L'Histoire des évènements qui mèneront à la Première Guerre Mondiale (de 1871 à 1914), soit en réalité l'Histoire secrète de la lutte contre le socialisme en France
Le sacrifice de l'indépendance individuelle, conséquence forcée de la division du travail, a-t-il été brusque ? Non ! Personne ne l'aurait consenti. Il y a dans le sentiment de la liberté personnelle une si âpre saveur de jouissance, que pas un homme ne l'eût échangée contre le collier doré de la civilisation.
Cela se voit bien par les sauvages que le monde européen tente d'apprivoiser. Les pauvres gens s'enveloppent dans leur linceul, en pleurant la liberté perdue, et préfèrent la mort à la servitude. Les merveilles du luxe, qui nous paraissent si éblouissantes, ne les séduisent pas. Elles dépassent la portée de leur esprit et de leurs besoins. Elles bouleversent leur existence. Ils les sentent seulement comme des étrangetés ennemies qui enfoncent une pointe acérée dans leur chair et dans leur âme. Les peuplades infortunées que notre irruption a surprises dans les solitudes américaines ou dans les archipels perdus du Pacifique vont disparaître à ce contact mortel.
Depuis bientôt quatre siècles, notre détestable race détruit sans pitié tout ce qu'elle rencontre, hommes, animaux, végétaux, minéraux. La baleine va s'éteindre, anéantie par une poursuite aveugle. Les forêts de quinquina tombent l'une après l'autre. La hache abat, personne ne replante. On se soucie peu que l'avenir ait la fièvre. Les gisements de houille sont gaspillés avec une incurie sauvage.
Des hommes étaient apparus soudain, nous racontant par leur seul aspect les premiers temps de notre séjour sur la terre. Il fallait conserver avec un soin filial, ne fût-ce qu'au nom de la science, ces échantillons survivants de nos ancêtres, ces précieux spécimens des âges primitifs. Nous les avons assassinés. Parmi les puissances chrétiennes, c'est à qui les achèvera.
Nous répondrons du meurtre devant l'histoire. Bientôt, elle nous reprochera ce crime avec toute la véhémence d'une moralité bien supérieure à la nôtre. Il n'y aura pas assez de haines ni de malédictions contre le christianisme qui a tué, sous prétexte de les convertir, ces créatures sans armes, contre le mercantilisme qui les massacre et les empoisonne, contre les nations qui assistent d'un œil sec à ces agonies.
Les malheureux n'ont pu s'assimiler à nous. Est-ce leur faute ? L'humanité n'a franchi que par des transitions insensibles les étapes sans nombre qui séparent son berceau de son âge viril. Des milliers de siècles dorment entre ces deux moments. Rien ne s'est improvisé chez les hommes, pas plus que dans la nature, si ce n'est les catastrophes qui détruisent et ne fondent jamais.
Les révolutions elles-mêmes, avec leurs apparences si brusques, ne sont que la délivrance d'une chrysalide. Elles avaient grandi lentement sous l'enveloppe rompue. On ne les voit jamais qu'autonomes, bien différentes de la conquête, invasion brutale d'une force extérieure qui brise et bouleverse sans améliorer. L'évolution spontanée d'une race, d'une peuplade, n'offre rien de pareil. Elle s'accomplit par degrés, sans trouble sensible, comme le développement d'une plante.
Le régime de la division du travail n'a dû remplacer l'isolement individuel que par une série de transformations, réparties sur une période immense. Chaque pas dans cette voie était applaudi comme une victoire attendue, désirée, et le changement s'est ainsi opéré peu à peu, à travers une longue suite de générations, sans froissement de mœurs, d'habitudes, ni même de préjugés.
C'était un progrès décisif sans doute... mais le prix ? Abandon complet de l'indépendance personnelle ; esclavage réciproque sous l'apparence de solidarité; les liens de l'association serrés jusqu'au garottement. Nul ne peut désormais pourvoir seul à ses besoins. Son existence tombe à la merci de ses semblables. Il doit en attendre son pain quotidien, presque toutes les choses de la vie. Car il ne peut se livrer qu'à une industrie unique. La qualité du produit est à cette condition qui asservit, et, à mesure que la division du travail s'accentue par les perfectionnements de l'outillage, l'homme se trouve plus étroitement rivé à son métier.
On sait où en sont venues les choses aujourd'hui. Des êtres humains passent leur existence à faire des pointes d'aiguille et des têtes d'épingle.
Certes, une telle situation crée des devoirs impérieux entre les citoyens. Chacun étant voué à une occupation simple, la presque totalité de son produit lui est parfaitement inutile. Ce produit servira par quantités infinitésimales à une foule d'autres individus. L'ensemble de ces consommateurs est donc tenu de fournir aux besoins de celui qui a travaillé pour eux.
La société, dès lors, repose sur l'échange. La loi, qui en règle les conditions, doit être une loi d'assistance mutuelle, strictement conforme à la justice. Car cette aide réciproque est maintenant une question de vie ou de mort pour tous et pour chacun. Or, si le troc en nature suffisait aux temps primitifs, alors que la consommation portait sur un très petit nombre d'objets, tous de nécessité absolue, il devenait radicalement impossible entre les milliers de produits d'une industrie perfectionnée.
Un intermédiaire était donc indispensable. Les qualités spéciales des métaux précieux ont dû les désigner de bonne heure à l'attention publique. Car l'origine de la monnaie remonte à des époques inconnues. On la suppose née à peu près avec l'âge de bronze. Du reste, ceci n'a aucune importance économique et n'intéresse que l'archéologie. Ce qui nous touche, c'est l'expérience, acquise depuis trop longtemps, que les services rendus par le numéraire ont été payés bien cher. Il a créé l'usure, l'exploitation capitaliste et ses filles sinistres, l'inégalité, la misère. L'idée de Dieu seule lui dispute la palme du mal.
En pouvait-il être autrement ? Quand naquit la monnaie, deux procédés s'offraient aux hommes pour l'emploi de ce moyen d'échange, la fraternité, l'égoïsme. La droiture eût conduit rapidement à l'association intégrale. L'esprit de rapine a créé l'interminable série de calamités qui sillonne l'histoire du genre humain. Entre ces deux routes, pas même un sentier. Car, avec le maintien du régime individualiste, l'échange honnête au pair, sans le dîmage des écus, aurait castorisé notre espèce, en la figeant dans l'immobilisme. Maintenant encore, il amènerait le même résultat.
Il est permis de supposer que les hommes auraient senti la nécessité de combiner leurs efforts pour la production compliquée, qui exige une quantité considérable de matériaux de provisions et d'instruments. Tant que la simplicité de l'outillage eût permis au producteur d'obtenir par l'échange ce qui suffit pour travailler et pour vivre, on s'en serait tenu là. Mais l'homme est perfectionneur par nature. Bientôt, les exigences d'une industrie plus avancée auraient déterminé la coopération des activités particulières et, les travailleurs recueillant le fruit intégral de leur labeur, la prospérité générale aurait pris un rapide essor. Par suite, accroissement progressif de la population, du bien-être, des lumières, réseau de plus en plus développé des divers groupes, et enfin aboutissement assez prompt à l'association complète, sans despotisme, ni contrainte, ni oppression quelconque.
Le vampirisme a fait évanouir un si beau rêve. L'accumulation du capital s'est opérée non par l'association, mais par l'accaparement individuel, aux dépens de la masse, au profit du petit nombre.
En conscience, ce rêve de fraternité, au temps jadis, n'eut-il pas été une illusion, une utopie ? Entre la loyauté et la trahison, les âges de ténèbres et de sauvagerie pouvaient-ils hésiter ? Ils ne connaissaient d'autre droit que la force, d'autre morale que le succès. Le vampire s'est lancé à pleine carrière dans l'exploitation sans merci. L'usure est devenue la plaie universelle.
Son origine se perd dans la nuit du passé. Cette forme de la rapine n'a pu se montrer avant l'usage de la monnaie. Le troc en nature ne la comporte pas, même avec la division du travail. L'écriture n'existait certainement point alors. Elle eût conservé un souvenir précis de cette grande innovation. Or la tradition est muette.
L'usure fut un mal, non pas nécessaire, ce serait du fatalisme par trop dévergondé, mais inévitable. Ah ! Si l'instrument d'échange avait porté, dès le principe, ses fruits légitimes, s'il n'avait pas été faussé, détourné de sa destination !... Oui, mais si... est toujours une niaiserie. Faire du présent une catilinaire contre le passé, n'est pas moins absurde que de faire du passé la règle, ou plutôt la routine de l'avenir.
Chaque siècle a son organisme et son existence propres, faisant partie de la vie générale de l'Humanité. Ceci n'est point du fatalisme. Car la sagesse ou la débauche du siècle ont leur retentissement sur la santé de l'espèce. Seulement, l'Humanité, être multiple, peut toujours guérir d'une maladie. Elle en est quitte pour quelques milliers d'années d'hôpital. L'individu risque la mort.
Il serait donc oiseux et ridicule de perdre ses regrets sur l'abus lamentable qu'on a fait du moyen d'échange. Hélas! Faut-il l'avouer ? C'était l'inconvénient d'un avantage, l'expiation, disaient les chrétiens, doctrinaires de la souffrance. C'était la substitution de l'escroquerie à l'assassinat... un progrès. La dynastie de sa majesté l'Empereur-Écu venait d'éclore. Elle devait pour longtemps filouter et pressurer le monde. Elle a traversé la vie presque entière de l'humanité, debout, immuable, indestructible, survivant aux monarchies, aux républiques, aux nations et même aux races.
Aujourd'hui, pour la première fois, elle se heurte à la révolte de ses victimes. Mais un si antique et puissant souverain compte plus de serviteurs que d'ennemis. Les thuriféraires accourent en masse à la rescousse, avec l'encensoir et la musique, criant et chantant : « Hosannah ! Gloire au veau d'or, père de l'abondance ! » Une sévère analyse fera justice de ces cantiques et, dépouillant le sire de ses oripeaux, le montrera nu. ce qu'il est un pickpocket. Auguste Blanqui, Textes Choisis, avec préface et notes par V.P. Volguine, Editions Sociales, Paris 1971
Considérons un instant ce qu'on appelle les droits de l'homme, considérons les droits de l'homme sous leur forme authentique, sous la forme qu'ils ont chez leurs inventeurs, les Américains du Nord et les Français ! Ces droits de l'homme sont, pour une partie, des droits politiques, des droits qui ne peuvent être exercés que si l'on est membre d'une communauté. La participation à l'essence générale, à la vie politique commune à la vie de l'État, voilà leur contenu. Ils rentrent dans la catégorie de la liberté politique, dans la catégorie des droits civiques (..). Il nous reste à considérer l'autre partie, c'est-à-dire les « droits de l'homme », en ce qu'ils diffèrent des droits du citoyen.
On fait une distinction entre les « droits de l'homme » et les « droits du citoyen ». Quel est cet « homme » distinct du citoyen ? Personne d'autre que le membre de la société bourgeoise. Pourquoi le membre de la société bourgeoise est-il appelé « homme », homme tout court, et pourquoi ses droits sont-ils appelés droits de l'homme ? Qu'est-ce qui explique ce fait ? Par le rapport de l'État politique à la société bourgeoise, par l'essence de l'émancipation politique.
Constatons avant tout le fait que les « droits de l'homme », distincts des « droits du citoyen, » ne sont rien d'autre que les droits du membre de la société bourgeoise, c'est-à-dire de l'homme égoïste, de l'homme séparé de l'homme et de la communauté. La Constitution la plus radicale, celle de 1793, a beau dire : Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. « Art. 2. Ces droits (les droits naturels et imprescriptibles) sont : l'égalité, la liberté, la sûreté, la propriété. »
En quoi consiste la « liberté » ? « Art. 6. La liberté est le pouvoir qui appartient à l'homme de faire tout ce qui ne nuit pas aux droits d'autrui. » Ou encore, d'après la Déclaration des droits de l'homme de 1791 : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. »
La liberté est donc le droit de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. Les limites dans lesquelles chacun peut se mouvoir sans nuire à autrui sont marquées par la loi, de même que la limite de deux champs est déterminée par un piquet. Il s'agit de la liberté de l'homme considéré comme monade isolée, repliée sur elle-même. (…) Mais le droit de l'homme, la liberté, ne repose pas sur les relations de l'homme avec l'homme mais plutôt sur la séparation de l'homme d'avec l'homme. C'est le droit de cette séparation, le droit de l'individu limité à lui-même.
L'application pratique du droit de liberté, c'est le droit de propriété privée. Mais en quoi consiste ce dernier droit ?
« Le droit de propriété est celui qui appartient à tout citoyen de jouir et de disposer à son gré de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie. » (Constitution de 1793, art. 16.)
Le droit de propriété est donc le droit de jouir de sa fortune et d'en disposer « à son gré », sans se soucier des autres hommes, indépendamment de la société; c'est le droit de l'égoïsme. C'est cette liberté individuelle, avec son application, qui forme la base de la société bourgeoise. Elle fait voir à chaque homme, dans un autre homme, non pas la réalisation, mais plutôt la limitation de sa liberté. Elle proclame avant tout le droit « de jouir et de disposer à son gré de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie ».
Restent les autres droits de l'homme, l'égalité et la sûreté.
Le mot « égalité » n'a pas ici de signification politique; ce n'est que l'égalité de la liberté définie ci-dessus : tout homme est également considéré comme une telle monade basée sur elle-même. La Constitution de 1795 détermine le sens de cette égalité : « Art. 5. L'égalité consiste en ce que la loi est la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse. »
Et la sûreté ? La Constitution de 1793 dit : « Art. 8. La sûreté consiste dans la protection accordée par la société à chacun de ses membres pour la conservation de sa personne, de ses droits et de ses propriétés. »
La sûreté est la notion sociale la plus haute de la société bourgeoise, la notion de la police : toute la société n'existe que pour garantir à chacun de ses membres la conservation de sa personne, de ses droits et de ses propriétés. C'est dans ce sens que Hegel appelle la société bourgeoise « l'État de la détresse et de l'entendement ».
La notion de sûreté ne suffit pas encore pour que la société bourgeoise s'élève au-dessus de son égoïsme. La sûreté est plutôt l'assurance de l'égoïsme.
Aucun des prétendus droits de l'homme ne dépasse donc l'homme égoïste, l'homme en tant que membre de la société bourgeoise, c'est-à-dire un individu séparé de la communauté, replié sur lui-même, uniquement préoccupé de son intérêt personnel et obéissant a son arbitraire privé. L'homme est loin d'y être considéré comme un être générique; tout au contraire, la vie générique elle-même, la société, apparaît comme un cadre extérieur à l'individu, comme une limitation de son indépendance originelle. Le seul lien qui les unisse, c'est la nécessité naturelle, le besoin et l'intérêt privé, la conservation de leurs propriétés et de leur personne égoïste.
Il est assez énigmatique qu'un peuple, qui commence tout juste à s'affranchir, à faire tomber toutes les barrières entre les différents membres du peuple, à fonder une communauté politique, proclame solennellement (1791) le droit de l'homme égoïste, séparé de son semblable et de la communauté, et reprenne même cette proclamation à un moment où le dévouement le plus héroïque peut seul sauver la nation et se trouve réclamé impérieusement, à un moment où le sacrifice de tous les intérêts de la société bourgeoise est mis à l'ordre du jour et où l'égoïsme doit être puni comme un crime (1793). La chose devient plus énigmatique encore quand nous constatons que l'émancipation politique fait de la communauté politique, de la communauté civique, un simple moyen devant servir à la conservation de ces soi-disant droits de l'homme, que le citoyen est donc déclaré le serviteur de l' « homme » égoïste, que la sphère, où l'homme se comporte en qualité d'être générique, est ravalée au-dessous de la sphère, où il fonctionne en qualité d'être partiel, et qu'enfin c'est l'homme en tant que bourgeois, et non pas l'homme en tant que citoyen, qui est considéré comme l'homme vrai et authentique.
Le « but » de toute « association politique » est la « conservation des droits naturels et imprescriptible de l'homme ». (Déclar., 1791, art. 2.) - « Le gouvernement est institué pour garantir à l'homme la jouissance de ses droits naturels et imprescriptibles. » (Déclar., 1791, art. 1.) Donc, même aux époques de son enthousiasme encore fraîchement éclos et poussé à l'extrême par la force même des circonstances, la vie politique déclare n'être qu'un simple moyen, dont le but est la vie de la société bourgeoise. Il est vrai que sa pratique révolutionnaire est en contradiction flagrante avec sa théorie. Tandis que, par exemple, la sûreté est déclarée l'un des droits de l'homme, la violation du secret de la correspondance est mise à l'ordre du jour. Tandis que la « liberté indéfinie de la presse » est garantie (Déclar. de 1793, art. 122) comme là conséquence du droit de la liberté individuelle, elle est complètement anéantie, car « la liberté de la presse ne doit pas être permise lorsqu'elle compromet la liberté publique ». (Robespierre jeune; Histoire parlementaire de la Révolution française, par Buchez et Roux, tome XXVIII, p. 159.) Ce qui revient à dire : le droit de liberté cesse d'être un droit, dès qu'il entre en conflit avec la vie politique, alors que, en théorie, la vie politique n'est que la garantie des droits de l'homme, des droits de l'homme individuel, et doit donc être suspendue, dès qu'elle se trouve en contradiction avec son but, ces droits de l'homme. Mais la pratique n'est que l'exception, et la théorie est la règle. Et quand même on voudrait considérer la pratique révolutionnaire comme la position exacte du rapport, il resterait toujours à résoudre cette énigme : pourquoi, dans l'esprit des émancipateurs politiques, ce rapport est-il inversé, le but apparaissant comme le moyen, et le moyen comme but ? Cette illusion d'optique de leur conscience resterait toujours la même énigme mais d'ordre psychologique et théorique.
Rédigé en 1943 par Simone Weil, alors à Londres où elle travaillait pour la France Libre, inachevé puisque son auteur mourut avant d’avoir pu y mettre la dernière touche, « L’Enracinement » est probablement un des plus grands textes français du XX° siècle. Osons, sinon un résumé, du moins un aperçu… La première partie est consacrée à un exercice de philosophie politique : dire la fin dernière du politique au service du Bien commun, et donc définir le Bien commun. Constat de départ : le devoir prime le droit, parce que c’est le devoir des uns qui fonde le droit de l’autre. Ainsi, la distinction entre droits et devoirs ne recouvre qu’une divergence de points de vue. Droits et devoirs sont une seule et même chose, un seul et même ordre. Mais, et voilà l’erreur fatale des hommes de 1789, le point de vue qui précède l’autre, celui qui doit dicter ses conditions à l’autre, c’est le point de vue du devoir. Il existe, au dessus de l’ordre social perçu du point de vue de l’homme individuel, un principe qui sert de clef de voûte à l’ensemble des droits, parce qu’il structure l’ensemble des devoirs qui font les droits : ce principe, c’est l’obligation envers les êtres humains. Cette obligation n’est pas négociable. Elle lie tous les êtres humains entre eux, d’homme à homme. Un ordre social n’est valable que s’il empêche, ou minimise en tout cas, les situations où cette obligation entre en conflit avec elle-même, parce qu’il faut choisir entre une manière de la respecter, et une autre manière. Cette obligation, c’est le respect. Aucun homme n’a le droit de manquer de respect à un autre homme – c'est-à-dire qu’aucun homme ne peut refuser à un autre homme ce que l’on doit à l’humanité dans son ensemble. Il s’agit d’abord de ne pas refuser à un homme ce qui rend possible la vie matérielle (nourriture, vêtements, chaleur, hygiène), ensuite de lui garantir ce qui rend possible sa vie spirituelle (ordre intelligible et respecté par tous, vivifié par une liberté d’expression éclairée, incarné par une hiérarchie respectable et respectée, dont l’action rend possible et pensable la liberté de chacun, parce qu’elle confie à chacun sa part de responsabilité). Surtout, l’obligation est encadrée par un principe d’égalité : non pas substitution de l’inégalité fluide propre à l’ordre bourgeois à l’inégalité statique d’Ancien régime, mais égalité de tous devant l’absolue obligation du respect. Ainsi, l’égalité ne doit pas s’entendre comme l’égalité de tous sur tous les plans (absurdité manifeste), ni même comme la proportionnalité des devoirs et des droits (vision aristotélicienne, préchrétienne) mais comme le fait que les inégalités sur un plan quelconque ne doivent jamais induire une inégalité en termes de respect. L’obligation est encore soutenue par un principe d’honneur : le respect marqué à tous dans la construction sociale provient du fait que chacun, si humble fût-il, est partie prenante de la grandeur de l’ensemble – et le négatif en est le châtiment, qui est un service rendu au coupable, lequel, par la peine qu’il endure, est réintégré dans le réseau de l’obligation. Ainsi se constitue le minimum de respect qu’on ne doit refuser à aucun homme. Quiconque refuse à un homme ce minimum de respect manque à l’obligation envers l’humanité. Quiconque prétend fonder un ordre des droits sur autre chose que sur la sacralisation de cette obligation, prépare l’instant où le respect manquera. C’est pourquoi il faut sortir des visions mécanistes de la démocratie, de ce régime des partis, des coalitions d’intérêt, des opinions obligées. Il faut cesser d’opposer artificiellement propriété privée et propriété collective, et retrouver le sens véritable du droit de propriété : le droit de s’appartenir soi-même, et pour cela d’appartenir en même temps à une collectivité souveraine, au sein de laquelle chacun détient la propriété en cela qu’elle est réelle, c'est-à-dire qu’il peut l’exercer de la manière la plus efficace pour le bien de tous. Ce dépassement, impossible aussi longtemps qu’on n’a pas saisi la véritable nature du principe d’égalité, devient évident dès qu’on a compris de quoi il s’agit en réalité : du respect de chacun par tous, et de tous par chacun.
* * *
Les deuxième et troisième parties sont aujourd’hui moins intéressantes, parce qu’elles traitent spécifiquement de la situation de la France en 1943. Cependant, pour l’Histoire, il peut être intéressant de voir quel programme Simone Weil proposait à cette date, et de comprendre aussi pourquoi il ne fut, évidemment, pas appliqué… La conscience de l’obligation n’est possible que pour l’homme enraciné, parce que seul l’homme enraciné a conscience de s’inscrire dans une permanence qui le relie au réseau des obligations croisées. C’est pourquoi les ennemis de l’enracinement (colonisation, déportation, règne de l’argent, instruction désincarnée et totalement dominée par la technique) sont les ennemis du droit, les négateurs spontanés de ce minimum de respect qui fonde l’humanité. Le marxisme, tel qu’il s’est développé depuis Marx, c'est-à-dire au rebours de sa part d’humanité, ne saurait constituer un remède. Le déracinement est une maladie contagieuse, car le déraciné n’a que deux choix : se laisser mourir, ou déraciner à son tour ceux qu’il doit conquérir pour retrouver une substance par la domination. Une identité niée est négatrice dès qu’elle peut. La révolution elle-même est, parfois, un instrument de déracinement : au lieu de vouloir ré-enraciner les ouvriers, elle veut que les ouvriers déracinent ceux qui les ont déracinés. L’écroulement de la France devant l’Allemagne, en 1940, vient d’abord du fait que depuis bien longtemps, les Français étaient déracinés, et en déracinés, ils étaient passifs, prêts à mourir. Les Allemands aussi étaient déracinés, mais chez eux, pour des raisons complexes, c’est l’agressivité qui a servi de porte de sortie. Le monde entier est désormais contaminé par la maladie européenne du déracinement. Et l’Amérique, enfin, continent déraciné par excellence, va aggraver demain (S. Weil écrit en 1943) la catastrophe européenne. Pour empêcher cette catastrophe, il faut repenser la société pour ré-enraciner l’homme européen, avant que le passé ne soit totalement détruit, avant que ne surgisse un déraciné radical, oscillant entre agressivité et passivité. La propriété paysanne doit devenir synonyme de travail : possède la terre celui qui la cultive. D’une manière générale, il faut que le travailleur se réapproprie le travail, pour que le travail redevienne créateur de lien social – et c’est pourquoi il faut remplacer les grandes entreprises par des réseaux de PME gérées en coopératives. Dans les secteurs où ce sera impossible, il faut par ailleurs que l’Etat encadre la classe capitaliste, qui a amplement démontré qu’elle était incapable de gérer à long terme et de penser la production dans sa dimension sociale. Les classes populaires doivent être éduquées, pour qu’elles puissent comprendre le monde qu’elles font fonctionner (on comprend pourquoi le programme économique de S. Weil n’a pas été appliqué par les vainqueurs). La reconstruction de l’enracinement des Français dans leur tradition passe par la réconciliation entre la culture scolaire laïque et l’héritage chrétien. La Bible doit être enseignée comme n’importe quel autre grand texte fondateur. Il faut remonter aux sources profondes de la culture européenne pour la transmettre à nouveau, en tant que spiritualité du travail. Le patriotisme doit cesser d’être opposé à l’universalisme : c’est un sentiment naturel, qui n’est mauvais que s’il déborde de son cadre, et dont le manque prépare le retour ensauvagé. En France, le patriotisme est même la porte vers l’universalisme, car la France a vocation à l’universel, elle vit par et pour construire des biens universels – et on peut faire à nouveau ressentir cette vérité par le peuple, à condition qu’il retrouve la racine de sa vocation, qu’il comprenne son passé dans sa signification vraie, enfouie, longtemps secrète et finalement révélée – très schématiquement : fonder, enfin, une véritable civilisation chrétienne (on comprend pourquoi le programme culturel de S. Weil n’a pas été appliqué par les vainqueurs). Il faudra, cependant, avant toute chose, que l’Etat soit ramené dans ses attributions : contrôle sur les puissants, défense de la loi… mais certainement pas conquête et reformatage du peuple par la puissance du règlement, dans une pure logique d’expansion matérielle. La renaissance du patriotisme passera aussi, forcément, par le démantèlement de « l’Etat policier » qui s’en est saisi (on comprend pourquoi le programme politique de S. Weil n’a pas été appliqué par les vainqueurs).
Le 21 décembre 2012, dans les premières heures du matin, nous nous sommes mobilisés à plusieurs dizaines de milliers d’indigènes zapatistes et nous avons pris, pacifiquement et silencieusement, cinq municipalités du sud-est de l’État mexicain du Chiapas.
En traversant les villes de Palenque, Altamirano, Las Margaritas, Ocosingo et San Cristobal de las Casas nous vous avons regardé et nous nous sommes regardés en silence.
Nous n’apportons pas un message de résignation.
Nous n’apportons pas la guerre, la mort et la destruction.
Notre message est un message de lutte et de résistance.
Après le coup d’état médiatique qui vient de propulser l’ignorance au pouvoir fédéral, une ignorance mal dissimulée et encore plus mal maquillée, nous nous sommes montrés pour leur faire savoir que s’ils ne sont jamais partis, nous non plus.
Il y a 6 ans, une partie de la classe politique et intellectuelle a cherché quelqu’un qu’elle pouvait rendre responsable de sa défaite. À cette époque, dans les villes et les collectivités, nous luttions pour la justice dans un Atenco* qui, alors, n’était pas encore à la mode.
A cette époque, ils nous ont calomniés, puis ont tenté de nous réduire au silence.
Malhonnêtes et incapables de voir qu’ils sont eux-mêmes le levain de leur propre ruine, ils ont essayé de nous faire disparaître à coups de mensonges et de silence complice.
Six ans plus tard, deux choses sont claires :
- Ils n’ont pas besoin de nous pour échouer.
- Nous n’avons pas besoin d’eux pour survivre.
Nous, qui ne sommes jamais partis, contrairement à ce que tous les medias ont essayé de faire croire, nous nous manifestons à nouveau, comme les autochtones zapatistes que nous sommes et que nous continuerons d’être.
Ces dernières années, nous nous sommes renforcés et nous avons considérablement amélioré nos conditions de vie. Notre niveau de vie est plus élevé que celui des communautés autochtones environnantes inféodées au pouvoir officiel, qui reçoivent des aumônes qu’elles gaspillent en alcool et autres sottises.
Notre habitat s’améliore sans détruire l’environnement avec des routes étrangères à sa nature.
Dans nos villages, la terre qui autrefois servait à engraisser le bétail des ranchs et des propriétaires terriens, sert maintenant à faire pousser du maïs, des haricots et des légumes qui agrémentent nos repas.
Notre travail nous donne la double satisfaction d’avoir de quoi vivre honorablement et de contribuer à la croissance collective de nos communautés.
Nos enfants vont à une école qui leur enseigne leur propre histoire, celle de leur pays et du monde, ainsi que la science et les techniques nécessaires, pour grandir sans trahir leurs origines.
Les femmes zapatistes indigènes ne sont pas à vendre comme des marchandises.
Les Indiens du PRI [parti traditionnellement dominant au Mexique] fréquentent nos hôpitaux, nos cliniques et nos laboratoires parce que, dans ceux du gouvernement, il n’y a ni médicaments ni matériel médical ni médecins ni personnel qualifié.
Notre culture s’épanouit, non pas isolément, mais en s’enrichissant du contact avec les cultures d’autres peuples du Mexique et du monde.
Nous gouvernons et nous nous gouvernons nous-mêmes en privilégiant toujours la conciliation sur la confrontation.
Et tout cela nous l’avons fait tout seuls car, non seulement le gouvernement, les politiciens et les médias qui les accompagnent ne nous ont pas aidés, mais ils nous ont combattus et nous avons dû résister à toutes sortes d’attaques.
Nous avons démontré, une fois de plus, que nous sommes qui nous sommes.
Notre présence a été longtemps silencieuse. Aujourd’hui, nous ouvrons la bouche pour dire que :
Premièrement – Nous réaffirmons et renforçons notre appartenance au Congrès National Indigène, espace de rencontre des peuples autochtones de notre pays.
Deuxièmement -. Nous allons reprendre contact avec les compagnons qui ont adhéré à la Sixième Déclaration de la Jungle de Lacandón, au Mexique et dans le monde.
Troisièmement -. Nous tenterons de construire les ponts nécessaires aux mouvements sociaux qui ont surgi et continueront de surgir, non pas pour les diriger ou les supplanter, mais pour apprendre d’eux, de leur histoire, de leurs chemins et de leurs destins.
Pour cela nous avons constitué des équipes formées d’individus et de groupes de différentes régions du Mexique pour soutenir les Commissions de la 6e Déclaration et les Commissions Internationales de l’EZLN ; ces équipes de soutien deviendront des courroies de transmission entre les bases de soutien zapatistes et des individus, groupes et collectifs qui adhérent à la Sixième Déclaration au Mexique et dans le monde entier, et qui continuent de vouloir et d’oeuvrer à la construction d’une alternative de gauche non institutionnelle.
Quatrièmement -. Nous maintiendrons la même distance critique que par le passé vis à vis de la classe politique mexicaine dans son ensemble, qui prospère aux dépens des besoins et des espoirs des gens humbles et simples.
Cinquièmement - En ce qui concerne les mauvais gouvernements fédéraux, étatiques et municipaux, exécutifs, législatifs et judiciaires, et les médias qui les accompagnent, nous déclarons ce qui suit :
Les mauvais gouvernements de tout le spectre politique, sans aucune exception, ont fait tout leur possible pour nous détruire, nous acheter, nous soumettre. PRI, PAN, PRD, PVEM, PT, CC et le futur parti RN, nous ont attaqués militairement, politiquement, socialement et idéologiquement. Les grands médias de communication ont essayé de nous faire disparaître, d’abord en nous calomniant de façon servile et opportuniste, puis en faisant preuve d’un silence complice. Ceux que ces médias servaient et qui les faisaient vivre, ne sont plus et ceux qui leur ont succédé à présent ne dureront pas plus que leurs prédécesseurs.
Comme nous l’avons prouvé le 21 décembre 2012, ils ont tous échoué. Il revient donc aux instances fédérales exécutives, législatives et judiciaires de décider si elles vont continuer dans la voie de la contre-insurrection qui n’a donné aucun résultat à part les mensonges maladroits et débiles des médias ou bien si elles vont reconnaître et respecter leurs engagements en accordant aux Indigènes les droits constitutionnels et culturels inscrits dans les « Accords de San Andrés » signés par le gouvernement fédéral en 1996 alors dirigé par le parti qui détient à nouveau le pouvoir exécutif aujourd’hui.
Il reste au gouvernement de l’État à décider s’il y a lieu de poursuivre la stratégie malhonnête et méprisable de son prédécesseur si corrompu et menteur qu’il a pris l’argent du peuple du Chiapas pour s’enrichir, lui et ses complices, et acheter sans vergogne la voix et la plume des médias, plongeant ainsi le peuple du Chiapas dans la misère pendant que les forces de la police et des paramilitaires essayaient d’empêcher les communautés zapatistes d’améliorer leur organisation sociale ; ou bien, si, au contraire, avec justice et sincérité, l’Etat acceptera de respecter enfin notre existence et de se rendre à l’idée qu’une nouvelle forme de vie sociale est en train de fleurir dans le territoire zapatiste du Chiapas, au Mexique. C’est une floraison qui attire d’ailleurs l’attention des honnêtes gens partout sur la planète.
Il appartiendra aux autorités locales de décider si elles vont continuer longtemps encore à avaler les mensonges que les organisations anti-zapatistes ou prétendument "zapatistes" leur racontent pour qu’elles attaquent nos communautés, ou si ces autorités vont enfin utiliser l’argent qu’elles ont pour améliorer la vie de tous leurs administrés.
C’est au peuple du Mexique qui s’implique dans les luttes électorales et la résistance, qu’il appartiendra de décider s’il nous voit toujours comme des ennemis ou des rivaux sur qui décharger sa frustration engendrée par des fraudes et une violence qui, finalement, nous affectent tous, et si dans sa lutte pour le pouvoir il va continuer à s’allier avec ceux qui nous persécutent ; ou bien s’il reconnaît enfin en nous une autre façon de faire de la politique.
Sixièmement - Dans les prochains jours, l’EZLN, à travers les Commissions de la 6e Déclaration et les Commissions Internationales annoncera une série d’initiatives, civiles et pacifiques, pour continuer à marcher avec les autres peuples natifs du Mexique et du continent et avec ceux qui au Mexique et dans le monde résistent et luttent à partir de la base et à gauche.
Frères et soeurs,
Camarades,
Avant, nous avions la chance de bénéficier d’une attention honnête et noble de la part de divers médias. Nous avions exprimé notre reconnaissance alors. Mais leur attitude a changé notablement par la suite.
Ceux qui pensaient que nous n’existions que grâce aux médias et que le siège de mensonges et de silence qu’ils avaient élevé autour de nous aurait raison de nous, se sont trompés. Nous avons continué d’exister sans caméras, ni micros, ni stylos, ni oreilles, ni regards.
Nous avons continué d’exister quand ils nous ont calomniés.
Nous avons continué d’exister quand ils ont essayer de nous museler.
Et nous voici, nous existons toujours.
Notre chemin, comme nous venons de le démontrer, est indépendant de l’impact médiatique, il repose sur le fait d’intégrer le monde et tout ce qu’il contient, sur la sagesse indigène qui guide nos pas, sur la conviction inébranlable que notre dignité est en bas et à gauche.
À partir de maintenant, nous allons choisir nos interlocuteurs, et, sauf exception, nous ne pourrons être compris que par ceux qui ont marché avec nous et qui continuent de marcher avec nous, sans céder à la pression médiatique ni à la mode du temps.
Ici, non sans beaucoup d’erreurs et de difficultés, nous avons mis en place une autre manière de faire de la politique. Très rares sont ceux qui auront le privilège de l’expérimenter et d’apprendre directement d’elle.
Il y a 19 ans, nous les avons surpris en prenant leurs villes dans le feu et le sang. Aujourd’hui, nous avons recommencé mais sans armes, sans mort, sans destruction.
De la sorte, nous nous différencions de ceux qui, quand ils détiennent le pouvoir, sèment la mort chez ceux qu’ils gouvernent.
Nous sommes les mêmes qu’il y a 500 ans, 44 ans, 30 ans, 20 ans, les même qu’il y a quelques jours.
Nous sommes les Zapatistes, les plus petits, ceux qui vivent, luttent et meurent dans le coin le plus reculé du pays, ceux qui ne renoncent pas, ceux qui ne se vendent pas, ceux qui ne se soumettent pas.
Frères et sœurs,
Camarades,
Nous sommes les Zapatistes, et nous vous embrassons.
Démocratie !
Liberté !
Justice !
Depuis les montagnes du sud-est mexicain.
Pour le Comité clandestin révolutionnaire indigène - Le Commandement général de l’Armée zapatiste de libération nationale,
Sous-commandant Marcos.
Mexique. Décembre 2012 – Janvier 2013. Consulter l’original Traduction : Dominique Muselet