Dans une société où la progression continue de l’alphabétisation suggère qu’un jour prochain tous auront atteint ce stade éducatif naturel. Les individus atteignant les stades ultérieurs du processus éducatif, secondaire et supérieur, ne constituent encore qu’une proportion infime de la population, y compris dans les classes économiquement privilégiées. L’alphabétisation, dans sa phase terminale, est vécue comme un moment privilégié d’homogénéisation du groupe. Elle s’accompagne d’une standardisation du mode de communication, par élimination des langues et des dialectes périphériques. Sur le plan politique, elle donne naissance à une communauté vaste et vraisemblable d’hommes qui parlent, lisent et écrivent la même langue, et qui peuvent donc débattre, argumenter, décider, voter. Si cette communauté homogène regarde sa structure interne, elle se pense comme démocratie. Si elle regarde vers l’extérieur, elle se pense comme nation.
Démocratie et nation ne sont donc que les deux visages, intérieur et extérieur, d’une société homogénéisée par l’alphabétisation de masse. C’est la raison pour laquelle ces deux concepts étaient si proches pour les hommes du XIXe siècle. La volonté actuelle de les séparer, en jugeant positivement la démocratie et négativement la nation, leur aurait paru une impossibilité logique. Aujourd’hui, on se sent bon lorsque l’on rejette le nationalisme et ses conséquences barbares ; mais nier la nation c’est aussi, en pratique, rejeter la démocratie. Une évolution culturelle unique, suite nécessaire du processus d’alphabétisation, a favorisé l’idée d’inégalité et permis cette double négation. (…)
La décomposition apparente de la nation est un phénomène endogène, résultant de la dissociation des strates culturelles. Son émergence était un effet de l’homogénéisation égalitaire, sa remise en question est une conséquence de la dissociation culturelle. On voit en quoi l’antinationisme est une machine inégalitaire. Car la nation, qui enferme les riches et les pauvres dans un réseau de solidarités, est pour les privilégiés une gêne de tous les instants. Elle est la condition d’existence d’institutions comme la sécurité sociale, qui est, en pratique, un système de redistribution nationale, incompréhensible sans l’hypothèse d’une communauté d’individus solidaires et égaux. L’antinationisme est, pour des classes supérieures qui veulent se débarrasser de leurs obligations, fonctionnel, efficace et discret. Il tend à délégitimer l’égalitarisme interne à la société, en activant le projet d’un dépassement du nationalisme et des phénomènes d’agressivité entre peuples. (…) D’un point de vue démographique, anthropologique, ou peut-être même de simple bon sens, le peuple et la nation sont essentiellement une seule et même chose. (…) si l’antinationisme est bien une doctrine de notre temps, la disparition des nations est une illusion. Une illusion tragique, dont la puissance a conduit à l’incohérence économique du monde développé, à travers les expériences désastreuses que sont le libre-échange intégral et la construction monétaire de l’Europe.
Emmanuel Todd - L’illusion économique