L’autodidacte Proudhon est un cas à part dans l’histoire du socialisme : il n’oscille pas entre prolétariat et petite bourgeoisie, il cumule les deux identités sociales. Ouvrier typographe et patron d’une petite imprimerie, il incarne une voie alternative à celle de son contemporain Karl Marx dans la pensée socialiste du XIX° siècle : au cours heurté de sa vie (faillites, suicides dans son entourage proche) répond une pensée en permanente reformulation, très éloignée du « socialisme scientifique », mais pour cette raison plus humaine. Il n’a pas fondé de parti, mais laissé derrière lui une œuvre.
Individualiste en pratique, collectiviste en théorie, le personnage peut faire sourire. Il n’en reste pas moins qu’il faut connaître sa pensée : elle a joué un rôle important dans la formation des courants non marxistes du socialisme.
Note de lecture, donc, sur son œuvre la plus célèbre : « Qu’est-ce que la propriété ? »
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La propriété, dit Proudhon, c’est le vol – exactement comme l’esclavage, c’est l’assassinat. A ses yeux, toute supériorité sociale, même justifiée par le talent, est « usurpation et brigandage ». Réfutant à la fois la métaphysique aristotélicienne (aucune vérité descendante) et la morale kantienne (qu’il juge coupée de l’expérience), il admet l’idée de Dieu, la nécessité de l’impératif catégorique, mais refuse que ces valeurs transcendantes servent au cautionnement d’un état de la société qui lui paraît inique. Son critère de la vérité : la justice. D’où sa volonté d’opérer une complète refondation sociale, dans laquelle il voit, pour son époque, l’équivalent de ce que fut le surgissement du christianisme pour l’empire romain décadent.
Il s’agit pour lui d’aller bien au-delà de 1789 (une révolution captée par la bourgeoisie). Pour lui, 1789 a voulu rendre tous les hommes égaux dans la propriété. Il s’agit au contraire d’abolir la propriété elle-même. Programme absurde ? Il va tenter de prouver que non.
Proudhon analyse la propriété de manière classique : elle est à la fois la nue propriété (droit sur la chose possédée) et la possession (détention effective de la chose possédée). Or, dit-il, les prolétaires ont de facto la possession de l’outil de travail, puisque c’est eux qui le font fonctionner. En ce sens, la propriété au sens strict est extérieure au fonctionnement réel de la société. Elle ne fait que traduire un retard dans la traduction juridique d’une réalité sociale. Le propriétaire (c'est-à-dire le capitaliste) détient juridique des biens au nom d’une fonction sociale passée (parfois très ancienne, héritée), et c’est le délai d’ajustement qui explique que cette détention juridique ne « colle » pas à la réalité de la détention effective. De là une inégalité, une iniquité, un scandale, non seulement entre les hommes, mais aussi entre la représentation de la société et la société réelle.
Pourquoi ce scandale paraît-il naturel ? Proudhon répond : parce que chaque individu, enfermé dans son moi, s’imagine que son intérêt doit nécessairement se déterminer au regard de ce moi. C’est pourquoi la donation de la terre au genre humain ne peut pas être comprise dans son sens véritable : elle est vue comme une donation d’une parcelle de terre à chaque parcelle de l’humanité. Ainsi, le scandale de l’iniquité n’est jamais que la traduction sociale d’un autre scandale, non aux yeux des hommes mais sous l’angle de l’œil absolu : le scandale « fondateur », celui qui correspond dans la réalité à la notion (pour Proudhon éminemment critiquable) de péché originel, le scandale de l’égoïsme (Dieu, c’est moi).
Alors que faire ? Proudhon répond : il faut que la détention sous l’angle de l’utilité sociale vaille propriété, ce qui revient à dire qu’il faut que la propriété disparaisse en tant que principe distinct de l’utilisation de l’objet à des fins sociales. Il faut donc admettre que l’homme doit renoncer à posséder en vue de sa propre jouissance, et s’élève jusqu’à voir le monde du point de vue de l’œil absolu. Pour cela, il faut briser le maillon que Proudhon estime originel : le droit de propriété. Il faut que le travail prime la propriété, non pour établir un nouveau droit de propriété, mais pour apparaître pleinement comme l’activité par laquelle chaque homme participe du bien être et du progrès de l’humanité entière. Que le travailleur fasse siens les fruits de son travail, à la rigueur. Mais que l’outil de production lui-même soit aliéné : non. Il faut trouver d’autres formes d’organisation coordonnée du travail, que celle qui repose sur la détention de l’outil de production. Et il faut encore que le travail soit rémunéré non selon le talent du travailleur, mais selon son effort (faute de quoi on refonderait l’égoïsme, non plus du propriétaire, mais de l’homme supérieurement doué). Alors seulement, dit Proudhon, le scandale de l’iniquité étant aboli, celui de l’égoïsme disparaîtra, avec sa traduction matérielle.
Proudhon, en somme, nous dit que la cause première du scandale de l’égoïsme réside dans le scandale de la propriété. En cela, il se contredit d’ailleurs, puisqu’il commence son essai en expliquant précisément l’inverse – à savoir que le mal manifesté renvoie au mal intérieur de la créature humaine. Chez Proudhon, comme chez Rousseau, il y a en arrière plan de la réflexion une anthropologie fondamentalement optimiste : « je nie, » ecrit-il, « et le péché d’origine, et la pérennité du mal, et l’incurabilité de notre espèce, et l’inamovibilité des propriétaires ».
On pourra donc sourire du raisonnement et hocher la tête avec sérieux devant la naïveté de l’anthropologie qui le sous-tend. Objecter que Proudhon parle en quelque sorte « dans la théorie », comme s’il était possible, par une simple réforme sociale, de modifier la nature humaine, d’éradiquer le désir mimétique, et de supprimer le jeu complexe des rivalités en abolissant la valeur d’échange dans le travail comme unique référent. Plus prosaïquement, on pourra contester que le travail constitue un étalon possible en l’absence du marché, pour la bonne et simple raison que la rareté de certaines compétences fera toujours qu’elles seront mises aux enchères (le moyen de faire autrement ?).
Pour autant, Il faut reconnaître qu’il y a quelque chose de touchant dans la manière dont ce brave homme, confronté à l’effondrement de l’espérance chrétienne (telle que peut la concevoir un Français post-catholique), cherche désespérément à la faire renaître à travers un mythe communiste. Dans la dernière partie de son ouvrage, il objecte à ceux qui lui disent « vous proposez l’impossible » qu’eux, de leur côté, en défendant la propriété, défendent un système qui, à terme, s’avèrera lui aussi impossible (loi des rendements dégressifs), et finira nécessairement par se transformer en tyrannie homicide (accroissement indéfini de l’exploitation) et absurde (développement indéfini de l’économie spéculative, au détriment de l’économie physique de production). En lisant cette dernière partie, on comprend que son appel désespéré à une transmutation des hommes par la transformation de la société est, d’abord, le cri d’angoisse d’un individu lucide, qui comprend vers quelles tragédies le système capitaliste est en train d’entraîner l’humanité.
Proudhon, dès le milieu du XIX° siècle, énonçait la proposition décisive : socialisme ou barbarie. A quoi, en lecteur de la Bible, je ne peux que répondre : barbarie absolue d’abord, oppression d’une première humanité (les damnés) par une seconde humanité (les démons). Puis Révélation, ensuite seulement, pour une troisième humanité (les justes). C’est écrit…
Michel Drac