Je garde depuis longtemps le souvenir d’une soirée de conférence militante du milieu des années 2000. Elle doit se situer dans l’une de ces salles tristes et mornes qui sont le lot quotidien de nos rencontres. Des néons, des plafonds flottants, du tapis commercial et des chaises de plastique. Souvent fonctionnels, ces espaces ne sont jamais vraiment agréables. Ce soir-là, on y tenait une conférence comme une autre, un panel sûrement. On aime les panels. Plus par défaut que par adhésion, je crois, mais ce n’est pas mon propos ici. Je ne sais plus si j’y prenais ou non la parole.
L’un des panélistes avait tenu le discours social-libéral typique du centre-gauche québécois : « il faut préserver les services publics, mais on doit s’adapter aux réalités du marché ». Selon la formule consacrée, les présentations s’étaient étendues et il ne restait que quelques minutes pour les « échanges ». Alors qu’on a enfin offert le micro à la salle, une dame a pris la parole. C’est cette dame qui a marqué mon esprit.
Le visage empourpré, la peau du cou tendue, elle était visiblement mécontente de s’être farci un discours centriste, alors qu’elle s’était déplacée pour entendre autre chose, justement, que ce qu’on entend tous les jours dans les médias. Après quelques arguments prononcés sur le ton à la fois courroucé et empressé qu’exigent la frustration et les contraintes de temps typiques aux questions laissées à la salle, elle avait laissé tomber, rageuse : « Vous êtes… vous êtes un néolibéral! ». À l’entendre, elle venait de prononcer l’injure suprême. Le couperet était tombé, cet homme était du côté sombre de la Force. Si le principal intéressé n’a pas semblé relever l’attaque, j’ai tout de suite été frappé par l’affirmation et le ton utilisé pour la prononcer. Les jours suivants, je retournais dans ma tête à la fois les mots de cette phrase et mon profond malaise. Si j’étais somme toute d’accord avec les arguments avancés par cette dame, je trouvais sa finale non seulement étrange, mais en quelque sorte embarrassante. Elle venait de rendre en quelques mots tout ce qui me posait problème avec le mot « néolibéralisme », mais que je n’étais jamais arrivé, jusque là, à situer.
Depuis ce soir-là, ce moment revient périodiquement dans ma tête. Il est de ces événements qui, bien qu’ils ne revêtent aucune importance réelle, se gravent dans ma mémoire pour des raisons que j’ignore. J’ai fini par conclure qu’ils représentent des moments irrésolus, des choses que je sens qui clochent, mais que je n’arrive pas à comprendre sur le champ.
La réaction de cette dame qui me reste en tête depuis un moment soulève une question importante, le rapport à nos adversaires. Plus précisément, le rapport au néolibéralisme. Si je rassemble tout ce que j’ai entendu dire, à gauche, à propos du néolibéralisme, force est de convenir qu’aucune définition claire n’en émerge. Aucune sauf, néolibéralisme = méchant. C’est ce que la dame disait, en somme, à ce monsieur de la conférence : vous vous présentez comme gentil, mais en fait vous êtes méchant. C’est ce que nous disent les gens qui veulent voir plus l’IRIS à la télévision : allez vous battre contre les méchants néolibéraux.
Bref, à cause d’une surutilisation du terme, le mot néolibéralisme est devenu confus et manichéen. La plupart d’entre nous ne sauraient distinguer un néolibéral d’une simple adhérente au libéralisme classique, d’une libertarienne ou d’un défenseur du capitalisme. Ils entrent tous, finalement, dans le grand sac du méchant néolibéralisme.
Face à cette confusion généralisée, la lecture du plus récent ouvrage de Philip Mirowski, Never Let a Serious Crisis Go To Waste, me semble éclairante. Pour ma part, elle m’a permis de comprendre et de résoudre mon malaise de la soirée évoquée plus haut en recadrant le néolibéralisme, en mettant de l’avant ses particularités.
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Un rapide tour d’horizon nous informe que malgré des dizaines d’ouvrages et près d’une centaine d’articles publiés, le nom de Philip Mirowski n’a que peu circulé dans nos revues universitaires et jamais dans la presse grand public locale. Il mène pourtant depuis le milieu des années 1980 une enquête soutenue sur la transformation de l’économie. Lecteur consciencieux et systématique des écrits économiques de la deuxième moitié du vingtième siècle, il a récemment publié deux volumes[1] qui doivent faire l’objet d’une plus grande diffusion au Québec, si l’on souhaite faire un usage intelligent du mot néolibéralisme.
Comme rien n’indique une traduction à venir à brève échéance, je me contenterai ici de résumer certains éléments de son plus récent ouvrage concernant le néolibéralisme en montrant à quel point ces réflexions peuvent nous nourrir. Je tenterai de reformuler surtout, mais pas uniquement, la partie où il présente les 13 commandements du néolibéralisme[2] pour les adapter aux mythes qui entourent le néolibéralisme au Québec. J’arrive à 10 constats sur le néolibéralisme qui nous permettent de mieux comprendre sa nature et de le situer face aux autres approches de l’économie. Je laisse à de futurs travaux à la fois le soin de couvrir son analyse de la plus récente crise financière et de formuler une critique de son ouvrage. Il me semble que le plus urgent soit de faire connaître certaines idées-forces de Mirowski à propos du néolibéralisme qui nous permettent de mieux saisir les stratégies développées par ses promoteurs.
1. Le néolibéralisme n’est pas une théorie économique, c’est une théorie explicative générale
Du plus petit gène aux relations internationales, du rapport amoureux à la négociation d’une convention collective : tout est le fait d’agents qui tentent de maximiser la valeur de leurs gestes. C’est la grande explication du monde, sa vérité fondamentale : la recherche de l’intérêt. Partout, tout le temps, en toute circonstance. Si vous croyez que qui ou quoi que ce soit puisse être guidé par autre chose, vous vous laissez berner par des fadaises romantiques ou des justifications morales. Tout agent, qu’il soit un organisme unicellulaire ou un chef d’entreprise fonctionne selon la maximisation de son profit. Ce profit peut être un sentiment, une sensation, un gain matériel ou immatériel, peu importe. Tous les gestes sont intéressés. Le néolibéralisme c’est d’abord l’adhésion à cette proposition générale, à cette vision précise du monde qui permet, par la suite de tout expliquer, peu importe le domaine de connaissance.
La logique est certes économique, mais il s’agit d’une affirmation transdisciplinaire, qui se veut une théorie englobante capable d’aborder n’importe quelle question. L’agent qui cherche la maximisation prend la forme ici d’un donné ontologique qu’on ne peut pas contester – ses a priori cyniques étant toujours la justification a posteriori des gestes, dans une logique circulaire sans fin – mais qu’on n’a pas besoin de vérifier non plus. Le monde néolibéral est ainsi rempli d’innombrables conceptions de ce qu’est le profit et les façons de l’atteindre, il n’y a aucune communauté de besoin et de désir qui serait prévisible, tout est toujours fluctuant, changeant.[3]
2. Pour le néolibéralisme, le marché n’est pas qu’un mode d’allocation des ressources, c’est surtout la façon optimale de traiter de l’information
On présente souvent la conception néolibérale du marché comme prétendant qu’il s’agit de la meilleure institution pour faire l’allocation des ressources. En fait, c’est passer à côté du débat. Comme le monde est composé d’agents souhaitant maximiser leur profit chacun à sa façon et avec ses priorités, il est impossible pour un seul cerveau humain de comptabiliser tous ces désirs et toutes leurs conséquences. Par conséquent, il est nécessaire d’instaurer une façon de tenir compte des volontés de tout le monde à travers leur expression simultanée. Ce processeur d’information c’est le marché et son indicateur-prix. En laissant tout le monde négocier des prix à partir de sa volonté d’obtenir un bien ou un service, on a une image réelle de ce qu’est le monde à un moment donné. Cette image s’incarne dans le prix de chaque bien.[4]
Si la recherche individuelle du profit a un statut quasi ontologique pour le néolibéralisme, le marché prend sans conteste un statut épistémologique. Il s’agit du mode de connaissance adéquat du monde. Les individus, quant à eux, doivent composer avec l’ignorance. Ignorance de ce qu’est la société dans laquelle ils et elles évoluent, mais ignorance aussi de ce qui les attend à l’avenir. On peut même affirmer : ignorance de ce qu’ils sont eux-mêmes. Mirowski montre bien que chez Hayek l’éducation n’est jamais une transformation de ce que nous sommes, mais bien une façon d’adapter nos stratégies pour combler des désirs déjà présents naturellement et inchangeables. Nous sommes ainsi dans un constant état d’ignorance, même face à nous-mêmes. Le « connais-toi toi-même », n’a plus de sens. Nous savons déjà tout ce qu’il y a à savoir (nos désirs) et nous ignorons tout de comment les réaliser avant d’avoir vu le seul indicateur valide qui nous permet de répondre à cette question : les prix offerts par le marché.[5]
S’explique ainsi l’obsession néolibérale pour la prise de risque. L’entrepreneur qui prend des risques devient la clef de voute de cette pensée. Il ne s’agit pas tant de calculer le risque, d’agir avec prudence en mesurant les différentes possibilités, il est plutôt question de se mettre dans un « état » de prise de risque. Comme il est ignorant en fait du résultat de ses gestes, l’entrepreneur embrasse le risque et se lance en affaire. Il tente de satisfaire ses désirs en élaborant un projet et prend le risque de heurter de plein fouet le mur du manque d’intérêt de ses pairs pour ce qu’il a à offrir. C’est là, pour les néolibéraux le courage essentiel, la réalisation de soi qui est à la fois la plus grande aventure et la plus grande tragédie potentielle : entreprendre. Tester la valeur de son être sur les marchés.[6]
3. Le travail n’est pas au centre de l’économie néolibérale, c’est la connaissance qui y est
La pensée économique du libéralisme s’est construite autour du travail, comme élément central légitimant à la fois la propriété et l’enrichissement. On pense bien sûr ici aux écrits de Locke ou à l’analyse de Weber sur l’importance du travail dans l’esprit du capitalisme. Le néolibéralisme se distingue sur ce point du libéralisme. Ce n’est pas l’effort humain qui permet l’enrichissement, c’est la prise de risque et l’adaptation aux exigences du marché. Le néolibéralisme se découple entièrement du résidu moral qui liait encore effort et enrichissement dans le néolibéralisme. Vous êtes désormais l’entreprise de vous-même qui doit investir dans son « capital humain » : formation, apparence, entregent, charisme, savoir-faire, etc. C’est l’assemblage de ces investissements qui vous permettent de vous adapter bien ou mal aux demandes du marché. Si votre désir de propulser des nains sur une grande distance pour qu’ils frappent une cible est si grand que vous parvenez à devenir un trader génial sans faire d’effort, vous êtes la personne qui répond le mieux à la demande du marché et la morale ou la stupidité de vos désirs n’a rien à voir là-dedans. Vous obtiendrez plus ou moins d’argent en fonction de votre connaissance des demandes du marché et de votre capacité de vous y adapter de façon plus ou moins précise. Bref, c’est votre capacité de prendre des risques face à votre propre ignorance et de tenir compte de la connaissance juste venant du marché qui légitime votre enrichissement. Rien d’autre. Ni les efforts et surtout pas les besoins.[7]
4. Le néolibéralisme ne considère pas les marchés comme naturels, il considère qu’ils doivent être construits volontairement
Le libéralisme classique faisait, on le sait, la promotion du laisser-faire, du laisser-aller. Selon cette pensée, les marchés sont l’état naturel de l’économie auquel il faut revenir, en limitant le plus possible l’intervention de l’État. Nous avons vu que pour le néolibéralisme le marché est un super processeur d’information. Son origine, quant à elle, n’est pas au centre de la réflexion néolibérale qui se concentre davantage sur son effet. Chose certaine, pour les néolibéraux, ce processeur peut et doit être mis en place artificiellement. Il n’y a aucune recherche d’un retour à un marché naturel chez les néolibéraux. Aucune volonté d’éliminer les artifices de la société pour revenir à quelque chose de plus primaire. Au contraire, il faut sans cesse surveiller l’espace social et y intervenir pour créer des marchés pour que les agents puissent transmettre et recevoir toute l’information dont ils ont besoin pour maximiser leur profit. Le marché est un artifice humain, un mode de gouvernement. D’ailleurs, tous les problèmes qui semblent être causés par des marchés pourront être réglés par la création de nouveaux marchés. Par exemple, on peut organiser des quasi-marchés dans des espaces encore publics pour que certains agents prennent conscience des prix de certaines ressources, ce qui permettra aux gestionnaires de s’adapter à la réalité des marchés extérieurs aux services publics. Ainsi, le problème de spéculation sur certaines ressources qui fait augmenter le prix de services publics doit être renversé : c’est le service public qui n’est pas capable de s’adapter à la réalité fluctuante du monde dont le marché est le meilleur indicateur.[8]
5. Pour le néolibéralisme, les inégalités ne sont pas des externalités regrettables, ce sont plutôt des éléments essentiels et nécessaires au marché
Pour que des individus aient le désir d’agir pour posséder davantage, il faut un aiguillon qui les pousse à vouloir plus. La comparaison avec un voisin mieux nanti est un élément essentiel pour susciter cette volonté d’action. Si l’on souhaite une économie dynamique et créative, il est crucial que la situation ne soit pas égale entre tous et toutes, car rappelons que dans l’univers néolibéral on agit toujours d’abord pour soi-même. On y a aussi détaché l’effort de l’enrichissement, les inégalités n’ont plus besoin de se justifier par un travail plus grand fourni par les plus riches, même s’ils ne faisaient qu’un effort minime, ça n’a pas d’importance, c’est celui qui est approprié selon le marché qui explique et légitime tout à la fois leurs revenus. La concentration de richesse dans les mains d’un petit pourcentage de la population est simplement la démonstration de leur grande capacité à bien gérer les ressources auxquelles ils ont accès, d’où le fait qu’on leur en attribue d’autres. En fait, l’égalité et la justice sociale sont les demandes des perdant-es, de ceux et celles qui veulent exploiter le succès des autres parce qu’ils ont fait des erreurs et ne savent pas vivre avec les conséquences des risques qu’ils et elles ont pris. Le marché qui révèle la réalité des besoins sociaux n’a cure des « besoins fondamentaux » ou des « droits » que certaines personnes pensent avoir. Vous aurez tous les droits que vous voulez quand vous serez pleinement adapté aux demandes du marché, d’ici là comprenez vos erreurs et adoptez de nouvelles stratégies.[9]
6. Les néolibéraux ne considèrent pas les monopoles privés comme des problèmes, ils sont plutôt la preuve d’un succès
De la même façon que les inégalités ne sont pas un problème pour le néolibéralisme, les monopoles privés, s’ils ne sont pas indument protégés par des lois, sont la démonstration d’une grande efficacité atteinte par ces firmes. Au sein du marché, les flux d’investissements peuvent toujours changer. Ce qui attirait les consommateurs et consommatrices hier peut n’intéresser personne demain. Si vous devenez la seule entreprise de votre secteur alors que de potentiel-les concurrent-es pourraient se former et entrer en compétition avec vous, cela fait la démonstration que votre usage des ressources est adéquat, que vous répondez à ce qu’exige le marché. Briser par la loi un monopole qui fonctionne bien, c’est aller précisément à l’inverse de ce que demandent, de façon répétée, chaque jour, des milliers de client-es qui font le choix de faire affaire avec cette entreprise. Briser des monopoles, c’est aller, au fond, contre la volonté populaire. Le seul danger des grandes corporations c’est que ses gestionnaires se déconnectent des priorités des actionnaires – les vrais propriétaires des entreprises –, mais les reconnecter n’est pas très difficile : il suffit de les brancher plus directement sur le marché grâce à des bonis aux rendements ou une rémunération en stock-option.[10]
7. L’État n’est pas l’ennemi à abattre pour le néolibéralisme, c’est un outil dont il faut prendre le contrôle
On confond souvent le néolibéralisme avec les libertariens, ces pseudo-anarchistes favorables au capitalisme. Or, leur rapport à l’État est sensiblement différent. Il n’est pas question pour les néolibéraux d’éliminer ni l’État, ni les institutions internationales; on se propose plutôt d’en prendre le contrôle. Il n’y a pas d’outils plus performants que l’État, en fait, pour mettre en place de nouveaux marchés. Il ne s’agit donc pas de s’abstenir d’intervention étatique, mais bien de construire une intervention étatique qui permet d’aller à contre-courant de celle, keynésienne, qui vise à baliser les marchés. L’État n’existe donc pas pour protéger la population des dérives du marché, ce concept n’ayant aucun sens pour les néolibéraux, comme les marchés sont les seuls en mesure de traiter adéquatement l’information, ceux qui ne savent pas s’y adapter sont simplement victimes de leur propre ignorance. Le néolibéralisme n’est pas anti-institutionnel, il est favorable à un certain type d’institution, celui qui reproduit les mécanismes de marché. Ces institutions peuvent exiger autant de bureaucrates et avoir leur lot de pouvoir arbitraire, l’élément important c’est qu’ils soient réglés sur les pas du marché. Les institutions internationales – bien que décriée par les néolibéraux alors qu’ils n’étaient pas hégémoniques – sont alors vues comme des lieux importants de diffusion de la volonté de création de marchés. La mise en place de plans d’ajustement structurel a justement pour but d’installer la pensée néolibérale en orthodoxie du développement économique dans une série de pays qui n’avaient pas généré, à l’époque, leurs propres élites néolibérales. Les institutions internationales deviennent le lieu de création des États créateurs de marchés.[11]
8. Le néolibéralisme n’est pas uniquement promoteur de la démocratie libérale, il est aussi en tension avec ce régime politique
On prétend souvent que le néolibéralisme serait en phase avec la « démocratie libérale » — que je préfère, pour ma part, désigner par les mots « gouvernement représentatif » –, or ce n’est vrai qu’à moitié. Le gouvernement représentatif est utile parce qu’il permet de faire élire des gens qui auront ensuite les pleins pouvoirs de mettre en place les réformes néolibérales. De plus, son fonctionnement électoral peut aisément être rapproché et analysé comme un marché des propositions politiques qui gèrent les désirs de tout le monde et les canalise vers un prix : le résultat électoral (ou le sondage – qui permet justement l’adaptation du pouvoir en place à la demande).
Cependant, persistent dans le gouvernement représentatif des espaces politiques qui ont des éléments démocratiques : la liberté d’expression, de manifestation et d’association où l’on peut discuter, débattre et convaincre les autres de souscrire à des projets politiques auxquels on croit; où l’on ne confond pas tout derrière l’option unique d’une candidature pour laquelle on doit faire un choix individuel. Dans ces lieux, la politique devient plus difficile à confondre avec l’économie et est même contraire à la logique épistémologique du néolibéralisme. Si on se réunit pour décider ensemble de ce qu’on veut faire collectivement, c’est qu’on prétend que nos cerveaux peuvent, volontairement, consciemment et en commun décider de ce qui est le mieux pour nous. Pour les néolibéraux, cette information nous est entièrement inaccessible, elle ne peut se révéler à travers le débat, le dialogue ou la discussion, elle n’advient que par le marché. Pour bien illustrer cette situation, Mirowski reprend une citation très éclairante de Hayek : « Le libéralisme et la démocratie, même s’ils sont compatibles, ne sont pas une seule et même chose… il est possible, au moins en principe, qu’un gouvernement démocratique devienne totalitaire et qu’un gouvernement autoritaire mette en place des politiques favorables au libéralisme… Un État qui exige des pouvoirs illimités à la majorité devient de ce fait antilibéral. »[12] On voit qu’il est très possible dans ce contexte de penser la Chine actuelle comme porteuse d’avancées néolibérales, sans trop se poser de questions – dans l’analyse économique du moins – sur son caractère autoritaire.
Ainsi, pour les néolibéraux, donner le pouvoir au peuple, c’est lui donner individuellement la capacité de faire des choix de consommation. C’est le diriger, par les contraintes et la discipline étatique, vers les marchés pour qu’il puisse s’exprimer à travers eux, seul espace valable d’expression. Put your money where your mouth is, est la seule démocratie reconnue par le néolibéralisme. On exprime ainsi ses désirs par la quantité de ressources qu’on est prêt à investir dans un produit, un projet, une idée. Le reste – le dialogue, le débat – n’est que tentative d’influence sur les autres : effet rhétorique, jeu de pouvoir ou populisme. Ainsi le gouvernement représentatif a son utilité, mais il doit être balisé par le plus de marchés – souvent créés par lui – possible, sinon il sombre dans le totalitarisme. C’est l’État providence, mais à l’envers. Plutôt que de baliser le marché pour prévenir ses excès, il faut protéger la société de marché contre les dérives étatistes.[13]
9. Le néolibéralisme n’est pas seulement imposé à des personnes, il crée des subjectivités
Souvent, on a l’impression, non sans raison, que le néolibéralisme est une série de politiques imposées d’en haut à des personnes qui ne souhaitent pas en subir les conséquences. Ce n’est pas faux, mais c’est manquer le cœur de la proposition néolibérale. Le néolibéralisme a surtout pour effet de constituer des subjectivités compatibles avec son ontologie : il produit des « entrepreneurs de soi ». Par ses mesures politiques, mais aussi par son influence culturelle, il construit des individualités obsédées par l’accumulation de capital humain, symbolique et culturel dans le but de gravir les échelons du statut social. Il n’y a plus aucun besoin de se comprendre (ni soi-même ni les autres), il est simplement temps d’exprimer les désirs que nous avons naturellement en nous. Ensuite, la personne la plus adaptée aux demandes des autres exprimées dans le marché l’emporte. C’est ainsi tant pour la recherche d’un emploi que pour celle d’un partenaire amoureux sur OkCupid. Prendre le risque d’exposer le capital humain et symbolique qu’on a obtenu, voir si l’on a retenu l’attention de ceux ou celles à qui l’on désire plaire, échouer, recommencer jusqu’à ce qu’on soit parfaitement adapté à la demande. Les réseaux sociaux comme Facebook permettent de cultiver ce rapport au monde, où le marché des « like » nous indique en temps réel la justesse d’une blague, le seyant d’une robe ou la valeur d’une vidéo de chat. À nous de nous adapter lors de notre prochain statut.[14]
Le néolibéralisme est donc aussi un code moral qui a pour but d’établir des règles de vie que devront suivre les individus. Comme pour n’importe quelle adhésion à un corpus d’idée qui a des conséquences dans la vie individuelle, il faut un acte de foi. Il faut croire que la seule recherche de notre profit individuel nous rendra heureux collectivement. Il faut aussi être à même d’interpréter les événements qui surviennent et qui peuvent parfois contredire la doxa néolibérale. Pour cela, une série d’ouvrage servent de petit catéchisme néolibéral (comme ceux d’Ayn Rand) auquel s’accrocher en période de doute, tandis que les think tanks font le travail de fournir des réponses aux problèmes spécifiques qui peuvent surgir ici et là.
10. Les think tanks néolibéraux ne sont pas que des outils de propagande
Maintenant que nous avons fait le tour des préceptes du néolibéralisme, il est nécessaire de parler de ceux et celles qui en font la promotion. Il faut comprendre que leur situation n’est pas simple. Postulant que la compréhension de nos sociétés ne se révèle qu’à travers nos diverses volontés traitées par le marché et qu’elle est inaccessible à notre cerveau, les promoteurs de la théorie néolibérale sont, en fait, des intellectuels de l’anti-intellectualisme. Ils ont surtout pour tâche de dire : « ne vous fiez pas à ceux qui prétendent penser, ne vous fiez pas à votre propre raison, fiez-vous qu’au résultat de vos désirs exprimés sur le marché ». [15]
Mirowski propose l’image d’un intellectuel collectif : le neoliberalism thought collective. Gravitant autour de la société du Mont-Pèlerin fondée à l’origine par Friedrich Hayek et encore aujourd’hui fréquentée par les plus ardents défenseurs du néolibéralisme, l’intellectuel collectif néolibéral fonctionne pour Mirowski selon le modèle de la poupée russe. Les entités sont liées entre elles, elles mènent l’une à l’autre, mais elles peuvent aussi être autonomes et tenir des discours qui leur sont propres. Il ne s’agit pas d’une organisation centralisée et organisée pour répandre une propagande uniforme. C’est précisément dans le fait qu’il a une variété de niveaux à son discours et des débats internes que l’intellectuel collectif néolibéral est efficace. Les différences entre ses discours exotériques et ésotériques constituent une de ces différenciations par niveau que souligne Mirowski. Il peut bien y avoir des think tanks (exotériques) qui diffusent une pensée très simpliste et très anti-intervention de l’État dans les médias tandis que des professeurs de départements d’économie (ésotériques) développent des moyens pour l’État de créer un marché du carbone efficient. L’intellectuel collectif ne se trouve pas affaibli par ces contradictions, il en sort même renforcé selon Mirowski.[16]
Un autre rôle essentiel de certaines poupées russes est de créer, activement, de l’ignorance là où nous croyons avoir des certitudes. Cette création de l’ignorance, Mirowski l’appelle l’agnotologie. Cet art de l’ignorance opère en donnant l’impression que des débats existent là où ils sont en fait marginaux; en soulevant des doutes sur les compétences ou les intentions d’organisations ou de scientifiques respectés et bien sûr en forçant la tenue de « débats » médiatiques pour que les canaux de nouvelles puissent donner une impression d’équilibre en invitant un « pour » et un « contre ». Ainsi, on peut semer le doute sur les changements climatiques, mais aussi sur le potentiel cancérigène de la cigarette ou sur la validité de la théorie de l’évolution. Loin de certitude, on recrée l’état d’ignorance qui est nécessaire au bon fonctionnement du marché. Tout le monde est alors laissé à ses impressions, mais surtout à ses désirs et n’est plus inquiété par des questions « d’un autre ordre ». De toute façon, le véritable verdict est rendu par le marché qui lui reflète notre envie réelle de consommer des hummers ou des cigarettes. Créer l’ignorance est nécessaire pour prédisposer à la révélation de la vérité par le marché, grand ordonnateur de l’ignorance commune.[17]
Conclusion
Que nous apporte la lecture de l’ouvrage de Philip Mirowski pour comprendre nos adversaires néolibéraux? D’abord, une clarté sur leurs croyances. En mettant l’agent qui cherche à maximiser son profit comme ontologie et le marché comme seule épistémologie possible du monde, les néolibéraux montrent autant leur force qu’ils tracent la limite de leur pensée. Le résumé implacable de ce qui les rend fort est simple : on ne peut pas prédire l’imprévisible. Si l’on demande à tout le monde ce qu’il souhaite faire immédiatement, nous aurons une série de réponses imprévisibles qu’on n’aurait pas su prévoir d’avance. Tenter de prévoir l’économie devient un leurre, une impossibilité physique entreprise par des planificateurs téméraires, voire totalitaires. On ne peut que constater après coup quels sont les désirs et s’y adapter; c’est ce que le marché permet de faire.
La limite est évidente, c’est celle, toute simple que pour la plupart des gens il existe un certain de nombre de besoins de base, qu’on peut effectivement prévoir. Nous savons tous et toutes que le caractère illimité est bien relatif pour les désirs et à peu près inexistant pour les besoins. On ne désire pas tout et n’importe quoi à partir d’une impulsion venue du ciel, les désirs naissent en bonne partie des rapports sociaux. Dans une société qui souffle sur les braises de la consommation à grand renfort de publicité, le postulat de l’infinité des désirs peut paraître valide, mais il est possible d’imaginer une société sans cette publicité. Pour ce qui est des besoins nous avons déjà une bonne idée de quels sont ceux des êtres humains et nous pouvons en débattre politiquement : en prioriser certains sur d’autres. En fait, tout le monde planifie quotidiennement l’économie, autant dans de vastes organisations que dans le quotidien des familles.
Or, cette vision du marché comme seul processeur possible de l’information complexe que produit l’économie est devenue très prégnante à gauche. On la rencontre autant chez les intellectuel-les (Mirowski nous signale qu’on la retrouve notamment chez le Foucault pourtant critique de la gouvernementalité néolibérale) que chez les militant-es. Qui pense, milite ou conçoit, de nos jours, des modes possibles et fonctionnels de planification qui n’auraient pas les tares du centralisme? Outres quelques rares exceptions, ce travail ne figure jamais dans les priorités de la gauche qui se préoccupe uniquement de questions de redistribution (impôts, programmes sociaux, lutte à la pauvreté, etc.) ou de combattre la discrimination. Devant le néolibéralisme décrit par Mirowski, ces armes perdent de leur efficacité. La défense des mécanismes de redistribution est constamment remise en question, si l’on croit que le marché est la seule organisation efficace de l’économie. L’intervention étatique devient un pis-aller nécessaire pour défendre le minimum vital, mais qu’on sait au fond porteur d’une lourdeur bureaucratique à propos de laquelle nous n’avons pas de défense sérieuse ou d’options alternatives à offrir.
Quant au combat contre les discriminations (fondées sur la race, le sexe, l’orientation sexuelle, etc.) s’il peut parfois ébranler les néolibéraux sur des enjeux spécifiques, il ne leur pose aucun problème de principe, car ils adhèrent à l’égalité des chances devant le marché. Quand ces discriminations sont présentées en dehors d’une logique systémique (patriarcat, colonialisme, capitalisme) et que la gauche se consacre à moraliser les masses à partir des principes de base du libéralisme (liberté abstraite, égalité devant la loi, etc.) auxquels le néolibéralisme adhère par ailleurs, tout le monde est content. La gauche devient ainsi, pour les néolibéraux, l’éboueur des scories conservatrices encore présentes dans notre société. Dans leur esprit, plus l’humanité sera expurgée des ces préférences traditionnelles (des spécificités culturelles jusqu’aux discriminations, toutes étant vues comme des préférences arbitraires, des préjugés) plus les agents seront effectivement libres d’agir en phase avec leurs désirs réels (donc individuels) sur les marchés. Bref, grâce à cette lecture on comprend un peu mieux à qui on a à faire et en quoi certaines de nos attitudes sont mal adaptées à leurs attaques.
Enfin, l’ouvrage de Mirowski nous permet aussi d’établir des différences cruciales entre libéraux classiques, néolibéraux et libertariens. Cela dévoile des tensions qui ne sont pas toujours perceptibles autrement. Prenons le cas des finances publiques au Québec. Il est bien possible que nous soyons devant un cas où entre le premier ministre, le ministre des Finances et le président du Conseil du trésor on trouve ces trois typologies (à divers degrés et selon divers mélanges) et que des tensions, passées et à venir s’expliquent par leurs adhésions divergentes aux écoles de l’économie dominante. Bien sûr, parfois les divergences ont peu de conséquences, le néolibéralisme étant à ce point hégémonique qu’il force les libéraux classiques à davantage de création de marchés et qu’il impose aux libertariens de faire davantage usage de l’État. Quoi qu’il en soit, nous sommes mieux en mesure de comprendre nos adversaires politiques et économiques, ce qui ne nous arrive pas souvent. Pour reprendre l’affirmation qui m’avait tant troublé lors de la conférence évoquée en ouverture : les néolibéraux sont peut-être des « méchants », mais il en existe d’autres qui agissent selon d’autres principes.
Peut-être est-ce d’ailleurs ce que nous apprend Mirowski : prendre le temps et l’énergie nécessaire pour bien connaître les pensées adverses. On craint parfois d’être happés par une pensée adverse ou alors presque de se salir à son contact. Il est peut-être temps de constater que c’est en fréquentant peu leurs textes qu’on adopte, le plus souvent sans le savoir, les principes de nos adversaires.
Simon Tremblay-Pepin
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[1] Mirowski, Philip et Dieter Plehwe (dir.) The road from Mont Pèlerin : the making of the neoliberal thought collective, Cambridge, Harvard University Press, 2009, 469 p. et Mirowski, Philip, Never let a serious crisis go to waste : how neoliberalism survived the financial meltdown, New York, Verso, 2014, 483 p.
[2] Miroski, Never Let a Serious Crisis Go to Waste, op. cit., p. 50-67.
[3] Ibid., p.55-56 et 59.
[4] Ibid., p.54.
[5] Ibid., p.78.
[6] Ibid., p.119.
[7] Ibid., p.58-60.
[8] Ibid., p.53, 65.
[9] Ibid., p.63.
[10] Ibid., p.64
[11] Ibid., p.56, 62.
[12] Ibid., p.57. Ma traduction. Dans le cas d’Hayek on peut remplacer le mot libéralisme par néolibéralisme, si on souhaite être en cohérence avec le propos du présent texte.
[13] Ibid., p.56, 62.
[14] Ibid., p.55, 92.
[15] Ibid., p.224-225.
[16] Ibid., p.43-49.
[17] Ibid. p. 227-229.