Rédigé en 1943 par Simone Weil, alors à Londres où elle travaillait pour la France Libre, inachevé puisque son auteur mourut avant d’avoir pu y mettre la dernière touche, « L’Enracinement » est probablement un des plus grands textes français du XX° siècle.
Osons, sinon un résumé, du moins un aperçu…
La première partie est consacrée à un exercice de philosophie politique : dire la fin dernière du politique au service du Bien commun, et donc définir le Bien commun.
Constat de départ : le devoir prime le droit, parce que c’est le devoir des uns qui fonde le droit de l’autre. Ainsi, la distinction entre droits et devoirs ne recouvre qu’une divergence de points de vue. Droits et devoirs sont une seule et même chose, un seul et même ordre. Mais, et voilà l’erreur fatale des hommes de 1789, le point de vue qui précède l’autre, celui qui doit dicter ses conditions à l’autre, c’est le point de vue du devoir. Il existe, au dessus de l’ordre social perçu du point de vue de l’homme individuel, un principe qui sert de clef de voûte à l’ensemble des droits, parce qu’il structure l’ensemble des devoirs qui font les droits : ce principe, c’est l’obligation envers les êtres humains.
Cette obligation n’est pas négociable. Elle lie tous les êtres humains entre eux, d’homme à homme. Un ordre social n’est valable que s’il empêche, ou minimise en tout cas, les situations où cette obligation entre en conflit avec elle-même, parce qu’il faut choisir entre une manière de la respecter, et une autre manière.
Cette obligation, c’est le respect. Aucun homme n’a le droit de manquer de respect à un autre homme – c'est-à-dire qu’aucun homme ne peut refuser à un autre homme ce que l’on doit à l’humanité dans son ensemble. Il s’agit d’abord de ne pas refuser à un homme ce qui rend possible la vie matérielle (nourriture, vêtements, chaleur, hygiène), ensuite de lui garantir ce qui rend possible sa vie spirituelle (ordre intelligible et respecté par tous, vivifié par une liberté d’expression éclairée, incarné par une hiérarchie respectable et respectée, dont l’action rend possible et pensable la liberté de chacun, parce qu’elle confie à chacun sa part de responsabilité). Surtout, l’obligation est encadrée par un principe d’égalité : non pas substitution de l’inégalité fluide propre à l’ordre bourgeois à l’inégalité statique d’Ancien régime, mais égalité de tous devant l’absolue obligation du respect. Ainsi, l’égalité ne doit pas s’entendre comme l’égalité de tous sur tous les plans (absurdité manifeste), ni même comme la proportionnalité des devoirs et des droits (vision aristotélicienne, préchrétienne) mais comme le fait que les inégalités sur un plan quelconque ne doivent jamais induire une inégalité en termes de respect. L’obligation est encore soutenue par un principe d’honneur : le respect marqué à tous dans la construction sociale provient du fait que chacun, si humble fût-il, est partie prenante de la grandeur de l’ensemble – et le négatif en est le châtiment, qui est un service rendu au coupable, lequel, par la peine qu’il endure, est réintégré dans le réseau de l’obligation. Ainsi se constitue le minimum de respect qu’on ne doit refuser à aucun homme.
Quiconque refuse à un homme ce minimum de respect manque à l’obligation envers l’humanité. Quiconque prétend fonder un ordre des droits sur autre chose que sur la sacralisation de cette obligation, prépare l’instant où le respect manquera. C’est pourquoi il faut sortir des visions mécanistes de la démocratie, de ce régime des partis, des coalitions d’intérêt, des opinions obligées. Il faut cesser d’opposer artificiellement propriété privée et propriété collective, et retrouver le sens véritable du droit de propriété : le droit de s’appartenir soi-même, et pour cela d’appartenir en même temps à une collectivité souveraine, au sein de laquelle chacun détient la propriété en cela qu’elle est réelle, c'est-à-dire qu’il peut l’exercer de la manière la plus efficace pour le bien de tous. Ce dépassement, impossible aussi longtemps qu’on n’a pas saisi la véritable nature du principe d’égalité, devient évident dès qu’on a compris de quoi il s’agit en réalité : du respect de chacun par tous, et de tous par chacun.
Les deuxième et troisième parties sont aujourd’hui moins intéressantes, parce qu’elles traitent spécifiquement de la situation de la France en 1943. Cependant, pour l’Histoire, il peut être intéressant de voir quel programme Simone Weil proposait à cette date, et de comprendre aussi pourquoi il ne fut, évidemment, pas appliqué…
La conscience de l’obligation n’est possible que pour l’homme enraciné, parce que seul l’homme enraciné a conscience de s’inscrire dans une permanence qui le relie au réseau des obligations croisées. C’est pourquoi les ennemis de l’enracinement (colonisation, déportation, règne de l’argent, instruction désincarnée et totalement dominée par la technique) sont les ennemis du droit, les négateurs spontanés de ce minimum de respect qui fonde l’humanité. Le marxisme, tel qu’il s’est développé depuis Marx, c'est-à-dire au rebours de sa part d’humanité, ne saurait constituer un remède.
Le déracinement est une maladie contagieuse, car le déraciné n’a que deux choix : se laisser mourir, ou déraciner à son tour ceux qu’il doit conquérir pour retrouver une substance par la domination. Une identité niée est négatrice dès qu’elle peut. La révolution elle-même est, parfois, un instrument de déracinement : au lieu de vouloir ré-enraciner les ouvriers, elle veut que les ouvriers déracinent ceux qui les ont déracinés.
L’écroulement de la France devant l’Allemagne, en 1940, vient d’abord du fait que depuis bien longtemps, les Français étaient déracinés, et en déracinés, ils étaient passifs, prêts à mourir. Les Allemands aussi étaient déracinés, mais chez eux, pour des raisons complexes, c’est l’agressivité qui a servi de porte de sortie. Le monde entier est désormais contaminé par la maladie européenne du déracinement. Et l’Amérique, enfin, continent déraciné par excellence, va aggraver demain (S. Weil écrit en 1943) la catastrophe européenne.
Pour empêcher cette catastrophe, il faut repenser la société pour ré-enraciner l’homme européen, avant que le passé ne soit totalement détruit, avant que ne surgisse un déraciné radical, oscillant entre agressivité et passivité. La propriété paysanne doit devenir synonyme de travail : possède la terre celui qui la cultive. D’une manière générale, il faut que le travailleur se réapproprie le travail, pour que le travail redevienne créateur de lien social – et c’est pourquoi il faut remplacer les grandes entreprises par des réseaux de PME gérées en coopératives. Dans les secteurs où ce sera impossible, il faut par ailleurs que l’Etat encadre la classe capitaliste, qui a amplement démontré qu’elle était incapable de gérer à long terme et de penser la production dans sa dimension sociale. Les classes populaires doivent être éduquées, pour qu’elles puissent comprendre le monde qu’elles font fonctionner (on comprend pourquoi le programme économique de S. Weil n’a pas été appliqué par les vainqueurs).
La reconstruction de l’enracinement des Français dans leur tradition passe par la réconciliation entre la culture scolaire laïque et l’héritage chrétien. La Bible doit être enseignée comme n’importe quel autre grand texte fondateur. Il faut remonter aux sources profondes de la culture européenne pour la transmettre à nouveau, en tant que spiritualité du travail. Le patriotisme doit cesser d’être opposé à l’universalisme : c’est un sentiment naturel, qui n’est mauvais que s’il déborde de son cadre, et dont le manque prépare le retour ensauvagé. En France, le patriotisme est même la porte vers l’universalisme, car la France a vocation à l’universel, elle vit par et pour construire des biens universels – et on peut faire à nouveau ressentir cette vérité par le peuple, à condition qu’il retrouve la racine de sa vocation, qu’il comprenne son passé dans sa signification vraie, enfouie, longtemps secrète et finalement révélée – très schématiquement : fonder, enfin, une véritable civilisation chrétienne (on comprend pourquoi le programme culturel de S. Weil n’a pas été appliqué par les vainqueurs).
Il faudra, cependant, avant toute chose, que l’Etat soit ramené dans ses attributions : contrôle sur les puissants, défense de la loi… mais certainement pas conquête et reformatage du peuple par la puissance du règlement, dans une pure logique d’expansion matérielle. La renaissance du patriotisme passera aussi, forcément, par le démantèlement de « l’Etat policier » qui s’en est saisi (on comprend pourquoi le programme politique de S. Weil n’a pas été appliqué par les vainqueurs).
Osons, sinon un résumé, du moins un aperçu…
La première partie est consacrée à un exercice de philosophie politique : dire la fin dernière du politique au service du Bien commun, et donc définir le Bien commun.
Constat de départ : le devoir prime le droit, parce que c’est le devoir des uns qui fonde le droit de l’autre. Ainsi, la distinction entre droits et devoirs ne recouvre qu’une divergence de points de vue. Droits et devoirs sont une seule et même chose, un seul et même ordre. Mais, et voilà l’erreur fatale des hommes de 1789, le point de vue qui précède l’autre, celui qui doit dicter ses conditions à l’autre, c’est le point de vue du devoir. Il existe, au dessus de l’ordre social perçu du point de vue de l’homme individuel, un principe qui sert de clef de voûte à l’ensemble des droits, parce qu’il structure l’ensemble des devoirs qui font les droits : ce principe, c’est l’obligation envers les êtres humains.
Cette obligation n’est pas négociable. Elle lie tous les êtres humains entre eux, d’homme à homme. Un ordre social n’est valable que s’il empêche, ou minimise en tout cas, les situations où cette obligation entre en conflit avec elle-même, parce qu’il faut choisir entre une manière de la respecter, et une autre manière.
Cette obligation, c’est le respect. Aucun homme n’a le droit de manquer de respect à un autre homme – c'est-à-dire qu’aucun homme ne peut refuser à un autre homme ce que l’on doit à l’humanité dans son ensemble. Il s’agit d’abord de ne pas refuser à un homme ce qui rend possible la vie matérielle (nourriture, vêtements, chaleur, hygiène), ensuite de lui garantir ce qui rend possible sa vie spirituelle (ordre intelligible et respecté par tous, vivifié par une liberté d’expression éclairée, incarné par une hiérarchie respectable et respectée, dont l’action rend possible et pensable la liberté de chacun, parce qu’elle confie à chacun sa part de responsabilité). Surtout, l’obligation est encadrée par un principe d’égalité : non pas substitution de l’inégalité fluide propre à l’ordre bourgeois à l’inégalité statique d’Ancien régime, mais égalité de tous devant l’absolue obligation du respect. Ainsi, l’égalité ne doit pas s’entendre comme l’égalité de tous sur tous les plans (absurdité manifeste), ni même comme la proportionnalité des devoirs et des droits (vision aristotélicienne, préchrétienne) mais comme le fait que les inégalités sur un plan quelconque ne doivent jamais induire une inégalité en termes de respect. L’obligation est encore soutenue par un principe d’honneur : le respect marqué à tous dans la construction sociale provient du fait que chacun, si humble fût-il, est partie prenante de la grandeur de l’ensemble – et le négatif en est le châtiment, qui est un service rendu au coupable, lequel, par la peine qu’il endure, est réintégré dans le réseau de l’obligation. Ainsi se constitue le minimum de respect qu’on ne doit refuser à aucun homme.
Quiconque refuse à un homme ce minimum de respect manque à l’obligation envers l’humanité. Quiconque prétend fonder un ordre des droits sur autre chose que sur la sacralisation de cette obligation, prépare l’instant où le respect manquera. C’est pourquoi il faut sortir des visions mécanistes de la démocratie, de ce régime des partis, des coalitions d’intérêt, des opinions obligées. Il faut cesser d’opposer artificiellement propriété privée et propriété collective, et retrouver le sens véritable du droit de propriété : le droit de s’appartenir soi-même, et pour cela d’appartenir en même temps à une collectivité souveraine, au sein de laquelle chacun détient la propriété en cela qu’elle est réelle, c'est-à-dire qu’il peut l’exercer de la manière la plus efficace pour le bien de tous. Ce dépassement, impossible aussi longtemps qu’on n’a pas saisi la véritable nature du principe d’égalité, devient évident dès qu’on a compris de quoi il s’agit en réalité : du respect de chacun par tous, et de tous par chacun.
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La conscience de l’obligation n’est possible que pour l’homme enraciné, parce que seul l’homme enraciné a conscience de s’inscrire dans une permanence qui le relie au réseau des obligations croisées. C’est pourquoi les ennemis de l’enracinement (colonisation, déportation, règne de l’argent, instruction désincarnée et totalement dominée par la technique) sont les ennemis du droit, les négateurs spontanés de ce minimum de respect qui fonde l’humanité. Le marxisme, tel qu’il s’est développé depuis Marx, c'est-à-dire au rebours de sa part d’humanité, ne saurait constituer un remède.
Le déracinement est une maladie contagieuse, car le déraciné n’a que deux choix : se laisser mourir, ou déraciner à son tour ceux qu’il doit conquérir pour retrouver une substance par la domination. Une identité niée est négatrice dès qu’elle peut. La révolution elle-même est, parfois, un instrument de déracinement : au lieu de vouloir ré-enraciner les ouvriers, elle veut que les ouvriers déracinent ceux qui les ont déracinés.
L’écroulement de la France devant l’Allemagne, en 1940, vient d’abord du fait que depuis bien longtemps, les Français étaient déracinés, et en déracinés, ils étaient passifs, prêts à mourir. Les Allemands aussi étaient déracinés, mais chez eux, pour des raisons complexes, c’est l’agressivité qui a servi de porte de sortie. Le monde entier est désormais contaminé par la maladie européenne du déracinement. Et l’Amérique, enfin, continent déraciné par excellence, va aggraver demain (S. Weil écrit en 1943) la catastrophe européenne.
Pour empêcher cette catastrophe, il faut repenser la société pour ré-enraciner l’homme européen, avant que le passé ne soit totalement détruit, avant que ne surgisse un déraciné radical, oscillant entre agressivité et passivité. La propriété paysanne doit devenir synonyme de travail : possède la terre celui qui la cultive. D’une manière générale, il faut que le travailleur se réapproprie le travail, pour que le travail redevienne créateur de lien social – et c’est pourquoi il faut remplacer les grandes entreprises par des réseaux de PME gérées en coopératives. Dans les secteurs où ce sera impossible, il faut par ailleurs que l’Etat encadre la classe capitaliste, qui a amplement démontré qu’elle était incapable de gérer à long terme et de penser la production dans sa dimension sociale. Les classes populaires doivent être éduquées, pour qu’elles puissent comprendre le monde qu’elles font fonctionner (on comprend pourquoi le programme économique de S. Weil n’a pas été appliqué par les vainqueurs).
La reconstruction de l’enracinement des Français dans leur tradition passe par la réconciliation entre la culture scolaire laïque et l’héritage chrétien. La Bible doit être enseignée comme n’importe quel autre grand texte fondateur. Il faut remonter aux sources profondes de la culture européenne pour la transmettre à nouveau, en tant que spiritualité du travail. Le patriotisme doit cesser d’être opposé à l’universalisme : c’est un sentiment naturel, qui n’est mauvais que s’il déborde de son cadre, et dont le manque prépare le retour ensauvagé. En France, le patriotisme est même la porte vers l’universalisme, car la France a vocation à l’universel, elle vit par et pour construire des biens universels – et on peut faire à nouveau ressentir cette vérité par le peuple, à condition qu’il retrouve la racine de sa vocation, qu’il comprenne son passé dans sa signification vraie, enfouie, longtemps secrète et finalement révélée – très schématiquement : fonder, enfin, une véritable civilisation chrétienne (on comprend pourquoi le programme culturel de S. Weil n’a pas été appliqué par les vainqueurs).
Il faudra, cependant, avant toute chose, que l’Etat soit ramené dans ses attributions : contrôle sur les puissants, défense de la loi… mais certainement pas conquête et reformatage du peuple par la puissance du règlement, dans une pure logique d’expansion matérielle. La renaissance du patriotisme passera aussi, forcément, par le démantèlement de « l’Etat policier » qui s’en est saisi (on comprend pourquoi le programme politique de S. Weil n’a pas été appliqué par les vainqueurs).