mercredi 29 septembre 2010

Paradis fiscaux, souveraineté criminelle


Malgré les deux procès qui le suivent depuis la publication deson dernier livre, Alain Deneault n’a pas changé son fusil d’épaule. L’auteur de Noir Canada (Ésocosociété, 2008) n’a pas abandonné les sujets qui font honneur à la démocratie. Dans son dernier livre, le spécialiste de la sociologie de Georg Simmel s’est attardé à penser la thématique nébuleuse des paradis fiscaux.
Ce thème qui, à première vue,  ne semble évoquer que des questions de fiscalités se révèle bien plus sombre et lugubre après la lecture d’Offshore : Paradis fiscaux et souveraineté criminelle (Écosociété, 2010). Tout d’abord, précise-t-il : «rien de plus faux, rien de plus restrictif, et inapproprié, que de limiter offshore le phénomène et à la seule idée négative d’un ailleurs de la finance où fuient les capitaux et s’évadent ses titulaires, comme si cet exode ouvrait sur des «économies parallèles» qu’on s’entête à présenter comme marginales et anormales». En ce sens, les paradis fiscaux et ce qu’on nomme généralement comme l’offshore «sont des juridictions politiques sur mesure qui permettent de peser de manière décisive sur le cours historique des choses sans devoir répondre de quelque principe démocratique que ce soit».
C’est pourquoi les rapports entre paradis fiscaux, finance mondialisée et crime organisé sont généreusement féconds. Comme il le souligne à de nombreuses reprises : «le monde sans loi de la finance [offshore] qui s’ouvre [au crime organisé] permettra non seulement un développement exponentiel à l’échelle internationale de leur activité, mais également un métissage de leurs fonds avec ceux d’activités licites encore encadrées par les États de droit, de façon à ce qu’on ne puisse désormais plus distinguer l’argent du crime de celui qui circule en fonction de régies formelles.»
Contre-intuitivement, le champ lexical du livre d’Alain Deneault qui aurait-on cru limité au thème de l’économie et de la finance, en rejoint d’autres bien plus préoccupant : drogue, prostitution, pédophilie, financement terroriste, sectes, activités mafieuses, blanchiment d’argent, vente d’arme. En plus de cette volonté de penser l’objet offshore le plus globalement possible, Alain Deneault n’a pas perdu cette audace, rare dans le monde universitaire, qui est de nommer clairement et explicitement les acteurs qui organisent le monde d’aujourd’hui à leur avantage. Les exemples de pratiques d’évasion fiscale, de dumping environnemental, de corruption sont abondants dans ce livre qui brosse un portrait général du sujet, de l’origine des paradis fiscaux au XVIe siècle en Hollande à la pénétration de l’offshore dans la culture cinématographique.

vendredi 3 septembre 2010

Hayek et le national-libéralisme?


Friedrich Hayek est un philosophe et économiste autrichien, prix Nobel d'économie en 1974. Comme les partisans de la voie « national-libérale », en 1989, avaient fait de Hayek leur référence principale, AdB s’est attaqué à cette référence.

L’originalité de Hayek, principale référence du national-libéralisme, est d’avoir formulé une théorie libérale hors du cadre idéologique défini par la théorie du contrat social. Hayek oppose deux systèmes sociaux et moraux à travers l’Histoire : l'« ordre tribal », reflet des conditions de vie « primitives », société de face à face fondée sur la solidarité, la réciprocité et l'altruisme à l'intérieur du groupe. Au fur et à mesure que les systèmes fédérateurs gagnaient en taille, cet ordre tribal a cédé la place à l’« ordre étendu », soit à peu près la « société ouverte » de Popper.

Cette société moderne est illimitée, donc les rapports sociaux ne peuvent plus y être organisés « de face à face ». Les comportements « instinctifs » sont remplacés par des comportements contractuels abstraits (sauf au sein de très petits groupes, la famille en particulier). L'ordre s'y établit sous l'effet des multiples interrelations nées de l'activité des agents, il émane donc en l'absence de fin commune.

Hayek en déduit (et en cela il se distingue de von Mises) qu’aucune rationalité abstraite ne préside aux institutions libérales. Elles sont « sélectionnées par l'habitude », et fondent donc une manière de tradition. La raison en matière d’économie politique est donc le produit d’une culture construite par l'état des choses, elle ne préside pas à la construction de cet état des choses. Les individus ne peuvent pas comprendre totalement les règles sélectionnées par l’usage, et doivent admettre ces règles avec humilité. Hayek considère que la compétition sélectionne les règles : seuls ceux qui adoptent les règles « de juste conduite » survivent, les autres disparaissent, et leurs règles avec eux. Ce darwinisme culturel fonde en apparences une vision à la fois libérale et conservatrice : libérale, puisque la liberté de marché est devenue la « règle de juste conduite » à l’expérience la plus efficace, mais conservatrice, puisque cette « règle de juste conduite » fonde elle-même une tradition, dont les individus ne doivent pas s’émanciper à la légère, sur la fois de leur seule raison.

D’où le jugement de valeur de Hayek, qui condamne tout ordre institué volontairement, toute forme de planification, tout forme d’interventionnisme étatique – pour lui, ce ne sont là que des tentatives de reconstitution de « l’ordre tribal ». D’où également sa récusation de l'idée d'une transparence nécessaire du marché, idée classique chez les libéraux. L'information pertinente, dit Hayek, ne pourra jamais être totalement à la disposition des agents, mais cela n’est pas un problème : les « règles de juste conduite » sélectionnées par la pratique de l’économie de marché font que la sous-information des acteurs est anticipée dans le modèle de la concurrence. D’où, symétriquement, sa récusation de l’idée qu’on puisse agir de manière coordonnée dans l’ordre économique et social : on n’a pas l’information complète et à jour, donc on ne doit pas agir délibérément, mais laisser les « règles de juste conduite » guider l’interaction des acteurs.

La logique de Hayek l’entraîne au-delà de la théorie libérale classique. Pour Adam Smith, la « main invisible » permet au marché de réaliser l’intérêt collectif. En conséquence, Smith admet l’intervention publique lorsque, pour une raison quelconque (distorsion de l’information, par exemple), la « main invisible » se trompe. Hayek, lui, reprend à son compte la théorie de la « main invisible », mais il se refuse à admettre l’intervention publique, parce qu’il considère que la notion même « d’intérêt public » est vide de sens. Par définition, chez Hayek, le résultat des « règles de juste conduite » est ce qui peut se faire de moins mal.

A partir de ce postulat, que par définition les meilleures règles sont celles issues de la « tradition des marchés », Hayek construit une vision générale de la société. Ayant nié qu’il existe des fins supérieures, ayant aboli la notion même d’intérêt public, Hayek en vient à proclamer que par nature, l’échange marchand crée la liberté. Dès lors, toute la construction sociale résulte du marché – c’est la définition chimiquement pure du néolibéralisme.

Dès lors, toute société est anéantie… à l’exception de la société commerciale !

Le fait social ne résulte plus d’une commune adhésion à un système de valeur structurant permettant le développement des interactions ouvertes, ce sont les interactions ouvertes qui, par hypothèse, forment en elles-mêmes le fait social. La loi ne cherche plus à maximiser le bien commun par l’organisation des actions individuelles, elle se contente de codifier les actions qui permettent le moindre mal, c'est-à-dire le maintien et le développement du marché, créateur de la société. La société qui en résulte ignore tout débat sur les fins, elle se limite à l’optimisation des moyens – à chaque individu d’utiliser ensuite ces moyens selon son bon plaisir. Fondamentalement, c’est donc une non-société, une société dénuée de l’affectio societatis (sentiment de constituer une société) que pourrait seul structurer un but commun. Le social, chez Hayek, n’existe qu’à partir de l’individu, il n’a pas d’existence autonome. L’individu est une donne, supposée préexister au social.

La vision de Hayek implique le renoncement aux catégories du « Juste » et de « l’Injuste » telles qu’elles sont classiquement définies. Elle revient à sacraliser le produit du rapport de forces dans le jeu social, produit qui débouche nécessairement sur la victoire de ceux qui ont le mieux suivi les « règles de juste conduite ». Est juste ce qui a permis à l’individu d’atteindre ses objectifs, est donc juste l’adaptation permanente du système social aux objectifs des individus, et plus particulièrement, par la force des choses, aux objectifs des individus qui ont les moyens de s’imposer socialement. Concrètement, la vision de Hayek implique le retour à la loi de la jungle, la mise hors la loi de la solidarité et la négation par principe de toute justice distributive. Le principe d’équité est vide de sens dans la vision hayékienne, et semblablement, la notion même de « devoir d’assistance » est absurde dans cet univers mental désincarné, où il faut obéir par définition au marché, puisque le marché ne résultant d’aucune décision humaine, pur produit de l’abstraction mathématique agissante, est par hypothèse incritiquable. Le marché de Hayek, dit AdB, remplace le Léviathan de Hobbes.

Evidemment, dans ces conditions, l’Etat n’existe quasiment plus chez Hayek. Son seul rôle est de protéger le marché. De même, la notion de souveraineté disparaît : puisque personne ne dirige, à part le marché, personne ne peut réclamer le principe de souveraineté, toute autorité est supposée partagée, ou en tout cas partageable. La personne artificielle du Souverain n’est plus concevable.

A partir de là, la notion de peuple est également vide de sens. S’il n’y a plus de souveraineté, il n’y a plus de peuple possible. Par là, curieusement, Hayek rejoint Marx – qui annonçait le dépérissement de l’Etat dans la société sans classe, du fait de l’autosuffisance de la société civile. La nuance, évidemment, est que dans la société de Hayek, ce dépérissement n’implique aucune disparition préalable des hiérarchies de classe…

Tout se passe, chez Hayek, comme s'il n'y avait aucune alternative entre la table rase et une totale soumission à l'ordre établi sur le marché. Ayant démontré que le Souverain ne peut pas maîtriser la totalité de la construction humaine, Hayek en déduit que le Souverain ne peut rien faire du tout, donc qu’il n’y a pas lieu d’être. Conséquence de ce syllogisme : la théorie néolibérale formulée par Hayek est terriblement incapacitante. Elle cautionne le conservatisme, certes, mais le conservatisme borné, celui qui refuse tout principe de changement, toute action pour améliorer l’ordre des choses.

Semblablement, la conception de Hayek nie tout libre arbitre – exactement comme la théologie protestante, elle affirme que si l'homme peut faire ce qu'il veut, il n’en est pas moins prédéterminé à vouloir ce qu’il veut. L’énorme différence, évidemment, entre la pensée de Hayek et la théologie protestante, c’est que dans la pensée protestante, c’est Dieu qui a prédestiné l’homme, alors que chez Hayek, c’est le marché. Sous cet angle, à mon humble avis, la pensée de Hayek ressemble beaucoup à une pathologie de la pensée protestante malencontreusement sécularisée. AdB parle d’un « monothéisme du marché » : l’expression est belle.

On voit désormais que si la pensée de Hayek semble conservatrice, elle est en réalité destructrice de toute tradition authentique. « Hayek », dit AdB, « ne fait l'éloge des traditions que dans une perspective instrumentale, en l'occurrence pour légitimer l'ordre marchand. A ses yeux, les traditions ne sauraient avoir de valeur que pour autant qu'elles constituent des ‘régulations prérationnelles’ ayant favorisé l'émergence d'un ordre impersonnel et abstrait dont le marché constitue le résultat le plus achevé. »

En réalité, Hayek rejette toutes les traditions, car une tradition est toujours particulière, alors que les règles formelles définies par la pensée néolibérale visent à l’universalisme désincarné, l’universalisme mathématique du marché. Le traditionalisme hayékien ne se rapporte en fait qu'à la tradition marchande de l’extinction des traditions. « L’ordre tribal » honni par Hayek n’est rien d’autre que la société traditionnelle, la communauté charnelle par opposition à la société désincarnée fabriquée par le marché.

Niant le principe de souveraineté sans lequel il n’est point d’Etat, niant le principe de territorialité, et donc d’enracinement, sans lequel il n’est pas de pays, niant le lien social comme préalable à la formation de l’individu, et donc niant jusqu’au principe sans lequel il n’est point d’humanité consciente d’elle-même, donc point de peuple, le soi-disant « libéralisme de type traditionnaliste » (formule de Yvan Blot citée par AdB) est par nature l’ennemi de l’idée nationale. En réalité, c’est l’ordre étendu de Hayek qui résulte fondamentalement d’une intervention malencontreuse négatrice – d’abord la construction du marché, qui est lui-même un ordre institué ; ensuite par l’intervention de Hayek lui-même, lorsqu’il énonce que le marché fonde la société, et qu’en conséquence tous les autres piliers de la construction sociale doivent être abattus pour que subsiste le seul marché.

Bien évidemment, derrière le discours de Hayek, on retrouve des intérêts de classe. L’idée que le marché est un jeu équitable, où gagnent ceux qui ont suivi les règles « de juste conduite », ne correspond tout simplement pas au réel. Dans la réalité, le jeu spontané du marché favorise les acteurs qui ont atteint une certaine taille critique, c'est-à-dire les riches. En fait, Hayek, en énonçant qu’il ne faut pas permettre à l’intervention humaine de perturber les règles « de juste conduite » qui doivent régir les acteurs oublie que l’un de ces règles de juste conduite, c’est justement qu’il faut parfois que le régulateur encadre, voire corrige le marché. Aporie qui démontre bien le caractère sophistique de la logique hayékienne, et les arrière-pensées qui la caractérisent. On est là très, très loin des intérêts de la nation, et a fortiori d’un quelconque « national-libéralisme ».

Telle est la thèse d’Alain de Benoist, en 1989. Elle n’a pas pris une ride. Il n’y a, à mon avis, rien à en retrancher, rien à ajouter. C’est une boîte à outils pour démonter la pensée national-libérale contemporaine. Scriptoblog ne pouvait que la résumer pour la mettre à disposition des lecteurs pressés : c'est fait.

Citons, pour finir, la conclusion d’AdB en 1989 :

« Une société qui fonctionnerait selon les principes de Hayek exploserait en peu de temps. Son instauration relèverait en outre d'un pur ‘constructivisme’ et exigerait même sans doute un Etat de type dictatorial. Comme l'écrit Albert O. Hirschman, ‘cette prétendûment idyllique citoyenneté privatisée qui ne prête attention qu'à ses intérêts économiques et sert indirectement l'intérêt public sans jamais y prendre une part directe, tout cela ne peut se réaliser que dans des conditions politiques qui tiennent du cauchemar’.

Qu'on puisse prétendre aujourd'hui rénover la ‘pensée nationale’ en s'appuyant sur ce genre de théories en dit long sur l'effondrement de cette pensée. »

Force est de constater, hélas, que cette conclusion, elle aussi, reste d’actualité…

Michel Drac