Récemment, je suis tombé sur une
petite brochure du jeune Karl Marx intitulée « La
Question juive » (1843). Cette brochure est, comme son titre le laisse
entrevoir, une virulente critique de la morale judaïque et de ses implications
sur le monde matériel. Mais détrompez-vous, vous qui croyez peut-être que je
vais délibérer sur le terrain religieux. Tout au contraire! Quoique le
complément critique que propose Marx à Bruno Bauer soit loin d’être sans
intérêts, ce qui a attiré mon attention dans cette brochure est un sujet
parallèle traité dans le texte, soit celui de la question des chartes de
droits. Et comme vous le savez peut-être, les questions relatives aux chartes
de droits, principes pratiquement métaphysiques
chez ceux que l’on appelle les « chartistes », sont des plus actuelles
chez nous. Surtout avec tous ces débats biaisés et creux concernant la charte des
valeurs québécoises (projet de loi 60) et ses implications dans la fonction
publique.
Outre la très importante
distinction faite entre « homme » et « citoyen » dans cette
critique des chartes de droits, ce que j’y ai retrouvé de plus frappant, c’est le
lien très évident que fait Marx entre droit dit de l’homme et droit du
capitaliste (ou bourgeois). Ce parallèle, qui pourrait paraitre étonnant chez
l’homme de gauche du commun et qui sera considéré à l’inverse comme une révélation
du caractère totalitarisant du marxisme chez l’homme de droite, est pourtant
bien évident quand l’on se pose la bonne question. Dans une société de droit qui se veut libre et démocratique et dont le
caractère économique est purement social, en quoi est-ce que le statut privé de
l’industrie peut-il être considéré comme un droit? Cette question, même si
elle est pourtant vieille comme la société capitaliste, est encore à ce jour
loin d’être réglé. Et c’est cette question qui est posée via la critique des
chartes de droits. Mais avant d’aller plus en avant, partageons un extrait de
cette fameuse brochure de Karl Marx :
On fait une distinction entre les « droits de l'homme » et les
« droits du citoyen ». Quel est cet « homme » distinct du citoyen ?
Personne d'autre que le membre de la société bourgeoise. Pourquoi le
membre de la société bourgeoise est-il appelé « homme », homme tout court, et
pourquoi ses droits sont-ils appelés droits de l'homme ? Qu'est-ce qui explique
ce fait ? Par le rapport de l'État politique à la société bourgeoise, par
l'essence de l'émancipation politique.
Constatons avant tout le fait que les « droits de l'homme », distincts
des « droits du citoyen, » ne sont rien d'autre que les droits du membre de la
société bourgeoise, c'est-à-dire de l'homme égoïste, de l'homme séparé de
l'homme et de la communauté. La Constitution la plus radicale, celle de 1793, a
beau dire : Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. « Art. 2. Ces
droits (les droits naturels et imprescriptibles) sont : l'égalité, la liberté,
la sûreté, la propriété. »
En quoi consiste la « liberté » ? « Art. 6. La liberté est le
pouvoir qui appartient à l'homme de faire tout ce qui ne nuit pas aux droits
d'autrui. » Ou encore, d'après la Déclaration des droits de l'homme de 1791 : «
La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. »
La liberté est donc le droit de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui.
Les limites dans lesquelles chacun peut se mouvoir sans nuire à
autrui sont marquées par la loi, de même que la limite de deux champs est
déterminée par un piquet. Il s'agit de la liberté de l'homme considéré comme
monade isolée, repliée sur elle-même. (…) Mais le droit de l'homme, la liberté,
ne repose pas sur les relations de l'homme avec l'homme, mais plutôt sur la
séparation de l'homme d'avec l'homme. C'est le droit de cette séparation, le
droit de l'individu limité à lui-même.
L'application pratique du droit de liberté, c'est le droit de propriété
privée. Mais en quoi consiste ce dernier droit ?
« Le droit de propriété est celui qui appartient à tout citoyen de jouir
et de disposer à son gré de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail
et de son industrie. » (Constitution de 1793, art. 16.)
Le droit de propriété est donc le droit de jouir de sa fortune et d'en
disposer « à son gré », sans se soucier des autres hommes, indépendamment de la
société; c'est le droit de l'égoïsme. C'est cette liberté individuelle, avec
son application, qui forme la base de la société bourgeoise. Elle fait voir à
chaque homme, dans un autre homme, non pas la réalisation, mais plutôt la
limitation de sa liberté. Elle proclame avant tout le droit « de jouir et de
disposer à son gré de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de
son industrie ».
Restent les autres droits de l'homme, l'égalité et la sûreté.
Le mot « égalité » n'a pas ici de signification politique; ce n'est que
l'égalité de la liberté définie ci-dessus : tout homme est également considéré
comme une telle monade basée sur elle-même. La Constitution de 1795 détermine
le sens de cette égalité : « Art. 5. L'égalité consiste en ce que la loi est la
même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse. »
Et la sûreté ? La Constitution de 1793 dit : « Art. 8. La sûreté
consiste dans la protection accordée par la société à chacun de ses membres
pour la conservation de sa personne, de ses droits et de ses propriétés. »
La sûreté est la notion sociale la plus haute de la société bourgeoise,
la notion de la police : toute la société n'existe que pour garantir à chacun
de ses membres la conservation de sa personne, de ses droits et de ses
propriétés. C'est dans ce sens que Hegel appelle la société bourgeoise « l'État
de la détresse et de l'entendement ».
La notion de sûreté ne suffit pas encore pour que la société bourgeoise
s'élève au-dessus de son égoïsme. La sûreté est plutôt l'assurance de
l'égoïsme.
Aucun des prétendus droits de l'homme ne dépasse donc l'homme égoïste,
l'homme en tant que membre de la société bourgeoise, c'est-à-dire un individu
séparé de la communauté, replié sur lui-même, uniquement préoccupé de son
intérêt personnel et obéissant à son arbitraire privé. L'homme est loin d'y
être considéré comme un être générique; tout au contraire, la vie générique
elle-même, la société, apparaît comme un cadre extérieur à l'individu, comme
une limitation de son indépendance originelle. Le seul lien qui les unisse,
c'est la nécessité naturelle, le besoin et l'intérêt privé, la conservation de
leurs propriétés et de leur personne égoïste.
Ce que l’on retient de cet
extrait, c’est le caractère factice de l’égalité face à la propriété et la
réduction de la liberté à celle de s’extraire de la société. Nous retrouvons
bien entendu dans ces chartes les préceptes de Benjamin Constant sur l’essence
de la liberté chez les modernes qui prétendent que « le but des modernes
est la sécurité dans les jouissances privées ; et ils nomment liberté les
garanties accordées par les institutions à ces jouissances. » En somme,
ce type de liberté se limite à celui de ne pas être contraint de se faire
rappeler que nous vivons en société malgré le fait que c’est cette même société
qui rend possible cette égalité devant la loi et assure le droit de propriété.
Dans un sens, ce type de charte de droits n’est en aucun cas garant de la
liberté de participer à la vie publique (la démocratie). Et j’irais encore plus
loin encore, car c’est bien au nom de ces mêmes chartes de droits que nous
pouvons être privés de notre liberté démocratique de faire nos propres choix de
sociétés. C’est en cela que Marx distingue clairement le citoyen de ce fameux
« homme », car le citoyen, pour avoir des droits, doit d’abord être
citoyen. Et pour être citoyen, il faut agir civiquement. En somme, le droit de
l’individu-citoyen est régi par la responsabilité politique qu’a l’ensemble de
la collectivité des citoyens, tandis que les droits de l’homme sont donnés à
l’homme par le seul fait que l’homme est un homme. Donc aucune contrepartie à
celui-ci. Le problème avec cela est que s’il n’y a pas de contrepartie aux
droits, il ne peut y avoir de droit « positif », car ceux-ci
réclament par définition une contrepartie en effort ou en impôt, car autrement
il est impossible de répondre à ce droit.
Il est bien évident que le
principe ne doit pas être confondu avec sa pratique, car le droit régalien
oblige une immixtion minimale dans les affaires privées, car autrement même le
droit négatif ne pourrait pas être assuré (les policiers, les juges ainsi que
les autres postes garantes de ces droits ne travaillent pas bénévolement). Il
n’a donc jamais été question de droit négatif pur, même si le principe reste
entier.
Dans une société qui se veut
libérale, le capitalisme et les chartes de droits sont indépassables, car elles
seules forment les rapports que les « hommes » ont entre eux. Tout
autre type de société requiert l’acception d’un monde commun auquel il nous
faut participer. De plus, si l’horizon de la liberté est le modèle de l’homme
en tant que monade isolée, il est donc liberticide, de ce point de vue, de
construire un monde basé sur autre chose que cette morale asociale qu’est
l’intérêt individuel. Et c’est là que ce modèle se montre comme un système qui
ne protège que le droit des riches. Il ne vous a pas manqué de remarquer que
l’homme (le vrai) a besoin au préalable, afin de faire des choix réellement
rationnels, d’éléments de base (comme de la nourriture, un lieu sain où vivre,
un travail descends, la santé, la sécurité, l’éducation, etc.) afin de ne pas
biaiser ce choix. Il n’est donc pas très difficile de comprendre que le choix
fait par quelqu’un qui vit l’un de ces manques n’a rien de rationnel et qu’un
contrat conclut dans de telles conditions n’a rien libre.
Aujourd’hui dans la Déclaration universelle des droits
de l’homme (DUDH), l’ensemble des éléments de droit positif est exposé dans
les articles 22 à 26 (droit
au travail et à une rémunération équitable, au repos, à la sécurité face aux malheurs
de vie, à vivre l’enfance et à l’éducation). Comme vous le remarquerez,
leurs termes d’application restent pour le moins flous et très peu concrets
sans compter qu’il est précisé dans l’article 22 que l’application de ces
droits sera « compte tenu de l'organisation et des ressources de chaque
pays ». Par contre, il en va tout autrement des droits prisés par la junte
capitaliste, car eux contrairement à ceux qu’ils exploitent via « le
consentement du contrat libre » n’ont pas besoin de ces droits. Les forts
n’ont pas besoin d’être protégés en tant qu’individu comme vous savez! Mais par
contre, ils ont besoin d’être protégés contre les exploités qui pourraient
avoir l’idée de s’unir et de se révolter contre le principe de l’accaparement
de la plus-value que les travailleurs seuls créés. Et comme vous savez, cet
état de fait n’est possible que parce que certains possèdent un capital au
départ. Capital ayant souvent comme origine une spoliation quelconque
incontestablement non conforme aux droits de l’homme. Mais comme on dit, le
passé est le passé et les capitalistes d’aujourd’hui rétorqueront que la
justification historique de leur fortune est de bien peu d’importance. Enfin, comme
les droits de l’homme ne sont pas faits pour les brebis, mais bien pour l’homme
bourgeois, voyons comment tout ça s’articule :
Article 17
|
1. Toute personne, aussi bien seule
qu'en collectivité, a droit à la
propriété.
|
2. Nul ne peut être arbitrairement privé de sa propriété.
|
Article 2
|
1. Chacun peut se
prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamés dans la
présente Déclaration, sans distinction aucune, notamment de race, de couleur,
de sexe, de langue, de religion, d'opinion politique ou de toute autre
opinion, d'origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation.
|
2. De plus, il ne
sera fait aucune distinction fondée
sur le statut politique, juridique ou international du pays ou du territoire dont une personne
est ressortissante, que ce pays ou territoire soit indépendant, sous
tutelle, non autonome ou soumis à une limitation quelconque de souveraineté.
|
Article 12
|
Nul ne sera l'objet d'immixtions arbitraires dans sa
vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance, ni d'atteintes
à son honneur et à sa réputation. Toute personne a droit à la protection de la loi contre de telles immixtions ou de
telles atteintes.
|
Article 13
|
1. Toute personne a
le droit de circuler librement et de
choisir sa résidence à l'intérieur d'un État.
|
2. Toute personne a
le droit de quitter tout pays, y
compris le sien, et de revenir dans son pays.
|
Article 30
|
Aucune disposition de la présente Déclaration ne peut
être interprétée comme impliquant
pour un État, un groupement ou un individu un droit quelconque de se livrer à
une activité ou d'accomplir un acte
visant à la destruction des droits et libertés qui y sont énoncés.
|
En somme (17) l’homme a le droit
à la propriété. (2) Il ne peut en aucun cas être discriminé en raison de sa
fortune ou propriété. (12) Il a le droit de s’extraire de ses responsabilités
civiques s’il n’enfreint pas les autres droits. (13) Il a le droit de quitter
la collectivité qu’il a spoliée s’il en ressent le besoin et (30) aucuns de ces
droits n’est limitables d’une quelconque façon.
Finalement, rien ne s’est
vraiment amélioré entre les chartes de droits hier critiquées par Marx, et celle
qui aujourd’hui se targue d’être universelle. Disons qu’elle est universellement
la protectrice de la bourgeoisie. Ce qui frappe l’esprit, de ce point de vue,
c’est qu’elle est absolument incompatible avec tout projet socialisant et
protège parfaitement celui qui possède tout et empêche toute tentative de
collectivisation en dehors des circuits du libre contrat, ce qui est loin
d’être envisageable dans une société gouvernée par l’intérêt individuel et où «
les vices privés font le bien public », comme disait Mandeville.
Le capitalisme libéral est un système de liberté formel certes, mais sachant que l’accumulation du capital créé immanquablement les situations de monopole et que les monopoles (de par leur puissance économique) finissent toujours par contrôler l’État et qu’un État contrôlé par des monopoles est un État potentiellement impérialiste (si le pays est assez fort par rapport aux autres). Et sachant que les États de moindre importance auront, comme chez les compagnies, la tendance à faire des unions jusqu’à l’atteinte de la puissance impérialiste (l’Union Européenne par exemple), il est d’un cynisme absolu de prétendre à une quelconque liberté pour les individus-travailleurs à l’intérieur d’un pareil mastodonte. Il en va de même pour les États rebelles qui se veulent libres d’agir selon des volontés autres que le règne de l’intérêt individuel.
Dans
son article du 6 décembre dernier, Pierre
Dubuc nous informait des éléments de contraintes qu’engendraient les chartes de
droits, comme la DUDH et celle du Canada, sur des projets de société comme
celui du projet de loi 60 (la controversée charte des valeurs du PQ). Car les
chartes comme la DUDH, réglementent le droit de religion un peu de la même
façon dont elle protège le droit de propriété. Ceci est d’autant plus cohérent
chez nous, que dans le préambule du texte de la charte
canadienne des droits et libertés on nous prévient que le « Canada est
fondé sur des principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu et la primauté
du droit ». Nul besoin d’aller bien loin dans les parallèles pour
comprendre que dans une société qui considère la séparation de l’individu
d’avec sa collectivité comme une liberté, une multitude de ces « abandonnés »
vivront un manque dans leurs besoins vitaux, ce qui les mènera tout droit dans les
bras des religions organisés. Toujours sous l’égide du contrat librement consenti,
en lui-même considéré comme inaliénable par les chartes de droits, nous créons
des conditions des plus favorables au retour de la société de caste, en
divisant le peuple en communautés religieuses. Tout en les éloignant de l’idéal
citoyen qui devrait être le creuset d’une société uni et démocratique. Comme
nous l’avons vu, rien n’est plus éloigné du projet républicain classique que la
société libérale basée sur le capitalisme et ses chartes de droits.
Mais encore une fois, ne
sous-estimons pas l’acide puissant que sont ces principes, car comme le disait Michael
Ignatieff, à l’époque où il dirigeait le Carr
Center for Human Rights Policy au début des années 2000, « la
Déclaration universelle des droits de l’homme a préséance sur les traités de
Westphalie de 1648 », fondements historiques et juridiques de la souveraineté
des États-nations. Et comme vous l’aurez compris, cette application de la DUDH,
au-delà du principe de souveraineté, revient à placer l’impérialisme au rang de
devoir humanitaire au nom des droits de l’homme. Disons que nous arrivons
définitivement dans un monde où, comme le disait Clouscard, « Tout est permis,
mais rien n’est possible ».
La mécanique juridique du
capitalisme est bien huilée et est d’une grande subtilité. Il faut savoir
analyser l’argumentaire des discours sur l’égalité formelle, car ceux-ci cachent souvent
l’inégalité la plus flagrante et nous empêchent, au nom « des droits de
l’homme », de combattre l’injustice envers ceux qui se font spolier leur
droit. Droits qui devraient protéger ceux qui créent la richesse plutôt que de
protéger ceux qui s’accaparent celle d’autrui.
Benedikt Arden