Pour donner une idée de l’univers mental dans lequel pataugent les économistes officiels, on peut se référer à l’exemple élémentaire imaginé par Jean Gadrey et Florence Jany-Catrice dans Les Nouveaux Indicateurs de richesse (La découverte, 2005, p.21) : « Si un pays rétribuait 10% des gens – notent ainsi ces deux auteurs – pour détruire des biens, faire des trous dans les routes, endommager des véhicules, etc., et 10% pour réparer, boucher les trous etc., il aurait le même PIB qu’un pays où ces 20% d’emplois (dont les effets sur le bien-être s’annulent) seraient consacrés à améliorer l’espérance de vie en bonne santé, les niveaux d’éducation et la participation aux activités culturelles et de loisir. » Un tel exemple permet, au passage, de comprendre l’intérêt économique majeur qu’il y a, d’un point de vue libéral (et comme Mandeville est le premier à l’avoir souligné, dès le début du XVIIe siècle), à maintenir un taux de délinquance élevé. Non seulement, en effet, la pratique délinquante est, généralement, très productive (incendier quelques milliers de voitures chaque année, par exemple, ne demande qu’un apport matériel et humain très réduit, et sans commune mesure avec les bénéfices ainsi dégagés pour l’industrie automobile). Mais, de plus, elle n’exige pas d’investissement éducatif particulier (sauf, peut-être, dans les cas de la criminalité informatique), de sorte que la participation du délinquant à la croissance du PIB est immédiatement rentable, même s’il commence très jeune (il n’y a pas ici, bien sûr, de limite légale au travail des enfants). Naturellement, dans la mesure où cette pratique est assez peu appréciée des classes populaires, sous le prétexte égoïste qu’elles en sont les premières victimes, il est indispensable d’en améliorer l’image, en mettant en place toute une industrie de l’excuse, voire de la légitimation politique. C’est le travail habituellement confié aux rappeurs, aux cinéastes « citoyens » et aux idiots utiles de la sociologie d’État.
Jean-Claude Michéa, L’empire du moindre mal