jeudi 12 septembre 2013

La bataille silencieuse du Chiapas


(…) le capitalisme détruit les pays qu’il envahit avec la mondialisation néolibérale, mais il veut aussi arranger tout ou tout refaire à sa manière, (…) elle détruit leur culture, leur système économique et leur système politique, et elle détruit même le type de rapports que les gens qui vivent dans ce pays ont entre eux. Autrement dit, tout ce qui fait d’un pays un pays est ravagé.

Alors, la mondialisation néolibérale veut détruire les nations du monde et veut qu’il n’y ait plus qu’une seule nation ou pays : le pays de l’argent, le pays du capital. 

Ainsi parlait l’armée zapatiste de libération nationale (EZLN) dans sa dernière déclaration de la forêt Lacandone en 2006. 

L’organisation zapatiste, qui était au sommet de sa gloire internationale il y a plus de dix ans et qui était à l’origine d’une des plus importantes insurrections contre le néolibéralisme, incarnée à l’époque par le traité de l’ALENA, semble aujourd’hui bien silencieuse. Pour ne pas dire inactive. Mais détrompez-vous, malgré les apparences la rébellion du Peuple du Soleil est toujours bien vivace, mais en même temps plus menacée que jamais par les temps qui courent.      

Rappelons-nous que si les zapatistes ont pu à une époque être les fers de lance de la rébellion contre les accords de la ZLEA (2001), c’était sans conteste de par leur étonnant bilant d’efficacité en matière de coup d’éclat appuyé à un redoutable sens de l’éthique. Et cela même en temps de guerre. C’est pourquoi ils réussirent à mettre militairement à bas les autorités en place, lors de la fameuse prise du palais municipal de San Cristóbal, le 1er janvier 1994 (jour de l’entrée en vigueur du traité de l’ALÉNA) Et cela, avec un minimum de victime du côté des autorités. Les autorités mexicaines ont bien sûr essayées d’écraser la rébellion dans l’oeuf, mais le savoir-faire militaire ainsi que l’efficace stratégie de communication (notamment avec l’usage d’un nouvel outil appelé Internet) des insurgés ont forcé l’État mexicain à accepter un cessez-le-feu, le 12 janvier suivant. C’est cette aventure, additionnée au succès de la stratégie de communication avant-gardiste des zapatistes, qui propulsa le mouvement vers le panthéon de la lutte altermondialiste, à la fin des années 90. 

Il était par contre tout à fait prévisible que l’aura de succès que ce mouvement a pu susciter ne pouvait être éternelle dans le flot incessant d’information que connaît le monde occidental. Et tous ceux qui ne vivent pas le quotidien des indigènes au Chiapas ont eu toutes les occasions du monde d’oublier une guerre qui ne s’est jamais vraiment terminée. Sachant cela, le gouvernement mexicain se dit qu’il ne devait qu’être minimalement patient avant que puisse advenir le jour de l’assaut final. Le non-respect des accords constitutionnels de San Andrés en 1996 a de toute façon démontré le niveau de mauvaise foi des autorités. Malheureusement pour ceux-ci, il fallait beaucoup plus qu’un black out médiatique pour venir à bout du mouvement zapatiste. Car contrairement à bien d’autres guérillas, l’EZLN n’est pas qu’un soulèvement armé, mais aussi un mouvement social extrêmement efficace et ayant de profondes racines chez les populations pauvres du Sud du Mexique, notamment chez les descendants des Mayas.          
     
Afin de comprendre ce niveau d’encrage chez les populations indigènes locales, faut-il savoir que contrairement aux guérillas de type « guévariste » ou « marxiste-léniniste » préexistantes, le mouvement zapatiste ne base pas du tout son action sur la prise de l’état en place, mais sur la création de pouvoirs alternatifs d’autogestions des communautés locales. Cette stratégie, contrairement à celles des précédentes révolutions, a l’avantage d’avoir un effet positif immédiat sur le plan concret de la vie des gens. De plus, tout le spectre idéologique de l’EZLN, de l’image mythique du combat d’Emiliano Zapata en passant par les scions de la théologie de la libération, sont des produits insurrectionnels locaux certifiés. Si nous ajoutons le surcroît éthique de ses membres en ce qui concerne la dignité de la population et le rejet de toutes tendances « la fin justifie les moyens », notamment par l’usage de financement illicite comme le font les FRAC-EP, nous sommes devant un mouvement redoutablement difficile à diaboliser médiatiquement.

Pour le gouvernement mexicain, comme pour n’importe quelle instance néolibérale, ce type de rébellion est inadmissible et doit être combattu coûte que coûte et quelqu’en soit les moyens. Pour ce faire, l’expertise mondialement reconnue de la France en ce qui concerne la contre-guérilla fût dûment exploitée par l’usage de la stratégie de « la guerre de basse intensité ». Les Grupos Aeromóviles de Fuerzas Especiales (GAFES, Groupe aéromobile de forces spéciales) plus tard rebaptiser simplement « forces spéciales », ont donc été mis sur place afin tuer le mouvement sur le long terme en mettant en place les trois principes de la guerre contre-insurrectionnel suivant :
  1. Séparer la guérilla de la population qui la soutient. 
  2. Occuper les zones d'où la guérilla opérait auparavant, en les rendant dangereuses pour celle-ci et en retournant la population contre celle-ci.
  3. Coordonner ces actions sur une large étendue géographique et sur une longue durée, afin que la guérilla n'ait plus aucun accès aux centres de population qui la soutiennent.
Un saccage de longue haleine fût donc mis en place afin de persécuter les familles et les infrastructures autonomes (écoles, fermes, centres d’entraides, etc.) des zapatistes. En plus de ces attaques, les « forces spéciales » incitent constamment les indigènes les plus pauvres à la trahison envers le mouvement en leur promettant de leur donner les terres des zapatistes, si ceux-ci pouvaient les évacuer ou encore les tuer. Plus récemment, l’armée mexicaine a même fait appel à l’expertise Israélienne. Celle-ci étant aussi mondialement reconnue en ce qui concerne la cruauté contre-insurrectionnelle à l’égard de la résistance fortement enracinée du peuple palestinien. Cette coopération devait donc venir à bout de cet inacceptable exemple de prise en main libératrice d’une population exploitée. Il va donc de soit que le mouvement zapatiste est en face d’un Goliath constitué de tout ce que la terre compte de machiavélique et qu’ils devront être beaucoup plus qu’un simple David s’ils souhaitent survivre. C’est pourquoi tous ceux dans ce monde qui aspirent à la liberté, se doivent d’être solidaires avec ce mouvement de libération en dénonçant cette coalition mortifère à l’encontre du peuple de Chiapas.

Afin de ne pas perdre tout espoir, sachez que les zapatistes ne sont pas à court de ressources et il en faudra encore beaucoup pour en venir à bout, car malgré tout l’effort gouvernemental, l’armée zapatiste de libération nationale contrôle encore bien des territoires et travaille d’arrache-pied à la construction d’énorme zone d’autonomie durable. Ce qui est beaucoup plus attractif pour les paysans du Chiapas que les incitations au meurtre, à la traîtrise et au vol que professe en sous-main le gouvernement mexicain via les contras(1) locaux et leur fameuse force spéciale. Le peuple du Chiapas est donc un bel exemple de « common decency », comme aurait dit George Orwell en son temps, contrairement à certains de nos contemporains quelque peu décérébrés. Il est bon de savoir qu’il existe encore sur terre des peuples fiers et capables de sacrifice et qui ne s’abandonnent pas encore complètement à l’individualisme destructeur et au consumérisme oisif.   

Afin de finir en beauté, sachez que 21 décembre 2012 dernier (fin du cycle de 5 125 années du calendrier Maya) les zapatistes ont encore une fois fait preuve d'audace en organisant un nouveau coup d’éclat digne de leur réputation en reprenant (pacifiquement cette fois) d’assaut les cinq villes prisent en 1994, soit Las Casas, Ocosingo, Las Margaritas, Comitán et Altamirano. En ce jour de défiance, une marée humaine, de plus de 50 000 zapatistes, était présente dans ces villes afin de rappeler, comme ils le disent, que nous ne sommes jamais partis, contrairement à ce que tous les médias ont essayé de faire croire, nous nous manifestons à nouveau, comme les autochtones zapatistes que nous sommes et que nous continuerons d’être.

Ces dernières années, nous nous sommes renforcés et nous avons considérablement amélioré nos conditions de vie. Notre niveau de vie est plus élevé que celui des communautés autochtones environnantes inféodées au pouvoir officiel, qui reçoivent des aumônes qu’elles gaspillent en alcool et autres sottises.

(…)

Notre culture s’épanouit, non pas isolément, mais en s’enrichissant du contact avec les cultures d’autres peuples du Mexique et du monde.

Nous gouvernons et nous nous gouvernons nous-mêmes en privilégiant toujours la conciliation sur la confrontation.

Et tout cela nous l’avons fait tout seuls, car, non seulement le gouvernement, les politiciens et les médias qui les accompagnent ne nous ont pas aidés, mais ils nous ont combattus et nous avons dû résister à toutes sortes d’attaques.

(…)
Comme nous l’avons prouvé le 21 décembre 2012, ils ont tous échoué. Il revient donc aux instances fédérales exécutives, législatives et judiciaires de décider si elles vont continuer dans la voie de la contre-insurrection qui n’a donné aucun résultat à part les mensonges maladroits et débiles des médias ou bien si elles vont reconnaître et respecter leurs engagements en accordant aux Indigènes les droits constitutionnels et culturels inscrits dans les « Accords de San Andrés » signés par le gouvernement fédéral en 1996 alors dirigé par le parti qui détient à nouveau le pouvoir exécutif aujourd’hui. 


Maintenant que ces choses sont dites, espérons que leur rêve de tierra y libertad puisse se perpétrer là bas, mais aussi un jour chez nous.



Benedikt Arden



1 - Contras est un terme espagnol signifiant « contre-révolutionnaires »

Cet article est issu du numéro 4, volume 12 (mai-juin 2013) du journal "Le Québécois"