
Démocratie et nation ne sont donc que les deux visages, intérieur et extérieur, d’une société homogénéisée par l’alphabétisation de masse. C’est la raison pour laquelle ces deux concepts étaient si proches pour les hommes du XIXe siècle. La volonté actuelle de les séparer, en jugeant positivement la démocratie et négativement la nation, leur aurait paru une impossibilité logique. Aujourd’hui, on se sent bon lorsque l’on rejette le nationalisme et ses conséquences barbares ; mais nier la nation c’est aussi, en pratique, rejeter la démocratie. Une évolution culturelle unique, suite nécessaire du processus d’alphabétisation, a favorisé l’idée d’inégalité et permis cette double négation. (…)
La décomposition apparente de la nation est un phénomène endogène, résultant de la dissociation des strates culturelles. Son émergence était un effet de l’homogénéisation égalitaire, sa remise en question est une conséquence de la dissociation culturelle. On voit en quoi l’antinationisme est une machine inégalitaire. Car la nation, qui enferme les riches et les pauvres dans un réseau de solidarités, est pour les privilégiés une gêne de tous les instants. Elle est la condition d’existence d’institutions comme la sécurité sociale, qui est, en pratique, un système de redistribution nationale, incompréhensible sans l’hypothèse d’une communauté d’individus solidaires et égaux. L’antinationisme est, pour des classes supérieures qui veulent se débarrasser de leurs obligations, fonctionnel, efficace et discret. Il tend à délégitimer l’égalitarisme interne à la société, en activant le projet d’un dépassement du nationalisme et des phénomènes d’agressivité entre peuples. (…) D’un point de vue démographique, anthropologique, ou peut-être même de simple bon sens, le peuple et la nation sont essentiellement une seule et même chose. (…) si l’antinationisme est bien une doctrine de notre temps, la disparition des nations est une illusion. Une illusion tragique, dont la puissance a conduit à l’incohérence économique du monde développé, à travers les expériences désastreuses que sont le libre-échange intégral et la construction monétaire de l’Europe.
Emmanuel Todd - L’illusion économique