Le dernier ouvrage de Régis Debray, Modernes catacombes (janvier 2013), dit vouloir questionner le rôle et la fonction littéraires. Certes. Mais on décèle, en creux, le leitmotiv d’une œuvre de presque un demi-siècle : « la mémoire est révolutionnaire ». Insurgés de tous les pays, tournez la tête !
Debray chérit le démodé, le délavé, les teintes un peu jaunies par un temps passant sans doute trop vite. L’écrivain – il n’aime pas, ou plus, qu’on le nomme philosophe – a toujours eu le mal d’un pays inconnu : avant. Mais qu’on ne s’y méprenne pas : l’âme féodale croit que tout y était mieux et qu’il conviendrait d’y retourner séance tenante ; l’âme rétive croit qu’un pied dans ce territoire oublié, sinon perdu, permet d’élancer l’autre vers l’avenir. Notre époque se consume dans l’instant présent ; repères, attaches, racines : vocabulaire réactionnaire et fascisant. Puisque tout doit être tout de suite, alors cavalons dans l’immédiat… et laissons les rennes à ceux qui se réjouissent d’un sur-le-champ sans champs de bataille : les ennemis du socialisme.
Son livre se présente comme une série de portraits et de réflexions thématiques : Sollers (l’air du temps, simili et sans souffle), Foucault (philosophe dit des marges mais devenu le cœur de l’institution), le registre autobiographique, Breton (artiste à rebours), de Gaulle, Sartre (généreux rebelle, nonobstant les ratages), le genre épistolaire, Gary, et nous en passons… Les curieux liront l’ouvrage.
Lisons plutôt, ici, entre les lignes – celles de la main qu’il nous tend pour voir en quoi hier en appelle à demain. Bien des fantômes qui traversent ses pages, en dépit de leurs singularités et de leurs désaccords, ont en commun d’avoir connu, de près ou de loin, la guerre – la Seconde, plus particulièrement. Le ton n’est pas celui des hommages aux anciens combattants, oraisons, hymnes et larmes aux yeux, mais celui d’une dette à payer. Debray dit merci. À ceux qui écrivaient pour un monde meilleur et non pour leur petit monde, à ceux qui refusaient de concourir à « la société du moi-d’abord », à ceux qui ne fuyaient pas « l’haleine lourde et brûlante de l’animal collectif », à ceux pour qui les travailleurs n’étaient pas encore des beaufs dont on se moque à l’envi, à ceux qui restaient froids devant le rêve américain, à ceux qui n’avaient qu’un seul camp : celui des perdants.
Debray renâcle au je. Mais, ne lui en déplaise, l’homme fait l’œuvre. Et la sienne aussi ne s’entend qu’à la condition d’appréhender celui qui s’embusque derrière. Fils de bonne famille (papa et maman avocats), le jeune Debray quitte les rangs de la rue d’Ulm pour ceux de La Havane. Nous sommes en 1961, Fidel Castro et les siens ont renversé le dictateur pro-américain Batista il y a à peine deux ans de cela, Régis Debray a 21 ans. Il se rend ensuite au Vénézuela pour prendre part à la guérilla révolutionnaire, puis retourne à Cuba. Il publie en 1967 Révolution dans la révolution ? : Lutte armée et lutte politique en Amérique latine. Le livre, bientôt bréviaire, est massivement diffusé dans les milieux révolutionnaires sud-américains. La même année, Danton – son pseudonyme de militant – est arrêté en Bolivie après avoir rejoint Che Guevara dans les jungles du pays. S’ensuivent plusieurs années dans les geôles de Camiri. Une archive de l’Ina le donne à voir dans la cour de sa cellule, barbe hirsute et œil timide : le prisonnier politique, considéré par les autorités boliviennes comme un délinquant de droit commun, ne manque pas d’élégance lorsqu’il demande à ce que l’on s’occupe en priorité des prisonniers brésiliens et assure qu’il ne mérite pas toutes les démarches visant à le faire libérer. Toujours est-il qu’il n’effectuera pas les trente années de sa peine : il sort, passé quatre ans – de Gaulle, dit-on, n’y étant pas pour rien. Le président chilien Salvador Allende l’accueille à sa sortie.
Il est des 11 septembre sans minute de silence : celui du jour où ledit président, socialiste élu démocratiquement et partisan d’un « gouvernement démocratique, national, révolutionnaire et populaire », fut renversé par Pinochet. On lira avec intérêt les Entretiens avec Allende sur la situation du Chili, menés par Debray, où le leader révolutionnaire, d’une voix prophétique, envisageait sa chute… Chacun s’en souvient, la gorge nouée : le suicide, dans La Moneda assiégée, plutôt que l’humiliation d’avoir à se rendre. Debray rentre en France en 1973 : le Paris étudiant a dépavé ses rues il y a maintenant cinq ans et Giscard d’Estaing vient d’ouvrir ses bras, par la loi, aux marchés financiers. L’ultra-gauchisme a le vent en poupe dans ces années-là : Fraction armée rouge en Allemagne, Brigades rouges en Italie et, bientôt, Action directe en France – où les maoïstes hexagonaux ressuscitent La Cause du peuple. L’écrivain étrille alors les velléités insurrectionnelles de ces révolutionnaires en culottes courtes : la démocratie, fût-elle bourgeoise et capitaliste comme celle des nations occidentales, n’est pas une dictature, et le recours à la violence révolutionnaire, donc aux armes, ne se justifie, à ses yeux, qu’à certaines conditions : 1) contre le fascisme, 2) contre une occupation militaire étrangère, 3) contre une dictature terroriste, 4) contre la « domination flagrante d’une minorité sur une majorité sans voix » – c’est-à dire sans accès aux voies légales ou semi-légales.
C’est ainsi que Debray se met au service du nouveau régime socialiste, en 1981, lorsqu’il devient chargé de mission pour les relations internationales. Deux ans plus tard, tête-à-queue du gouvernement : le pays entre dans la rigueur. Debray rend son tablier en 1988 : il avait signé pour un programme révolutionnaire visant à casser les structures du grand capitalisme (dixit Mitterrand), pas pour la subordination aux puissances libérales. Lui qui rêvait Blanqui et Lumumba voit débarquer Tapie et Séguéla… La décision fut longue, diront d’aucuns. Lisons l’imposante confession Loués soient nos seigneurs : « Je n’ai jamais appris à rompre, j’improvise à chaque reprise, lamentablement. » Passons à grands traits sur ce qui suit : soutien à Chevènement en 2002 puis au Front de Gauche dix ans plus tard – Mélenchon étant le seul candidat capable de « ranime[r] les fondamentaux du mouvement ouvrier et humaniste ».
Le septuagénaire n’est plus un militant. Le temps, on le sait, souffle sur les flammes de la jeunesse. Debray a laissé les majuscules des Idées pures à la consigne. Son marxisme-léninisme a pris du plomb dans l’aile – celui du réel. La gauche à laquelle il aspire désormais, et c’était d’ailleurs l’objet de son court essai Rêverie de gauche, paru l’an passé, a l’orgueil de l’exigence, donc celle des minuscules : « la gauche du possible, mature et responsable ». Tragique, a-t-il précisé ailleurs, en référence au langage nietzschéen. Une gauche « brouillée avec l’absolu » et qui « quitterait le douillet de l’espérance pour l’énergie du désespoir, au jour le jour » (Supplique aux nouveaux progressistes du XXIe siècle, 2006). Reniement ? Trahison ? Non point. L’homme n’a jamais vraiment bougé de ses fondamentaux.
L’argent a posé ses pions un peu partout. Le monde moderne s’agenouille devant le cours de l’or. Que la France ait pu, la France des jacqueries et des Jaurès, des journées de Juin et des Moulin, qu’elle ait pu, donc, élire en 2007 cet homme dont le nom nous échappe, voilà une « atteinte à ce minimum d’estime de soi » qu’il faut pour ne pas « baisser les yeux ». Symptôme d’une époque clinquante et tapageuse, sans projets de société ni passions civiques – bref, d’un temps qui a « l’Oncle Sam dans la peau ». Morte, la nation ; décimée, la classe ouvrière ; abattu, l’internationalisme. Place à la dictature mondiale des marchés financiers, aux bobos et aux Droits de l’Homme. Les combats de classes ont cédé la place aux chamailleries sociétales – « Vélib’, cannabis et homoparentalité » –, bienvenu au consensus de la nouvelle société bourgeoise, où modernité rime, pour le malheur du plus grand nombre, avec compétitivité.
Face au désastre grandissant, Debray propose de rouvrir les vieux tiroirs. Ou, du moins, de ne pas les fermer à jamais. « C’est le présentisme qui est effrayant. La perte des anachronismes. L’instant qui scintille, sans recul pour s’en démarquer, sans l’aune pour le juger. Si maintenant tout est maintenant, disons adieu aux rébellions de demain, que le jeunisme tuera dans l’œuf. Pas de révolution sans l’insistance, l’assistance du révolu. […] Tous les révolutionnaires que j’ai rencontrés avaient un temps de retard sur le leur : le Che voulait refaire San Martín, Marcos, Zapata, Chávez, Bolívar. Comme nos jacobins en 1789, lecteurs de Plutarque et de Tite-Live, les Gracques ; et Lénine, la Commune de Paris. Les réfractaires ont la manie d’antidater, en faisant d’un anachronisme leur agenda », rappelle-t-il ainsi dans Dégagements.
Le jeune Debray se rêvait sans ports, sans attaches et sans famille. Monade libre comme l’air qu’il choisissait de respirer. Français ? Plutôt crever. La prison et ses frères sud-américains n’ont pas manqué de le rappeler à l’ordre : « Tu jouais à Merlin l’enchanteur, tombé du ciel, grandi dans les bois et les brumes, c’est un jeu idiot et qui finit mal 6 ». L’apatride est devenu patriote, patriote et (et non mais) toujours aussi internationaliste. Le propos passe mal aux oreilles des citoyens-du-monde-sans-frontières chers à nos ères. Les trompettes ont annoncé la mort de la frontière avec force et fracas. Notion caduque, par trop ridée, et bonne pour les boîtes à ordures de l’Histoire ! Rue89 a ainsi pesté, à la sortie de son Éloge des frontières (2010) : l’ancien compagnon de route du Che a retourné sa veste et la voici vert-de-gris ! « Dans le sillon de Le Pen et Barrès », titrait l’article. Le propos n’était pourtant pas nouveau : Debray disait-il autre chose lorsqu’il écrivit son Journal d’un petit bourgeois entre deux feux et quatre murs, à l’ombre de son cachot bolivien ? « Accéder à l’universel par la suppression des frontières, voilà l’illusion antidialectique, la pire des platitudes, l’hydre moderne à décapiter. Le langage mathématique est une langue sans frontières ni patries, aussi n’a-t-elle strictement rien à dire. » La frontière, explique celui pour qui le nationalisme est un « mal hideux 7 » (et pour qui la patrie s’appelle Valmy et non Vichy), défend les contre-pouvoirs, les démunis et les opprimés. L’hyperclasse, les élites mondialisées, les paradis fiscaux, les trusts et les conglomérats transnationaux ne l’aiment guère. Elle obstrue, elle freine. Quoi donc ? L’empire du libéralisme, les privatisations, les dérégulations, la mise à sac des politiques publiques. Elle protège les peuples de l’hégémonie nord-américaine et d’un Occident toujours prêt à s’ingérer pour sauver la veuve et le butin. Elle préserve les cultures, leur diversité et leur unicité, de « l’Uniprix universel » – ce que le sous-commandant insurgé Marcos nomme l’ « homogénéisation culturelle du monde ».
L’homme passe pour bougon et grincheux. Ni dans le coup, ni dans l’époque. Dos au vent plutôt que dans. Bref : réac’. Les catégories d’usage (Moderne/Antimoderne, Progressiste/Réactionnaire) ont la main qui tremble et la vue trouble : « Entre ce que vous appelez, archaïquement, le Progrès et la Réaction, la relation s’annonce bien plus transversale que frontale, en peau de léopard plus qu’en guerre de tranchées. » Si le Progrès justifie la marche forcée vers le tout-à-l’ego (le jeu de mot lui revient), les flashs et le fric, le jeunisme et l’audimat, l’allégeance du Vieux Monde au Nouveau, alors la Réaction a des parfums de poudre ! Mais faux débat que celui-là, clame Debray. À rebours du mythe funeste de la table rase, il rappelle que toute pensée révolutionnaire cohérente contient sa part de conservation – tout en clarifiant certaines lignes de clivage, que le penseur résume en trois « bornes-repères » : pour ou contre l’indépendance des peuples face à l’Empire et ses croisades démocratiques ? Pour ou contre la puissance publique face à l’argent et aux lobbies ? Pour ou contre la lutte sociale face au pouvoir oligarchique ? Et maintenant, que chacun choisisse !
Un cœur plus anarchisant ne le suivra évidemment pas sur tous les chemins qu’il emprunte. Mais est-ce finalement l’essentiel ? Les temps troublés obligent à ne pas chercher à trier, la moue pinailleuse et l’âme amère, les bons et mauvais rejetons du socialisme. L’homme a payé ses idées de sa personne et quatre années sous les verrous devraient forcer les enragés de la plume ou du clavier à plus d’humilité. Tâchons plutôt de tendre l’oreille ; lorsqu’il tente, par exemple, de faire entendre que la création d’un État palestinien n’est plus qu’une rengaine médiatico-politique visant à masquer l’étendue réelle du drame, que le conflit des Balkans n’était pas aussi simple que ce que BHL – ce « fanfaron peu informé quoique maître des ondes et des journaux » – a pu en dire ou qu’il importe de quitter l’OTAN sans plus tarder… Et quand bien même on ne pourrait souffrir lesdites idées, resterait un écrivain. Et non des moindres.
Interview exclusive de Régis Debray |