Depuis
le début de l’année 2012, le Québec bouillonne. D’une certaine façon, au
diapason de ce que le monde semble se faire l’écho. Après un printemps
québécois, fleurissant d’espoir et de perspective, nous avons passé à l’été
torride du « vous allez voir ce que vous allez voir » pour finalement
atteindre l’automne du Parti Québécois. Et fatalement nous y voilà ! L’amer
retour de l’hiver canadien,
qui s’annonce plus désespérant et plus satirique que jamais. Le Québec bout à
des niveaux assez rarement atteints dans son histoire, mais il bout aussi d’une
manière bien contradictoire, de telle sorte qu’au lieu d’ébouillanter le
cuisinier, on lui offre un spectacle presque divertissant. C’est parfois dommage
de voir que malgré toute l’énergie que notre flamme sait dégager, il n’en sort
que de petites trépidations ne sachant que s’entrechoquer entre elles. De sorte
que le mauvais génie qui s’emploie à faire ces grossières recettes n’en soit
presque jamais affecté. Évidemment, l’esprit ténébreux qui transperce ces
lignes n’est pas nouveau et passera peut-être aux premières lueurs du
printemps, mais comme certaines sagesses nous rappellent que dans tous états
d’esprit l’on peut découvrir une forme de vérité, alors laissons le crépuscule
faire son œuvre.
Le
Québec bouillonne dans une exaspération plutôt partagée, pour ce qui a trait le
rejet du monde vers lequel nous nous dirigeons. Les multiples indices qui
s’offrent à nous le confirment aussitôt que nous avons l’audace de leurs
demander. Ce potentiel est réel et étonnement grand, quoiqu’on en pense. Le
problème qui tend à corrompre ce potentiel, outre la tout de même centrale
question de l’individualisme de notre société de consommation, c’est le poison qu’occasionnent
ces nouvelles vagues idéologiques. Idéologies qui sont d’autant plus injectées massivement
que leurs manques de fraîcheur s’en trouvent apparents. Avec de tels abus, on
finira par perdre beaucoup plus que ce qu’elles prétendent donner à notre
société, si spécifiquement affectée. Non pas que l’idéologie est en soi une
mauvaise chose. Il est vrai que de mettre de la « logique » dans ses
idéaux est profitable, mais comme le sage Hippocrate l’a un jour dit « ce qui
fait le poison, c'est la dose » ! Et c’est bien en
abusant de la camelote défraîchie de pays, que nous imitons bien à tort, que
l’on pourrait compromettre cette si forte volonté qui nous habite.
Ne
l’oublions pas, ce que l’idéologie génère de meilleur, c’est son potentiel à
rendre claire et intelligible un système d’idée, potentiellement complexe, à un
grand nombre et offrant l’opportunité à celui-ci de faire face à un pouvoir de
par son unité des volontés. Bien sur, il faut mettre des guillemets à ce
« grand nombre », car il va de soit que l’idéologie a toujours eu
beaucoup plus le potentiel de diviser que d’unir, car il peut y avoir à-peu-près
autant d’idéologies que de personne pour les incarner. C’est pourquoi
l’idéologie est une arme à double tranchant qu’il faut savoir user avec
modération.
Ce
que cela comporte, en ces temps d’effervescence encore trop peu syncrétique,
c’est qu’elles ont tendance à se neutraliser entre elles et se polariser assez
vite à l’excès. Et quand cela survient, bien nous en arrivons rapidement aux extrêmes
et à la perte de toutes nuances[1]. La
polarisation de l’idéologie apporte aussi parfois, avec son lot d’extrémismes,
un abus d’antagonisme qui pose un problème jusque dans la définition même de
l’idéologie que l’on incarne. De cette façon, elles peuvent finir par n’être
que l’inverse d’une autre qui elle-même n’est que le fantasme de ce que l’on
veut qu’elle soit. Autrement dit, se limiter à n’être qu’un jeu de miroirs manichéen
(des anti). Et je vous avoue que ce type de dichotomie est rarement vecteur
positif de changement, c’est le moins que l’on puisse dire ! Je dirais même
qu’il est tout à fait classique de les voir se confronter dans le statu quo le
plus total. Ce qui les laisse s’embourgeoiser au point de perdre tout le sens
qu’elles ont pu un jour avoir. Le bipartisme gauche/droite à la sauce franco-américaine
est l’incarnation parfaite de cette dénaturalisation idéologique et est
étrangement la version grand publique de ces concepts qui tentent de faire leur
place chez nous, sous l’apparence d’un vent de fraîcheur.
Évidemment,
comme toute la politique contemporaine est bâtie sur la partisanerie politique,
on serait bien en droit de me demander « qu’est-ce que j’ai contre
l’idéologie et plus particulièrement contre la dichotomie gauche/droite »?
Ceux qui s’attendraient à me voir pondre un texte de valorisation béate sur la
gouvernance libérale vont probablement se trouver assez déçus de m’entendre
répéter que l’on ne soigne pas une surdose d’idéologie par son bannissement pur
et simple, mais par une élémentaire, mais nécessaire, mise en perspective afin
d’y voir plus clair. Ce qui pose problème c’est que les systèmes d’idées sont
souvent capables (sans trop d’effort) de se passer du réel pour exister, quand
ceux qui l’incarnent se trouvent à être intellectuellement embourgeoisés. Les
écrits de Carl Schmitt nous rappellent fort justement que « la distinction spécifique du politique,
c'est la discrimination de l'ami et de l'ennemi[2] »
et c’est tout le problème, car si une idéologie politique nouvelle a besoin de faire ses
preuves en se confrontant efficacement avec la réalité pour mériter d’exister,
une idéologie intellectuellement embourgeoisée n’a pratiquement besoin que de son
antagonisme (ennemi) pour être. Et je dirais même qu’il est pratiquement possible
qu’ils puissent s’en passer. C’est pourquoi il est possible de nos jours de
faire son pain idéologique avec de l’anticommunisme ou de l’antifascisme, sans passer
pour un rigolo, malgré le fait qu’il n’y ait jamais eu de tels régimes (ou même
de chance qu’il y en ait) dans notre Histoire. Ces idéologies[3]
même si elles ne sont pas ancrées sur le réel du terrain politique, ont tout de
même un effet sur lui et celui-ci est la diabolisation, car résultant du besoin
de projection qu’on ces idéologies afin d’avoir un semblant d’existence.
Quoique la stigmatisation qu’occasionne la diabolisation, soit certes
compréhensible sur le plan de l’ami et de l’ennemi, elle pose tout de même des
problèmes sur le plan de la politique réelle et cela ce constat régulièrement
et surtout lors des fronts communs.
Si au Québec la gauche et la droite ont eu une
réalité incarnée, c’est bien entendu dans la question de la souveraineté
nationale du Québec qu’elle tire sa source. D’un côté, la majorité francophone généralement
pauvre cherchant dans le syndicalisme et la lutte d’indépendance une manière de
s’émanciper de la tutelle du pouvoir colonial anglo-canadien. De l’autre, le
pouvoir économique anglo-américain cherchant dans l’institution du
parlementarisme britannique le moyen de conserver les rênes pouvoir. D’un côté
la subversion et de l’autre conservation de l’ordre établi ou bien
« gauche et droite ». À partir du moment où l’on importe des
idéologies qui ont des fondements étrangers à notre Histoire (comme la méfiance
envers le fait national qu’ont les Français[4]
pour des raisons qui ne concerne pas notre Histoire ou bien la hantise des Américains
envers l’État provenant de raisons qui leur sont tout aussi propres),
on est en droit de se demander ce qu’elles peuvent bien apporter de bon à nos
débats politiques afin de compenser la confusion qu’elles occasionnent. Si pour un
Français, la fleur de lys est un symbole monarchique réactionnaire pour des
raisons très franco-françaises, bien pour nous elle signifie notre singularité
et notre droit à l’autodétermination. Si pour un Américain le droit de
s’acheter un « gun » à la pharmacie est le summum de la liberté, bien
pour nous c’est plutôt le summum de la barbarie. Enfin, je pourrais continuer
comme ça bien longtemps, mais je crois que vous devez commencer à comprendre de
quoi il en retourne si nous importons des idéologies préconçues comme on
importe n’importe quelle autre marchandise. Le problème est simplement celui
de ne pas confondre l’idéologie que l’on souhaite incarner avec le look de nos
jeans et de garder à l’esprit les faits qui font que le Québec est ce qu’il
est, car autrement il est impossible de régler les problèmes politiques que ces
faits ont malheureusement générés.
Pour terminer, et aussi pour revenir un peu plus
concrètement à notre sujet d’introduction, je suis tombé récemment sur un court métrage me rappelant certains des
points les plus décevants du printemps dernier, mais qui apparemment m’étais sortie
de l’esprit, lors des marches qui s’y pratiquaient quotidiennement. Bannières
aux lys, tricolores patriotes, drapeaux rouges et étendards noirs faisaient front
commun pour une cause commune. Mais surtout, y faisait bon ménage. Le mot
d’ordre officieux était « ce qui nous unit est plus fort que ce qui
nous divise ». Mais quelques fois, il arrivait que de mauvais esprits
se permettent de faire valoir l’idée selon laquelle des « nazionalistes[5] »
n’y avaient pas leur place ! Bien sûr, ce n’était pas une majorité, mais
tout de même l’idée y était et tout ce qui me le rappelle m’évoque un profond
malaise. Est-il possible qu’une idéologie par un trop-plein de purisme révolutionnaire
en devienne de facto réactionnaire ? Se pourrait-il qu’une idéologie puisse
attraper une espèce de cancer ? Car, pour ce qui est du film, si celui-ci se présente comme une critique radicale du
mouvement étudiant et de son leader sur le principe que celui-ci est d’une certaine
façon organisé à la manière de tous les mouvements revendicatifs. Et bien,
faute de trouver meilleure façon d’agir, cette critique ne sert que la
dissension du mouvement, donc la réaction. De plus, et c’est bien ce que je
trouve le plus effronté, ce film dénonce de façon très claire une supposé récupération
du mouvement par les souverainistes[6],
qui serait un mouvement « xénophobe », « bourgeois », « réactionnaire » et
aux « idées coloniales » (faut le faire !). Il est possible que
l’objectif de notre poète (au passage fort talentueux) soit de faire démentir
l’adage populaire qu’est « l’union fait la force », malgré toute
l’efficacité qu’il a prouvée dans l’Histoire. Loin de moi l’idée de condamner
le besoin qu’on certain de se prendre pour des purs et durs de la gauche la
plus à gauche du monde, mais quand on se réclame du peuple bien il faut faire
avec lui. Et comme le mouvement progressiste au Québec est, au sens large,
plutôt majoritairement souverainiste, bien on fait avec ou bien on le combat.
C’est en même temps très immoral et très contreproductif de prétendre
faussement que celui-ci n’est pas progressiste, parce qu’il ne cadre pas dans
des critères idéologiques qui n’ont pas vraiment de réalité chez nous. On ne va
sûrement pas accepter le régime canadien que parce que certaines franges
marginales du mouvement veulent jouer à la CNT contre de soi-disant
« nationalistes antisociaux ». S’ils veulent se battre contre notre
projet de tierra y libertad, bien ils peuvent rejoindre les rangs
de la droite et se battre contre les méchants « séparatistes ». De
toute façon, tous ceux qui se battent contre la souveraineté servent la
réaction quoiqu’il en pense, car aucune - je dis bien aucune ! – réformes
sociales, encore moins une révolution, n’est possible sans une souveraineté au
préalable ! Pas plus qu’il n’est possible à un individu de s’émanciper en
prison.
El pueblo unido jamás será
vencido[7] chantait le groupe Quilapayún et aujourd’hui
reprit en coeur dans l’action subversive. Ironiquement, ce slogan est souvent
scandé par ceux-là mêmes qui le divisent (volontairement ou non) en voulant le
purifier par excès idéologique. Pour ma part, je me refuse, quand une
revendication centrale est en jeu, de combattre des alliés sur la base de
questions purement théoriques. C’est pourquoi je n’ai pas l’intention de faire
plus avant de critiques sur ceux qui veulent faire une révolution en s’en interdisant
les moyens pour de pures questions de purisme idéologique. Je lasserai, par
contre, ces dernières phrases à de grands Français dont la pensée devrait être
mieux connue chez nous, car s’appliquant si harmonieusement à notre situation :
« Non, l’internationalisme n’est ni l’abaissement, ni le sacrifice
de la patrie. Les patries, lorsqu’elles se sont constituées, ont été une
première et nécessaire étape vers l’unité humaine à laquelle nous tendons et
dont l’internationalisme, engendré par toute la civilisation moderne,
représente une nouvelle étape, aussi inéluctable.
(...) la patrie humaine que réclame l’état social de la production, de
l’échange et de la science, ne s’opère pas, ne peut pas s’opérer aux dépens des
nations de l’heure présente, mais à leur bénéfice et pour leur développement
supérieur.
On ne cesse pas d’être patriote en entrant dans la voie internationale
qui s’impose au complet épanouissement de l’humanité, pas plus qu’on ne cessait
à la fin du siècle dernier d’être Provençal, Bourguignon, Flamand ou Breton en
devenant Français.
Les internationalistes peuvent se dire, au contraire, les seuls
patriotes, parce qu’ils sont les seuls à se rendre compte des conditions
agrandies dans lesquelles peuvent et doivent être assurés l’avenir et la
grandeur de la patrie, de toutes les patries, d’antagoniques devenus
solidaires.
En criant Vive
l'Internationale ! Ils crient Vive la France du travail ! Vive la
mission historique du prolétariat français qui ne peut s'affranchir qu'en
aidant à l'affranchissement du prolétariat universel !»[8]
Benedikt Arden
[1] Même l’idéologie la plus consensuelle et la plus
raisonnable a en son sein un extrême.
[2] La Notion de politique et
Théorie du partisan, Carl Schmitt, éd. Flammarion, 2006, partie
II, p. 64
[3] Il y a
bien d’autres idéologies sans fondements que celles que je viens de présenter
en circulation de nos jours.
[4] Cette
méfiance a grandement été influencée par les réfugier de la guerre d’Espagne,
qui ont perdu leur pays à cause d’une guerre fratricide contre les soi-disant
« nationalistes ».
[5] Jeu de
mots douteux entre « nationalistes et nazi » tellement pervers et
stupide dans un cadre comme celui des manifestations du printemps dernier qu’il
serait presque possible qu’il soit fait par des agents provocateurs.
[6] Il parle
du PQ, mais comme il n’est fait nul mention des militants d’ON, QS, RRQ, MPIQ,
JPQ etc. Il est assez facile de sentir l’ensemble du mouvement visé comme les
identitaires xénophobes dont il parle.