« Quand on dit que la révolution sociale et internationale supprime les patries, que veut-on dire ? Prétend-on que la transformation d’une société doit s’accomplir de dehors et par une violence extérieure ? Ce serait la négation de toute la pensée socialiste, qui affirme qu’une société nouvelle ne peut surgir que si les éléments en ont été déjà préparés par la société présente. Dès lors, l’action révolutionnaire et internationale, universelle portera nécessairement la marque de toutes les réalités nationales. Elle aura à combattre, dans chaque pays, des difficultés particulières ; elle aura, en chaque pays, pour combattre ces difficultés, des ressources particulières, les forces propres de l’histoire nationale, du génie national. L’heure est passée où les utopistes considéraient le communisme comme une plante artificielle qu’on pouvait faire fleurir à volonté, sous un climat choisi par un chef de secte. Il n’y a plus d’Icaries. Le socialisme ne se sépare plus de la vie, il ne se sépare plus de la nation. Il ne déserte pas la patrie ; il se sert de la patrie elle même pour la transformer et pour l’agrandir. L’internationalisme abstrait et anarchisant qui ferait fi des conditions de lutte, d’action, d’évolution de chaque groupement historique ne serait plus qu’une Icarie, plus factice encore que l’autre et plus démodée.
Il n’y a que trois manières d’échapper à la patrie, à la loi des patries. Ou bien il faut dissoudre chaque groupement historique en groupements minuscules, sans liens entre eux, sans ressouvenir et sans idée d’unité. Ce serait une réaction inepte et impossible, à laquelle d’ailleurs, aucun révolutionnaire n’a songé ; car, ceux-là mêmes qui veulent remplacer l’Etat centralisé par une fédération, ou des communes ou des groupes professionnels, transforment la patrie ; ils ne la suppriment pas, et Proudhon était Français furieusement. Il l’était au point de vouloir empêcher la formation des nationalités voisines. Ou bien il faut réaliser l’unité humaine par la subordination de toutes les patries à une seule. Ce serait un césarisme monstrueux, un impérialisme effroyable et oppresseur dont le rêve même ne peut pas effleurer l’esprit moderne. Ce n’est donc pas par la libre fédération de nations autonomes répudiant les entreprises de la force et se soumettant à des règles de droit, que peut être réalisée l’unité humaine. Mais alors ce n’est pas la suppression des patries, c’en est l’ennoblissement. Elles sont élevées à l’humanité sans rien perdre de leur indépendance, de leur originalité, de la liberté de leur génie. Quand un syndicaliste révolutionnaire s’écrie, au récent congrès de Toulouse : «A bas les patries ! Vive la patrie universelle !», il n’appelle pas de ses vœux la disparition, l’extinction des patries dans une médiocrité immense, où les caractères et les esprits perdraient leur relief et leur couleur. Encore moins appelle-t-il de ses vœux l’absorption des patries dans une énorme servitude, la domestication de toutes les patries par la patrie la plus brutale, et l’unification humaine par l’unité d’un militarisme colossal. En criant : «À bas les patries !» il crie : «À bas l’égoïsme et l’antagonisme des patries ! À bas les préjugés chauvins et les haines aveugles ! À bas les guerres fratricides ! À bas les patries d’oppression et de destruction !». Il appelle à plein cœur l’universelle patrie des travailleurs libres, des nations indépendantes et amies.
Qu’on ne dise point que les patries, ayant été créées, façonnées par la force n’ont aucun titre à être des organes de l’humanité nouvelle fondée sur le droit et façonnée par l’idée, qu’elles ne peuvent être les éléments d’un ordre supérieur, les pierres vivantes de la cité nouvelle instituée par l’esprit, par la volonté consciente des hommes. Même si elles n’avaient été jusqu’ici que des organismes de force, même si on oubliait la part de volonté, de pensée, de raison, de droit, de libre et sublime dévouement, qui est déjà comme incorporée dans la patrie, c’est dans les grands groupements historiques que doit s’élaborer le progrès humain. L’esprit, même s’il est le premier dans le monde, a accepté de se produire dans la nature, selon sa nature. Sa force, sa victoire, ce n’est pas de répudier la nature, c’est de l’élever à soi, de la transformer par degrés. L’individu humain, lui aussi, est le produit d’une terrible évolution de nature. Il est l’héritier de bien des forces brutales, il porte en lui bien des instincts d’animalité. Va-t-il maudire en lui la nature et la refouler ? Où sera son point d’appui pour s’élancer plus haut ? Et que sera le prix de sa victoire s’il n’offre en quelque sorte, au gouvernement de la raison, qu’une âme morte et une sensibilité éteinte ?
Dès maintenant, c’est une joie pour tous les militants du socialisme international, c’est une fierté et une force de faire appel, en vue de l’ordre nouveau, à ce que les patries ont de plus noble dans leur tradition, dans leur histoire, dans leur génie. Tous les actes de courage et de noblesse qui marquent le niveau où peut se hausser la nature humaine, tous les efforts d’invention, toutes les audaces de l’esprit, tous les progrès de liberté, de démocratie et de lumière, qui ont préparé une civilisation supérieure et qui ont disposé le peuple à y participer, nous les appelons à nous, nous les évoquons. Nous disons aux hommes : «Pourquoi ce mouvement s’arrêterait-il ? Pourquoi tous ceux qui sont restés jusqu’ici dans la dépendance et dans l’ombre ou dans la pénombre ne seraient-ils pas élevés à la liberté et à la clarté ?» Mais n’est-ce pas dans un régime de coopération sociale que toutes les initiatives trouveront la garantie que toutes les intelligences et les consciences auront leur plein essor ?
Nous prenons à témoin la patrie elle-même dans sa continuité et dans son unité. L’unité sera plus forte quand, à la lutte des classes dans chaque patrie, sera substituée l’harmonie sociale, quand la propriété collective servira de fondement à la conscience commune. La continuité sera plus profonde quand tous les efforts du passé aboutiront à l’universelle libération, quand tous les germes d’égalité et de justice s’épanouiront en une magnifique floraison humaine, quand le sens vivant de l’histoire de la patrie se révélera à tous par un accomplissement de justice, quand les œuvres les plus fines et les plus hautes du génie seront enfin, dans la culture individuelle et la culture sociale agrandies, l’orgueil et la joie de toutes les intelligences. Par là, la patrie sera le miroir vivant où toutes les consciences pourront se reconnaître. Par là, les prolétaires qui n’eurent, au cours des temps, qu’une possession partielle et trouble de la patrie en auront enfin la possession pleine et lumineuse. Elle sera bien à eux, même dans le passé, puisque, par leur effort suprême, tout le travail des siècles aura abouti à leur exaltation dans la justice.
Ainsi les patries, en leur mouvement magnifique de la nature à l’esprit, de la force à la justice, de la compétition à l’amitié, de la guerre à la fédération, ont à la fois toute la force organique de l’instinct et toute la puissance de l’idée. Et la classe prolétarienne est plus que toute autre classe dans la patrie puisqu’elle est dans le sens du mouvement ascendant de la patrie. Quand elle la maudit, quand elle croit la maudire, elle ne maudit que les misères qui la déshonorent, les injustices qui la divisent, les haines qui l’affolent, les mensonges qui l’exploitent, et cette apparente malédiction n’est qu’un appel à la patrie nouvelle, qui ne peut se développer que par l’autonomie des nations, l’essor des démocraties et l’application à de nouveaux problèmes de toute la force des génies nationaux, c’est-à-dire par la continuation de l’idée de patrie jusque dans l’humanité.
Voilà pourquoi, en tous ses congrès, l’Internationale ouvrière et socialiste rappelle aux prolétaires de tous les pays le double devoir invisible de maintenir la paix, par tous les moyens dont ils disposent, et de sauvegarder l’indépendance de toutes les nations. Oui, maintenir la paix par tous les moyens d’action du prolétariat, même par la grève générale internationale, même par la révolution. Combien de malentendus volontaires ou involontaires, combien de méprises et de calomnies les adversaires du socialisme ont accumulé sur cet objet ? »
Jean Jaurès , L’Armée nouvelle, 1910