguré. Fort de la crise économique de 1929 et de l’éphémère « République Socialiste du Chili » de 1932, celui-ci fut composé de plusieurs mouvements de gauche et fit leur petit bout de chemin ainsi. Quelques années plus tard (1937), le PSC s’allia au Parti Communiste ainsi qu’à divers partis de centre gauche pour former autour du Parti Radical un « Front Populaire » calqué sur ceux que connaissait l’Europe dans ces années. La tactique fonctionna à merveille et cette coalition (rebaptisé « Alliance Démocratique » en 1942) sut s’imposer sur l’arène politique chilienne jusqu’en 1952. 

Médecin de formation, Salvador Allende était l’un des membres fondateurs du PSC et eut une ascension très rapide au sein du parti. Il fut même nommé ministre de la Santé dans le gouvernement Aguirre Cerda (front populaire) en 1939. Il occupa aussi plusieurs autres postes de parlementaire pendant cette période. Ces postes lui ouvrirent la voie vers de plus hautes fonctions dans le PSC et il en deviendra même le secrétaire général en 1943. Après la Deuxième Guerre mondiale, le Parti Radical prit un virage plus à droite et la coalition sociale-démocrate fût brisée, faute de compromis. 

À la suite de cette fin d’alliance, le PSC (allier aux PC, sous le nom de FRENAP) connut un net recul aux élections présidentielles de 1952 (5,2 %). Recul essentiellement dû au populisme social du candidat vainqueur Carlos Ibáñez del Campo. À la suite de cet échec, le PSC prit l’initiative de créer une nouvelle coalition élargie : le Front d’action Populaire (FRAP). Malgré la défaite, la tactique fut couronnée de succès et fit un score honorable de 28,5% à l’élection présidentielle de 1958. Parallèlement à la monté du FRAP, les tentions exacerbées entre les blocs de l’Est et de l’Ouest dans cette première moitié des années soixante, rendirent plus pressant le besoin de stopper l’ascension du socialisme d’Allende en vue des nouvelles élections de 1964. Surtout que depuis la révolution cubaine, les oligopoles liés aux États-Unis commençaient vraiment à se sentir menacés par cette poussée générale du socialisme en Amérique latine. C’est donc dans ce contexte que la droite décida de faire alliance avec les démocrates-chrétiens (3e place aux dernières élections) afin de ravir les éléments modérés de l’électorat du FRAP. Le pari fut tenu, mais à quel prix, car le FRAP ne perdu que de très peu avec son score de 38,6%. Il n’avait peut-être pas gagné l’élection, mais face à une coalition massivement appuyée financièrement par les États-Unis et qui pesait près des 2/3 des votants lors des élections de 1958, leur victoire n’avait rien de bien éclatant. Le pays était donc à toute fin pratique à la veille d’une victoire d’Allende, ce qui ne pouvait être en aucun cas tolérée. 

Les élections de 1964 mirent donc au pouvoir Éduardo Frei Montalva, représentant de la démocratie chrétienne. Avec son slogan « la révolution dans la liberté », il se voulait le représentant du centre gauche réformiste. De ce point de vu, il se devait donc d’être à la hauteur des attentes qui on fait battre le FRAP et comme il arrive à peu près toujours qu’une coalition trop large ne puisse satisfaire que très peu de ses membres, car en même temps trop à gauche et trop à droite, elle ne pouvait immanquablement qu’échouer. Cette situation déjà très grave pour la droite, les oligopoles chiliens et les intérêts étatsuniens, et ceci malgré tous les compromis qu’ils purent faire en termes de social-démocratie, se devait en plus d’affronter la création d’une nouvelle coalition, encore plus large. Soit l’« Unidad Popular » (UP). Il s’agissait en fait d’une coalition de coalition entre le FRAP, les éléments dissidents de la démocratie chrétienne (le MAPU – mouvement d’action populaire) ainsi que des groupes plus modérés, comme de l’action populaire indépendante (API). Le tout soutenu (sur le terrain extra parlementaire) par l’extrême gauche marxiste-léniniste du MIR (mouvement de gauche révolutionnaire). Cet ultime mouvement de gauche n’était malgré tout pas encore certain de gagner, car eux aussi se devaient de faire face à une très large coalition de droite, appelée « Parti National ». Et dirigé par l’ex-président Jorge Alessandri Rodriguez encore très populaire. Le Parti National, fort de la montée générale de la droite (généré par l’échec des politiques centristes) et de son soutien par les États-Unis, se sentait fin prêt pour le pouvoir. La surprise fut de taille, au jour de ce fameux 4 septembre 1970, quand l’on connut les résultats. Un score très décevant pour la droite (35,3%) ainsi qu’un score étonnamment élevé pour la démocratie chrétienne (28,1%). L’UP de son côté connut un score assez stable, mais tout de même plus faible qu’en 1964, avec 36,6%. C’est ironiquement cette différence qui emmena Allende aux affaires de l’État et non pas la montée stricte de la gauche dans l’opinion chilienne. Donc, bien que décevant, le résultat était quand même là pour confirmer la victoire.

Ces éléments de hasard de la démocratie, et qui donnent bien souvent l’avantage aux forces conservatrices étaient cette fois inacceptable pour les oligarques chiliens et les intérêts étatsuniens qui en découlent. Alors, comme le peuple avait mal voté, les forces de la droite, avec l’aide de la CIA, mirent en place deux plans afin de rejouer les cartes. Le premier fut une astuce électorale* qui obligerait une nouvelle élection présidentielle, où la droite se rallierait à la démocratie chrétienne comme en 1964. Celle-ci ne fonctionna pas, car l’UP et les DC avaient un accord secret de soutien pour éviter l’usage de cette manœuvre malhonnête. La seconde tactique, beaucoup plus brutale, était l’organisation d’un putsch sous couvert d’instabilité politique préalablement mise en place. Le plan, même si officiellement abandonné par la CIA, fut tout de même malhabilement tenté par le général Roberto Viaux et, en plus de provoquer la mort du commandant loyaliste René Schneider, ne fonctionna pas le moins du monde.

Après que l’élection fut pleinement réalisée, et plus ou moins acceptée par tous, le projet de société socialiste de Salvador Allende pouvait enfin débuter. Celui-ci consistait d'abord en la nationalisation des éléments clefs de l'économie du pays (c'est-à-dire le cuivre, l'industrie agroalimentaire, la compagnie aérienne nationale et l'industrie sylvicultrice). Ensuite, il fallait accélérer les réformes agraires, geler les prix des produits de grande consommation, augmenter les salaires de 40 à 60 % de tous les travailleurs, établissement d’une nouvelle constitution et mettre en place une seule chambre représentant le peuple. Ces réformes allaient bon train et même si l’affrontement politique entre avec les partis de l’opposition (les DC ont fait un virage à droite entre temps) le tout était strictement en règle avec la constitution chilienne. 

Plus les réformes avançaient, plus les États-Unis et l’opposition étaient inquiets de l’évolution, ou plutôt de la continuité d’Allende (beaucoup mirent de grands espoirs sur la potentielle compromission d’Allende envers ses électeurs), sans compter que celui-ci se rapprochait de plus en plus de Fidel Castro et de Cuba. Parallèlement à cela, la situation politique se radicalisait de manière fulgurante dans la rue, avec une augmentation d’actes terroristes. Ceux-ci étaient souvent liés à des groupes comme le MIR, mais aussi à des groupes d’extrêmes droites, comme « patria y libertad ». En plus de cette tension dans la rue, il fallait gérer une grande quantité d’autres problèmes d’ordre économico-social bien souvent orchestré de l’extérieur par vous savez qui. Au sein même de la coalition, les tensions étaient déjà palpables entre les éléments centristes et socialistes, mais l’assassinat d’Edmundo Pérez Zujovic (DC), le 8 juin 1971 par des activistes d’extrêmes gauches, provoque un schisme qui renforcera grandement leur opposition. Cet évènement amplifiera grandement le gouffre entre l’opposition et les allendistes dans un pays qui a pourtant grandement besoin de stabilité pour mettre en place ce type de réformes. Autrement, les avancées sociales seraient anéanties par l’inflation (ce qui est effectivement survenu par la suite). La situation économique et politique dégénéra vraiment à partir de ce moment et la radicalisation des deux côtés empirera jusqu’à devenir irrécupérable.

Lors des élections législatives de 1973 (mi-mandat), la polarisation est à son zénith et toute la campagne de l’opposition est fixée sur le renversement d’Allende. Encore une fois, les moyens électoraux pour démettre Allende échouent et peu de temps plus tard, une nouvelle tentative de putsch est évitée de justesse. Conscient de la crise qui traversait le pays, Allende voulut tenter un plébiscite afin d’apaiser les esprits en assoyant sa légitimité populaire. Mais celui-ci ne put arriver à ses fins, car, au lendemain des délibérations qui devaient apporter un semblant de consensus au sein de son propre parti (sur le projet d’apaisement de classe lié au plébiscite), le nouveau commandant en chef de l’armée prit la tête d’un nouveau putsch organisé par les commandants de la Marine et des Forces aériennes. 

La suite est assez connue : aussitôt mis au fait du coup d’État, Salvador Allende refusa l’exil et prit publiquement la parole et dit entre autres « Enfermé en un moment historique, je paierai de ma vie la loyauté du peuple. Et je vous dis que j’ai la certitude que la semence que nous avons plantée dans la digne conscience de milliers et milliers de Chiliens ne pourra être flétrie éternellement.

Travailleurs de ma Patrie ! J’ai confiance en le Chili et son destin. D’autres hommes vaincront ce moment gris et amer où la trahison prétend s’imposer. Vous savez toujours que, bien plus tôt qu'attendu, s’ouvriront à nouveau les grandes allées par où passe l’homme libre pour construire un monde meilleur. »     

Peu de temps après ce discours héroïquement sobre pour la situation, Allende fut retrouvé, l’arme toujours à la main, une balle au visage. Celui-ci contrairement à bien des hommes politiques, n’a jamais fui et a affronté son destin en face jusqu’à la fin. Il incarna jusqu’au bout ses convictions et su garder la tête haute face à cet empire si puissant. Empire qui ne tolérait pas que l’on essaie de le priver de sa mainmise sur l’économie. Même si à cette époque au Chili, il était pratiquement surhumain de faire vivre une révolution sociale par la voie démocratique (social-démocratie), Salvador Allende, par sa croyance sincère envers les promesses républicaines, releva tout de même le défi et aurait vraisemblablement réussi si la démocratie n’avait pas été qu’un mot creux de propagande pour ceux qui se prétendent ses défenseurs. 

Retenons les leçons de l’histoire et sachons que lorsqu’on se bat contre la tyrannie, il est plus sage de ne s’attendre à aucune moralité ou faiblesse de sa part. Maintenant, plus de 41 ans plus tard, il est important d’honorer, certes, le souvenir des grands hommes et des grandes causes du monde, mais comme certains l’ont déjà si éloquemment dit « pour toutes les victimes de l’oppression, pas une minute de silence, mais toute une vie de lutte ! »

Benedikt Arden

*Cette astuce électorale est appelée Track One (aussi connu sous le nom de « gambito Frei ») et a pour objectif de faire élire Alessandri par le Congrès. Une fois élu, ce dernier renoncerait à sa charge et de nouvelles élections où la droite soutiendrait alors Eduardo Frei seraient organisées.