dimanche 7 avril 2013

La société contre l’Etat : La pensée de Pierre Clastres


« L’histoire des peuples qui ont une histoire est, dit-on, l’histoire de la lutte des classes. L’histoire des peuples sans histoire, c’est, dira-t-on avec autant de vérité au moins, l’histoire de leur lutte contre l’Etat. »

Cet ouvrage n’est pas à proprement parler un essai, mais un recueil d’articles écrits par l’anthropologue communiste (tendance anarchiste) Pierre Clastres autour du thème du pouvoir dans le politique – et dont ne seront analysés ici que les éléments abordant cet aspect.

Pour Clastres, seuls deux extrêmes opposés existent : sociétés à Etat, fondées sur les relations de commandement-obéissance, propices donc au pouvoir comme coercition et potentiel d’exploitation, d’une part ; et d’autre part les sociétés sans Etat, où le pouvoir n’est pas coercitif, essentiellement les sociétés archaïques, archaïsme défini comme la présence d’une économie dite de « subsistance » et l’absence d’écriture. Toute société se rangerait à ses yeux dans l’une ou l’autre de ces catégories, sans qu’il existe de modèles intermédiaires.

Grands despotismes archaïques, monarchies, systèmes sociaux contemporains, « que le capitalisme y soit libéral comme en Europe occidentale, ou d’Etat comme ailleurs » sont donc toutes des sociétés « à Etat », par opposition par exemple aux chefferies amérindiennes, où le pouvoir n’est que de prestige, et qui sont « sans Etat ».

A travers ce recueil d’articles, Clastres tente de répondre à plusieurs questions : le pouvoir est-il naturel ou culturel ? Sans coercition, peut-on parler de pouvoir dans les sociétés archaïques ? Enfin, il revient sur certains présupposés, car « il ne nous est pas évident que coercition et subordination constituent l’essence du pouvoir politique partout et toujours », analyse qu’il dénonce comme occidentalo-centrée (voire évolutionniste).

Clastres formule en préalable trois hypothèses : 1) La distinction à faire n’est pas entre sociétés à pouvoir et sociétés sans pouvoir ; pour Clastres le pouvoir politique est universel, immanent ou social, et on distingue donc : pouvoir coercitif, pouvoir non coercitif ; 2) Le pouvoir politique par coercition n’est qu’un cas particulier (occidental) et ne peut donc pas servir de point de référence ; 3) « On peut penser le politique sans la violence, on ne peut pas penser le social sans la politique : en d’autres termes, il n’y a pas de sociétés sans pouvoir ».

Ensuite, étudiant d’abord le paradigme éthologique, Clastres énonce que dans la nature, la loi du plus fort, la relation de domination est permanente, et la logique de commandement-obéissance est omniprésente dans le règne animal. Or donc, demande-t-il, qui, dans ces conditions, est un peuple de nature ? Le peuple « à Etat », ou le peuple « sans Etat » ?

Chez l’homme, poursuit-il, toute entreprise d’étouffement des velléités de prise du pouvoir relève de la culture – puisque le pouvoir est la règle dans la nature. Or, que voit-on lorsqu’on étudie les peuples « sans Etat » ? Eh bien, on constate que leur conception du pouvoir est toute entière organisée autour de la nécessité de le limiter.

Dans certaines cultures traditionnelles non-occidentales, par exemple en Amérique du Sud, le pouvoir existe certes ; seulement, il prend des formes différentes de celles qu’il connaît en Occident. Le chef indien est dépourvu de pouvoir politique, comme l’a constaté dès 1948 l’ethnologue Lowie, qui distingue trois propriétés essentielles de ce chef : 1) « Faiseur de paix », il est l’instance modératrice du groupe, ainsi que l’atteste la fréquente division du pouvoir, en civil et militaire (le chef n’a de réel pouvoir qu’en temps de guerre) ; 2) Obligatoirement généreux de ses biens, il ne peut se permettre, sans se déjuger, de repousser les incessantes demandes de ses « administrés ». Cette générosité est une servitude plus qu’un devoir ; le chef possède moins que les autres et doit travailler plus durement : « Avarice et pouvoir ne sont pas compatibles : pour être chef il faut être généreux » (Clastres) ; 3) Seul un bon orateur peut accéder à la chefferie. En somme, le chef n’a pas de pouvoir de coercition, il jouit de l’autorité que donnent la sagesse reconnue, la générosité et l’habileté oratoire.

Souvent, le seul avantage qu’une société de ce type octroie à son chef est la polygamie. Le pouvoir ne lui échoit qu’en fonction du bon vouloir du groupe. Très fragile, il dépend parfois, en pratique, de son habileté à la chasse. Le maintien du statut de dépendance du chef à l’égard du groupe est un point essentiel. Le contraire entraînerait une fin de la réciprocité et donc une rupture du schème interactionnel ; le pouvoir pourrait alors s’exercer contre le groupe, car le refus de la réciprocité est le refus de la société. Pour les peuples vivant « sans Etat », dans une relation du pouvoir à l’échange négative, l’absence de réciprocité laisserait le pouvoir à l’extérieur de la société – un pouvoir extérieur et créateur de sa propre légalité qui représenterait un risque mortel pour le groupe. C’est précisément pour parer à ce risque de dérives que ces sociétés s’ingénient à dresser des obstacles devant la réalisation pratique de l’autorité politique. Pour Clastres, la culture des peuples « sans Etat » est donc celle qui, en refusant le pouvoir  au sens occidental, refuse la loi naturelle, fondée sur la domination du plus fort. Donc, sous cet angle, les peuples « sans Etat », souvent jugés « peuples de nature », sont en réalité plus éloignés de la loi naturelle que les peuples « à Etat ». Surprise.

Dans ces sociétés « sans Etat », la stratification sociale est quasiment nulle. Les sociétés homogènes ont donc un « esprit de corps » solidaire ; le groupe a des activités collectives, et les clivages sont fondés sur le sexe, l’âge et les relations de parenté. Nulle également la course au pouvoir, car la charge politique est héréditaire.

Toutefois, note Clastres, cette unité et le maintien d’une société sans Etat ne perdurent que grâce à la « capacité des sauvages à coder le flux de leur démographie », car au bout d’un moment – croissance numérique oblige – deux alternatives se présentent : de véritables villages une fois constitués, soit les unités subsistent et se renforcent, soit l’unification et l’intégration dissolvent les unités élémentaires, après quoi apparaît très vite une forme stratification sociale, donc une relation de commandement-obéissance. La société « à Etat » est née, qui porte en germe la forme ultime du pouvoir comme violence : l’Etat centralisé. Bref, au fond, la nature du pouvoir dépend fondamentalement de la taille du groupement,  même si l’écologie et la vie religieuse peuvent servir, parfois, d’accélérateur ou de contrepoids.

Dans un autre registre, Clastres dispose que pouvoir et parole sont intimement liés dans tous les types de société. Toutefois, entre société à Etat et société sans Etat, l’usage de la parole par le pouvoir n’est pas le même : « Si, dans les sociétés à Etat, la parole est le droit du pouvoir, dans les sociétés sans Etat, au contraire, la parole est le devoir du pouvoir ». Dans les premières, peu importe que la parole soit puissante ; aussi pauvre soit-elle, son efficience n’en est pas moins garantie par la puissance coercitive. Dans les secondes au contraire, il s’agit d’un acte ritualisé, car un chef silencieux n’est plus un chef, il doit être bon orateur.

Un art de l’éloquence bien particulier caractérise ces sociétés. La technique de base : la répétition rituelle. Il s’agit de rappeler quotidiennement la nécessité de reproduire la société, conformément aux mœurs des ancêtres – une parole d’ailleurs prononcée dans l’indifférence générale, sauf à l’instant où elle s’interrompt. Une parole, donc, qui est l’opposé même du discours de pouvoir tel que nous le concevons. « Le chef qui veut faire le chef, on l’abandonne : la société primitive est le lieu du refus d’un pouvoir séparé, parce qu’elle-même, et non le chef, est le lieu réel du pouvoir. » Toute société sans Etat le rappelle d’ailleurs à ses membres lors des rites d’initiation : la loi n’est pas écrite ; elle ne doit pas l’être ; si elle était écrite, elle pourrait être utilisée pour imposer la terreur. C’est pourquoi les rites d’initiation de ces peuples incluent souvent de véritables tortures : le corps reçoit une marque suite au non-respect symbolique de la loi. Un corps que l’on place au centre du rite, où il « médiatise l’acquisition d’un savoir, ce savoir s’inscrit sur le corps ». La torture est destinée bien sûr à montrer la valeur individuelle, elle se poursuit souvent jusqu’à l’évanouissement. Mais au-delà de cette fonction, la société imprime sa marque, le corps est une mémoire, ses marques préservent de l’oubli, rappelant que l’homme qui les portent est un parmi les autres, ni supérieur, ni inférieur.

Pour Clastres, qui, en bon anarchiste, ici s’oppose à Marx, la rupture décisive entraînant le passage à la société verticale est donc avant tout politique : « La relation politique de pouvoir précède et fonde la relation économique d’exploitation. Avant d’être économique, l’aliénation est politique, le pouvoir est avant le travail, l’économique est une dérive du politique, l’émergence de l’Etat détermine l’apparition des classes. » Une analyse qui rompt avec le matérialisme marxiste, totalement.


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Clastres affirme sa thèse péremptoirement – on dirait qu’il détient LA vérité.

Bon, ça, c’est son point de vue. Essayons de faire le tri…

Ce qui est clair, c’est qu’il a mis le doigt sur quelque chose d’intéressant : l’Etat ne vient pas après la lutte des classes, c’est manifestement plus compliqué. Et il ne traduit pas nécessairement et sur tous les plans une accentuation de la rupture entre nature et culture ; d’une certaine manière, il est un moyen pour une société devenue trop grande, de se réapproprier la loi naturelle, de la « remettre en fonction », en interne, en quelque sorte. Voilà le bon côté de Clastres : il permet de court-circuiter une certaine lecture marxiste bête, celle qui « lit » Marx comme une sorte de manuel pratique, historiciste et mécaniste. Bon point.

Autre bon point, le dévoilement systématique de l’ethnocentrisme derrière certains jugements de valeur. Prenons l’exemple de l’idée de « subsistance ». Selon Clastres, les économies désignées sous ce vocable (« économies de subsistance ») produisent en réalité de substantiels surplus. Il préconise donc d’employer ce concept s’il caractérise non un défaut, mais le refus d’un excès. A l’appui de cet argument, il dispose que dans les sociétés « de Sauvages », l’activité productrice s’accorde à la seule satisfaction des besoins, avec un travail inférieur à quatre heures quotidiennes. Il s’agit bien là d’un refus du travail. Quand les Indiens ont reçu des haches métalliques, plutôt que de produire plus, ils ont choisi de travailler moins, mais plus vite. En fait, une économie « de subsistance » est donc, aussi, une société qui refuse de préférer le travail au farniente. Cela, Clastres le montre très bien.

Les mauvais points existent aussi.

D’abord, ce n’est pas parce que l’Etat joue, à un certain stade de son développement, un certain rôle, qu’il doit nécessairement jouer le même rôle à un autre stade de son développement. Dans notre démocratie libérale par exemple, la gestion a remplacé le gouvernement, et le politique se trouve soumis à l’économie, qui lui dicte sa loi. Résultat : l’Etat n’est plus l’instrument d’une oppression, mais bel et bien une opposition à l’accroissement de l’exploitation – parce qu’il continue à édicter des lois qui, malgré tout, doivent bel et bien tenir compte de paramètres extra-économiques. Construit pour être l’instance du pouvoir et de la domination, l’Etat a de plus en plus tendance à en devenir le frein (lire, à ce propos, évidemment, Michel Clouscard).

Plus profondément, il y a l’arrière-plan du propos de Clastres. S’il serait stérile d’essentialiser son travail, de tout ramener à son supposé parti-pris d’ethnologue communiste anarchisant, il faut cependant se replacer dans le contexte (1974, soit l’immédiat après-68), et revenir sur certaines de ses analyses. En premier lieu, son dualisme manichéen sur sociétés à Etat / sociétés sans Etat : la loi primitive s’opposerait à l’inégalité, au profit de l’égalité donc. Le pouvoir ne serait pas coercitif dans les sociétés sans Etat. Clastres reprend sur ces points l’Anti-Œdipe (1972) de Deleuze et Guattari, auxquels il rend hommage.

Sur ce dernier ouvrage, une critique du sociologue marxiste Michel Clouscard, pour en revenir à lui, présente une autre approche. Dans son essai Néo-fascisme et idéologie du désir (1973), Clouscard produit notamment une critique de l’Anti-Œdipe, et de cette idée de la société « sans Etat ». Pour Clouscard, l’erreur de Deleuze et Guattari (et donc de Clastres) est de ne pas avoir vu que ces sociétés sont en réalité dénuées non d’Etat, mais d’appareil d’Etat, c’est-à-dire d’un ensemble d’institutions manifestes dévolues aux fonctions spécialisées qui étaient auparavant l’apanage du corps social homogénéisé. L’Etat existerait donc bel et bien au sein de ces sociétés, mais en temps qu’immanence, chacun jouant le rôle de policier, d’éducateur, de juge, etc. : coercition et subordination s’y exerceraient sans institutions. Ici, la thèse de Clastres tombe donc à l’eau, ainsi que l’idée que le pouvoir politique comme coercition / violence est la marque des sociétés historiques.

D’autre part, Clouscard critique la notion de « société d’abondance » appliquée aux « sociétés de subsistance », en notant qu’il ne suffit nulle part de se baisser pour ramasser des denrées en quantités quasi-illimitées. Et il n’est pas interdit, en effet, de voir dans le discours de Clastres une sorte d’ethnocentrisme inversé, l’occidental indianophile exagérant le bien-être des sociétés primitives. Au reste, essayez donc de vivre comme des chasseurs cueilleurs à 60 millions sur le territoire français…

Et puis, il y a aussi ceci : Clastres nous parle d’égalité, mais l’ambigüité du concept est évidente : dans les sociétés dont il nous parle, il n’y a pas égalité au sens où l’on peut l’entendre dans une société différenciée. Il y a simplement uniformité, chacun est indifférencié d’un autre : l’égalité supposée dans les « sociétés sans Etat » ne provient donc pas que ces sociétés auraient dépassé l’inégalité, mais plutôt qu’elles se trouvent encore sous la question des inégalités. Ici, on touche vraiment aux limites du propos : Clastres ne semble pas du tout se rendre compte que l’uniformité est aussi un enfermement, et qu’en nous vantant « l’égalité » dans les sociétés sans Etat, il nous demande en substance de renoncer à notre liberté.

C’est tout le paradoxe de ce communisme libertaire, épris d’archaïsme : comment voulez-vous en même temps revenir à l’égalité des sociétés sans histoire, indifférenciées, uniformes, et refuser tout cadre normatif imposé aux individus ? – Tant qu’ils n’auront pas surmonté cette contradiction interne, les anarchistes émules de Clastres ne pourront pas produire autre chose qu’un utile contrepoint aux lectures trop statiques de Marx.

Citations :

« L’histoire ne nous offre, en fait, que deux types de sociétés absolument irréductibles l’un à l’autre, deux macro-classes dont chacune rassemble en soi des sociétés qui, au-delà de leurs différences, ont en commun quelque chose de fondamental. Il y a d’une part les sociétés primitives, ou sociétés sans Etat, il y a d’autre part les sociétés à Etat. »

« La propriété essentielle (c’est-à-dire qui touche à l’essence) de la société primitive, c’est d’exercer un pouvoir absolu et complet sur tout ce qui la compose, c’est d’interdire l’autonomie de l’un quelconque des sous-ensembles qui la constituent, c’est de maintenir tous les mouvements internes, conscients et inconscients, qui nourrissent la vie sociale, dans les limites et dans la direction voulues par la société. La tribu manifeste entre autres (et par la violence s’il le faut) sa volonté de préserver cet ordre social primitif en interdisant l’émergence d’un pouvoir politique individuel, central et séparé. Société donc à qui rien n’échappe, qui ne laisse rien sortir hors de soi-même, car toutes les issues sont fermées. Société qui, par conséquent, devrait éternellement se reproduire sans que rien de substantiel ne l’affecte à travers le temps. »