[…] La nation est l’ensemble des hommes liés par la communauté de destin en
une communauté de caractère. Par la communauté de destin ; ce trait
distinctif la sépare des collectivités internationales de caractère comme la profession,
la classe, la citoyenneté, qui reposent sur la similitude de destin et non sur
la communauté de destin. L’ensemble
des gens ayant le même caractère : c’est cela qui les sépare des communautés
de caractère plus restreintes à l’intérieur de la nation, qui ne forment jamais
une communauté de nature et de culture se déterminant elle-même, déterminée par
un destin propre, mais qui sont en étroites relations avec l’ensemble de la
nation, et sont donc déterminées par son destin. Ainsi, la nation était strictement
délimitée à l’ère du communisme de
parenté : elle était alors formée par l’ensemble de tous les
descendants du peuple-souche de la mer Baltique (NDLR, origine supposée des
peuples germaniques), dont l’esprit était déterminé par les destinées de ce
peuple souche en vertu de l’hérédité naturelle et de la tradition culturelle.
De même, la nation sera de nouveau strictement délimitée dans la société socialiste : la nation sera
constituée par l’ensemble de tous ceux qui jouissent de l’éducation nationale
et des biens culturels nationaux, et dont le caractère est donc formé par le
destin de la nation qui détermine le contenu de ces biens culturels. Dans la
société fondée sur la propriété privée
des moyens de travail, ce sont les
classes dominantes – autrefois les chevaliers, aujourd’hui les gens instruits –
qui constituent la nation en tant que l’ensemble de ceux parmi lesquels une
même éducation, modelée par l’histoire de la nation, et transmise par la langue
unifiée et l’éducation nationale, produit une parenté des caractères. Les
larges masses populaires cependant ne constituent pas la nation – ne la constituent plus, parce que l’antique
communauté d’origine ne les lie plus assez étroitement, et ne la constituent pas encore, parce qu’elles
ne sont pas encore totalement intégrées dans la communauté d’éducation en
devenir. La difficulté de trouver une définition satisfaisante de la nation,
sur laquelle ont buté jusqu’à présent toutes les tentatives, est donc
conditionnée historiquement. On a
voulu découvrir la nation dans notre société de classes, dans laquelle l’ancienne
communauté d’origine aux contours très précis s’est désagrégée en une infinité
de groupes tribaux et locaux, et où la nouvelle communauté d’éducation en voie
de formation n’a pas encore pu réunir ces petits groupes en un tout national.
Notre recherche du fondement
de la nation nous révèle donc une grandiose fresque historique. Au début, à l’ère
du communisme de parenté et de l’agriculture nomade, la nation dans son unité,
en tant que communauté d’origine. Puis, à partir du passage à l’agriculture
sédentaire et au développement de la propriété privée, la scission de l’ancienne
nation en communauté de culture des classes dominantes d’une part, et « tenanciers »
de la nation, de l’autre – ces derniers étant enfermés en des cercles
géographiques restreints, produit de la désagrégation de l’ancienne nation.
Ensuite, depuis le développement de la production sociale dans des formes
capitalistes, l’élargissement de la communauté nationale de culture, les
classes laborieuses exploitées restent encore les « tenancières » de
la nation, mais la tendance à l’unité nationale sur la base de l’éducation
nationale l’emporte peu à peu sur la tendance
particulariste à la désagrégation de l’ancienne nation fondée sur la communauté
d’origine en des groupes géographiques toujours plus rigoureusement séparés.
Enfin, dès que le la société débarrasse la production sociale de son enveloppe
capitaliste, on assiste à la renaissance de la nation dans son unité sous forme
de communauté d’éducation, de travail et de culture. Le développement de la
nation reflète l’histoire du mode de production et de la propriété. De même que
les structures sociales du communisme de la parenté ont donné naissance à la propriété
privée des moyens de production et à la production individuelle, qui à son tour
à produit la production et à la production coopérative sur la base de la
collective, la nation homogène se scinde en membres de la nation et « tenanciers »
et se fractionne en de petits districts locaux qui se rapprochent de nouveau
les uns des autres avec le développement de la production collective, pour
finalement se fondre dans la nation socialiste homogène de l’avenir. La nation
de l’ère de la propriété privée et de la production individuelle, divisée en
membres de la nation et « tenanciers » de la nation, scindée en de
nombreux groupes géographiques restreints, est le produit de la désagrégation
de la nation communiste du passé, et le matériau de la nation socialiste de l’avenir.
La nation apparaît donc d’un
double point de vue comme un phénomène historique. Phénomène historique de par
sa détermination matérielle puisque
le caractère national qui anime chaque compatriote est la condensation d’une
évolution historique, puisque la nationalité du compatriote pris isolément
reflète l’histoire de la société dont l’individu est le produit. Et elle est un
phénomène historique de par sa fixation
formelle, puisqu’aux différentes étapes de l’évolution historique, des districts
de dimensions variées sont, par des moyens divers liés de manières différentes
en une nation. L’histoire de la société ne décide pas seulement quels sont les
traits caractéristiques concrets des membres de la nation qui forment le
caractère national ; c’est même et
surtout la forme sous laquelle les forces historiques agissantes produisent une
communauté de caractère qui est conditionnée par l’histoire.
La conception nationale de l’histoire,
qui voit dans les luttes des nations la force motrice des évènements, tend vers
une mécanique des nations. Les nations lui apparaissent comme des éléments qu’on
ne saurait décomposer davantage, comme des corps inaltérables qui s’entrechoquent
dans l’espace, qui agissent par pressions et secousses les uns sur les autres.
Pour nous, l’histoire ne reflète plus les luttes des nations : la nation elle-même
nous apparaît plutôt comme le reflet des luttes historiques. Car la nation ne
se manifeste que dans le caractère national, dans la nationalité de l’individu ; et la nationalité de l’individu n’est
rien d’autre qu’un aspect de sa
détermination accomplie par l’histoire de la société, de sa détermination
en devenir par l’évolution des méthodes et des conditions de travail.
Otto
Bauer, La question des
nationalités et la social-démocratie (1907)