mercredi 1 décembre 2010

Se faire plaisir… peut-être, mais à quel prix?


Depuis un temps, Mathieu Bock-Côté nous offre une très fréquente série d’éditoriaux dans le journal 24h. Ses articles sont en général de courts textes polémiques se spécialisent au niveau de la critique politique sous-jacente au politiquement correct, au multiculturalisme ainsi qu’à l’abstraction identitaire. Le tout mélangé avec une rhétorique de droite classique, plus ou moins empruntée au Gaullisme français, ce qui est plutôt harmonieux avec sa revendiquée étiquette de souverainiste conservateur. Ce langage « droitard », ne doit pas être pris au pied de la lettre, surtout dans le contexte nord-américain (et même français) actuel, car ceux qui connaissent ses positions savent que le fond de sa critique effleure bien souvent ce que nous appelons ici (par facilité) la droite. Constat logique, sachant que cette droite aime à se cacher derrière les positions de la gauche sur les questions de politiquement correcte et de multiculturalisme.  Cela dit, le 9 novembre dernier (1), nous avons eu droit à un papier particulièrement douteux et faisant une nette rupture d’avec le fond idéologique que nous avions appris à aimer. Malgré qu’il soit compréhensible que l’espace, particulièrement favorable du moment, à la droite lui ait donné envie de surenchérir dans un quotidien ne visant pas particulièrement un marché d’intellectuels. Ce texte a malheureusement eu comme fâcheusement conséquence d’emmener notre libre penseur dans le sombre territoire du conformisme de droite, monopolisé habituellement par les ennemies du camp souverainiste. Cela est plutôt navrant, sachant bien, que ce grand critique du politiquement correcte de gauche doit inévitablement connaître l’existence de celui de droite? Loin de moi l’idée de lui tenir rigueur par principe à sa position pro Israélienne, mais par contre je me dois de lui faire grief sur l’incohérence et l’inconséquence de ce choix en parallèle de celles normalement défendues, autrement dit, ses idées souverainistes. De plus, ce petit édito possède, en plus des casseroles sionistes habituelles, une théorie des plus farfelue qui mérite d’être regardée de plus près.

Mais d’abord, quelle est l’argumentation générale de l’édito?

1.       Il y a un consensus (sous-entendus à gauche) contre Israël, un consensus de complotiste qui encouragerait et/ou créé des calomnies non fondées contre Israël.

2.       L’explication de ce consensus n’est pas que l’antisémitisme (car il y en aurait aussi), mais serait une offensive antinationiste de mondialistes (cette fois clairement de gauche) qui manipuleraient la cause palestinienne pour attaquer la souveraineté de la nouvelle nation juive qui se défend. Ces attaques seraient symboliques et ayant pour but de discréditer le fait national dans son ensemble.

3.       Il y a (pour prouver ce consensus) une asymétrie de l’indignation quand l’un se fait attaquer par l’autre (sous-entendant qu’il y a symétrie entre les attaques).  

4.       On a le droit de critiquer Israël, mais ceux-ci ont aussi le droit de se défendre.   

Pour commencer ma critique, je me dois de souligner un détaille préalable très important et faisant office de toile de fond à la critique du sionisme et d’Israël, qui est la problématique de l’antisémitisme à la sauce hitlérienne. Cette accusation pavlovienne ne peut en aucuns cas être reprise dans la situation actuelle pour critiquer ce que par convention l’on appelle la gauche anticoloniale (ou moi étant donné que je m’apprête à la défendre sur certains principes), pour la raison simple qu’Israël n’est pas un complot, mais une réalité constatée et vérifiable. Autrement dit, les raisons pour lesquelles certains juifs sont pointés du doigt aujourd’hui sont les mêmes que celle attribuée à tout État, ce qui inclut leur ancien bourreau. Pour donner des exemples caricaturaux, mais explicites : auriez-vous accusé de racisme anti-allemand, ceux qui ont condamné hargneusement l’annexion militaire de la Pologne au 3e Reich en 1939 ? Est-ce que Mandela était un raciste anti-afrikaner lors dès sa mobilisation contre l’apartheid ? Qui oserait dire cela sans faire rire de lui ?

De plus, n’ignorons pas le réflexe polémique qu’apporte la diabolisation (car il s’agit pratiquement toujours de diabolisation). Si l’accusation d’antisémitisme est si vite attribuée, c’est surtout parce que l’environnement idéologique d’aujourd’hui est hostile à ce même antisémitisme, ce qui a pour cause de brimer la crédibilité du sujet et, du coup, occulte le fond même du débat. Ce procédé est bien connu et est le même que combat Mathieu Bock-Côté quand il dénonce la rectitude politique autour des débats sur le multiculturalisme et l’immigration, mais comme celui-ci nous le rappelle si bien : « Antisémitisme ? L’explication est trop simple. » 

Effectivement, comme je viens de le démontrer l’explication manque de substance. Malgré tout, sa propre explication n’est pas moins tordue, et cela, pour plusieurs raisons. D’abord, parce que faire de l’État sioniste un exemple de souverainisme face aux hordes de cosmopolites « intoxiqués au pacifisme intégral » est soit naïf soit débordant de mauvaise foi. La première chose à souligner si l’on veut réfléchir sur la véracité de cette affirmation, serait de savoir si les partisans inconditionnels d’Israël, dans la diaspora, sont d’abord porteurs de quelconques valeurs souverainistes du pays qu’ils habitent. Rien que pour la France, citer les B.H.L., Kouchner, Attali ou Klarsfeld suffi à transformer n’import quel souverainiste (même à l’extrême gauche) en horrible antisémite nazi avant même toutes considérations. Au Canada, ce n’est pas tellement mieux avec les membres du B’nai B’rith et du C.J.C. (congrès juif canadien) qui ne sont pas reconnus pour sympathies souverainistes. Disons même que le facteur commun de tout ce beau monde, est plutôt un mondialisme des plus radical, qui s’agrémente souvent d’un double langage quand il s’agit d’Israël. Un double langage franchement insupportable qui ne peut en aucuns cas converger avec le souverainisme, même le plus basique. Il existe bien des souverainistes juifs (2) (notamment Éric Zemmour), mais ceux-ci, quand bien même seraient-ils sionistes, doivent rester silencieux à ce sujet, dans le but d’être un minimum conséquent d’avec les idées qu’ils défendent. Le deuxième point à prendre en compte pour valider l’idée d’un Israël souverainiste et conséquent, serait ses relations avec les autres pays. Tous ceux qui connaissent un minimum le Mossad et les Sayanim vous affirmeront qu’un pays qui aurait comme prétention d’être un exemple de souverainisme, n’utiliserait pas à outrance le lobbying, l’espionnage et la manipulation politique extérieure (3) comme le fait ouvertement Israël, mais aurait à cœur de ne pas nuire à ce point à leurs Alliés. Le troisième point est bien évidemment son peuple et ses dirigeants, qui ne sont pas reconnus pour être très justes et honnêtes envers leurs voisins (4). En fait, le gouvernement israélien se fait une carrière de se moquer des règlements de l’ONU, qui (rappelons-le) est ce « détestable machin bureaucratique » qui a donné aux sionistes leur pays. Comme quoi la reconnaissance n’est pas un acquis universel.

Non vraiment ! L’argumentation boiteuse de Mathieu Bock-Côté n’est pas à la hauteur de ses habitudes et se laisse même tenter par quels stéréotypes comme le fameux « complotisme » des détracteurs d’Israël et le tout aussi fameux « droit à la critique d’Israël », mais comme toujours, sans exemples de ce que serait une critique légitime. L’aberration que je crois la pire du texte, ce trouve dans sa théorie du front commun cosmopolite et pacifisme des gauchistes antisionistes (et parfois secrètement antisémite). Sans entrer dans les détails, il est important de noter que l’une des causes principales de l’antisémitisme dans le passé était justement le cosmopolitisme et l’antinationisme dont le judaïsme est historiquement le plus porteur. Je dois préciser que d’évoquer cette évidence historique n’est pas un acte de vilain antisémite, mais bien un fait très banalement logique de la part d’un peuple dont la culture s’est constituée hors de toutes terres d’appartenances (5). Néanmoins, il s’agit moins d’un peuple au sens ethnique du terme que d’un imaginaire culturel, car il est aussi assez bien reconnu que les descendants du peuple de la Torah sont en grande majorité les palestiniens d’aujourd’hui (6) et non les ashkénazes d’Europe de l’Est illuminés et racistes que semble soutenir notre ami Mathieu Bock-Côté. J’irais même plus loin en prétendant que ceux qui seraient les mieux à même de refléter ses antipathies seraient beaucoup plus des sionistes que des antisionistes.

Mon dernier point de critique est le classique : « Israël a le droit de se défendre » déjà évoqué. Ce point serait fort acceptable dans une situation normale, mais Israël n’est pas un pays comme les autres et a une légitimité particulièrement contestable. Je m’explique. Ce projet de pays, quoiqu’imaginé bien avant 1948, n’a pu être réalisé que par trois conditions ; d’abord la Deuxième Guerre mondiale et ses conséquences sur les juifs (7). Ensuite, l’Angleterre (grand colonisateur) ayant justement un terrain les intéressait : la Palestine. Pour finir, un mépris non négligeable pour les autochtones sur place (ce qui est un classique britannique assez reconnu ici par ailleurs). C’est trois conditions réglées, une belle grosse colonie d’européens se disant maintenant propriétaire des lieux, par leur titre de propriété que sont leurs textes sacrés, ont pu faire le ménage et écarter les envahisseurs impurs sur place. J’exagère, je sais ! C’est vrai qu’il y a eu des ententes et des partitions non respectées, mais au final cela revient à un Israël au centre de deux petites parcelles de terre coupées du monde et sans possibilités de vies étatiques saines. En fait, tout a été fait pour que la Palestine ne puisse pas exister comme état normal, ce qui explique assez aisément les sursauts de radicalisme islamique (8) que nous constatons aujourd’hui. Ce radicalisme est, nous le savons tous, la situation idéale pour être moralement en mesure de continuer à coloniser illégalement le reste du territoire, de bombarder les populations (9) quand ils s’énervent trop et de jouer au gendarme chez leurs voisins quand le moment s’y prête ! (10) Grosso modo, plus leurs ennemis deviennent radicaux, plus l’armée israélienne peut s’en permettre (vous savez, un terroriste n’a aucuns droits !) et du coup nous donner l’illusion d’un Israël, « seul vrai pays démocratique de la région », qui se défend contre les fanatiques tout autour de lui. Voilà quelques remarques qui, je le crois, laissent percevoir une asymétrie bien plus condamnable que celle que pourraient avoir les opinions d’une gauche obstinée à toujours prendre parti pour les faibles plutôt que les forts.

Avant de finir, il me faut m’exprimer sur le concept d’inconséquence entre l’idéologie souverainiste normalement défendue par Mathieu Bock-Côté et sa position sioniste nouvellement déclarée, car c’est sur ce point que culmine mon malaise quand je lis ce genre de textes. Ce que je veux dire c’est que le nationalisme se justifie normalement par l’addition d’un peuple et d’une terre. Les deux seules raisons qui font qu’un peuple peut se réclamer moralement d’une terre sont soit : « la loi du plus fort » ou bien « la loi du respect de celui qui est tout simplement là ! » La première loi a été un peu le résumé de l’Histoire de l’humanité (la colonisation) et qui peut encore se justifier aujourd’hui par des alibis universalistes, mais difficilement par le vol pur et simple d’un territoire (11). La seconde est celle qui est avancée surtout par ceux qui essaient de se libérer ou bien seulement de survivre. Quand on est de la seconde option, on se fait généralement le porteur d’un juste partage du monde et on se doit de rester cohérent si l’on veut éviter les tracas qu’impose l’anéantissement. L’exemple du Québec en est une incarnation des plus évidente, car quelle légitimité morale peut-on avoir auprès du Canada, dans notre affirmation identitaire, si nous la refusons aux autochtones du Québec ? Évidemment, on peut bien se dire « ils sont des vaincus », mais alors que pouvons-nous dire de nous ? Ne sommes-nous pas aussi des perdants dans l’Histoire ? Donc pas de droits moraux en tant que peuple, mais seulement l’acceptation tranquille de l’assimilation anglo-canadienne et mondiale au nom de la force brute et culturelle (ou pour se conformer à l’époque, disons multiculturelle) que porte la loi du plus fort (12). Thèse dure à soutenir pour un défenseur de la cause du Québec ! À moins d’être adepte de la double pensé ? Pour les relations Israélo-palestinienne, disons que c’est la même chose en pire, car ils n’ont même pas la chance de se faire offrir l’assimilation étant donné qu’il y a partition. Partition évidemment asymétrique puisque séparée en deux et ghettoïsée. Un peu comme si nous avions déporté les autochtones dans des réserves sur l’île de Baffin, où ils ne pourraient ni sortir ni faire de commerce (13). Dans un cas équivalent, nous n’aurions évidemment pas à nous surprendre de voir les Amérindiens poser des bombes (la crise d’oka devrait lever tous doutes à cette théorie). En résumer, qu’un partisan du fédéralisme canadien (ou plus généralement du nouvel ordre mondial) se port défenseur d’Israël est une chose tout à fait cohérente avec la pensé de la loi du plus fort, mais pour un souverainiste… il y a évidemment double langage qui ne s’explique absolument pas par des raisons philosophiques. En fait, mon analyse sur ce papier serait plutôt que Mathieu Bock-Côté, en bon homme de droite, veut se faire le plaisir de défendre la loi du plus fort, mais étant donné qu’il est aussi un souverainiste, il force la chose en faisant passer les bourreaux pour les victimes. Le tout en attaquant le consensus de ceux qui jouent constamment le monopole de la vertu, soit les mondialistes adepte du multiculturalisme. C’est tordu, mais ça me semble cohérent.       

Pour conclure, si Mathieu Bock-Côté est un intellectuel brillant, il n’en demeure pas moins que l’influence du mouvement dit conservateur est suivie avec un peu trop de zèle. Le sionisme occidental de type « conflit de civilisation », n’a rien de bon à proposer aux souverainistes quoi qu’on en dise et serait plutôt à ranger parmi les ennemis, même si parfois conservateur et antigauchiste. Quoiqu’il soit très vrai qu’il y a des conservateurs qui sont souverainistes, ceux-ci ne doivent pas oublier que ce qu’un conservateur cherche à conserver n’est pas toujours la même chose, tout dépendant d’où il vient.

Benedikt Arden (décembre 2010)

(1) http://bock-cote.net/La-faute-a-Israel         

(2) Je ne parle évidemment pas de souverainisme israélien, mais de souverainisme français. 

(3) La guerre de 4e génération à l’Américaine notamment.  

(4) Je sous-entend par-là les colons, qui ont entrepris de conquérir parcelle par parcelle les territoires Palestiniens jusqu’à l’obtention du grand Israël, et du gouvernement qui est un grand partisan de la guerre préventive, de la démesure dans ses contre-attaques (voir l’histoire de la flottille), sans oublier son constant non respect du droit international.

(5) À ceux qui ont l’antisémitisme facile, je ne vois pas en quoi l’idée que la religion juive serait à l’origine d’une idéologie tout à fait en vogue dans les milieux d'élite serait une quelconque insulte.

(6) Voir la thèse de l’historien Israélien Shlomo Sand :

http://www.dailymotion.com/video/xdbkah_shlomo-sand-sur-les-vrais-descendan_webcam

(7) Ce qui a donné aux juifs un bien plus grand poids moral pour réclamer un terrain que par le passé.

(8) Cette souffrance extrême qui fit naître le radicalisme à base religieuse du Hamas et qui eut comme fâcheuse conséquence de remplacer le nationalisme laïc du Fatah, ce qui est parfait dans un cadre de diabolisation. 

(9) Sous prétexte qu’ils cacheraient des terroristes

(10) voir la guerre du Liban ou l’attaque de la flottille de Gaza pour s’en convaincre.

(11) Certains diront qu’il y a la justification de celui qui était là le premier (c’est ce que revendiquent les Israéliens), mais que cette affirmation soit vraie ou fausse, elle résultera nécessairement une purge de population par la force qui revient à la première option (loi du plus fort). Cette situation est une quasi constante dans les périodes de décolonisations.    

(12) Effectivement, il y a toujours l’option du radicalisme armé, mais n’oubliez pas qu’un terroriste n’a aucuns droits !  

(13) Quoique certains prétendent le contraire, il n’y a pas d’autres obstacles à la sortie de leur réserve autres que celle que leur impose leur propre volonté.  

vendredi 19 novembre 2010

L'Argent Dette 2 : Promesses Chimériques 2010 FR intégral


L'Argent Dette 2 : Promesses Chimériques 2010 FR... par bankster2008

Renflouements, plans de relance, dettes empilées sur d'autres dettes. 
Quand tout cela prendra-t-il fin ? 
Comment sommes-nous arrivés à une situation où il n'y a jamais eu autant de richesse matérielle ni de productivité, et où pourtant tout le monde est endetté auprès des banquiers ?

samedi 23 octobre 2010

L’autre grande noirceur ou la montée de l’extrême centre radical


Comme tous ceux qui critiquent le système doivent l’avoir compris, nous vivons un âge très sombre en ce qui a trait à la liberté d’expression. Malgré le déni des censeurs, cette liberté est constamment bafouée sous prétexte de ne pas être aligné à une espèce de moralité implicite de l’intelligence faisant office d’axe de la raison. Tous les discours dissidents ne suivant pas les prémisses de cet axe sont considérés comme émanant d'instinct pervers, d’émotions irrationnelles ou tout simplement d’ignorances. Cet axe du bien d’une moralité écrasante possède plusieurs noms : politiquement correct, rectitude politique, pensée unique, idéologie dominante, etc. Tous ceux d’entre vous qui fondent l’objet de ses ostracismes connaissent son aspect liberticide et son fondement profondément antidémocratique. Aspect antidémocratique et profondément révoltant qui en est d’autant plus renforcé, que ses représentants ne semblent pas même en être conscients tellement elle est ancrée en eux, ce qui les pousse à être aveugles au flagrant parallèle entre eux et les moralisateurs d’une ancienne époque qu’ils appellent ironiquement « la grande noirceur ».  

Malgré l’immense travail que nos contemporains de la pensés critiques ont pu faire jusqu’à maintenant, le concept de « politiquement correct » (pour choisir un nom en particulier) reste toujours assez nébuleux au sens où l’on a de la difficulté à savoir précisément sa nature doctrinale. Bien sûr, le concept de politiquement correcte n’est pas une doctrine clairement définie, donc il n’y a pas de consensus philosophiques chez ses protagonistes, d’autant qu’il s’agit bien plus souvent de cries du cœur que de raisonnements à proprement parlé (ce qui explique que ceux qui en sont les plus redoutables représentants sont rarement des intellectuels, mais plutôt des artistes de la télé ou de la chanson, car non soumis aux dures lois de la dialectique). La nature du politiquement correct en est d’autant plus floue que ces autres personnes, qui cherchent à le combattre, ne s’entendent généralement pas sur sa forme. Autant sa critique de droite l’associera à une politique d’angélisme, autant sa critique de gauche l’associera à celle de l’égoïsme, ce qui revient finalement à ne pas vraiment le combattre, car ces constats sont à la fois vrais et faux dans les deux cas. En fait, le politiquement correct ne peut tout simplement pas être compris avec la grille de lecture gauche/droite, comme à peu près tous concepts philosophiquement cohérents, et donc exigeant un relief bien plus complexe. Les concepts de gauche et de droite sont d’ailleurs des fourre-tout qui alimentent implicitement le politiquement correct et nous empêchent de comprendre la réalité dans toute sa complexité en nous limitant à deux kits de pensée à première vue arbitrairement constitués, mais qui loin d’emmener de la pertinence, le réduit à un jeu de : « C’est toi! Non, c’est toi! ». Mais bref, comme le sujet reste encore peu exploité et que la nécessité s’y prête, j’essaierai de clarifier dans cet article sa nature idéologique ainsi que les mécaniques qui nous ont amené jusqu’à cette nouvelle « Grande Noirceur ».

Du socialisme au gauchisme contemporain, en passant par le libéralisme politique

Pour comprendre la genèse du politiquement correct, nous devons d’abord revenir à l’histoire des idéologies, car cette pensée (si l’on peut l’appeler ainsi) est le fruit d’une assez longue évolution. Avant d’expliquer les mélanges d’idées, il nous faut revenir aux concepts primordiaux, car il y a une différence considérable entre ce qu’étaient ces idéologies par rapport à ce qu’elles sont devenues. D’abord, pour sa partie de gauche, il faut savoir que le gauchisme est un terme qui provient de la répartition des parlementaires (suite à la révolution française) d’après leurs oppositions/acceptations du nouveau régime en place. Ceux de droite étant les « réactionnaires » favorables au retour de la monarchie (et plus généralement aux traditions) et ceux de gauche étant favorable au changement de régime (république, libéralisme, etc.) et de ce fait aux avancées du droit individuelles (1). Les places étant prisent en fonction de la radicalité des positions, nous retrouvons grosso modo une genèse ressemblant à l’échiquier politique actuel soit de l’extrême droite à l’extrême gauche en passant par le centre. Mais contrairement à nos jours, les gauchistes de l’époque étaient surtout des progressistes au sens libéral du terme, issus du libéralisme politique (ou culturel). Ce libéralisme politique n’est pas d’essence très égalitaire (2) (axé sur la revendication des libertés individuelles) et s’incarne dans une philosophie du moindre mal volontairement amorale. Cet amoralisme puise ses sources dans une hantise de la volonté du bien, jugé comme source du mal et plaide pour une justice légaliste basée sur le droit et privatise la morale et la philosophie (relativisme moral) (3).

Pour ce qui est du socialisme, c’est tout l’inverse, car le socialisme est une idéologie particulièrement moraliste. En gros, l’idéologie socialiste considère qu’une société qui tolère qu’une majorité de gens soit exploitée par une minorité est particulièrement immorale, ce qui est indiscutablement une lutte pour le bien basée sur une morale quelconque. Les postures qui s’en découlent ne sont donc absolument pas les mêmes que celles des libéraux (gauchistes d’origine), car eux veulent imposer un bien commun et non une charte de droit amorale. Ce qui fait que les socialistes ne sont pas directement opposés aux traditions (4) et aux idées communautariennes comme le sont les libéraux de l’époque, ce qui les a amenés à être plutôt absents du dualisme droit/gauche précédemment décrit (5).

Donc, qu’est-ce qui s’est passé pour que ces deux doctrines fusionnent ensemble ? Bien en fait, plusieurs réalités historico-pragmatiques (comme l’affaire Dreyfus, la lutte contre le fascisme/nazisme (6), l’opposition à la monarchie et bien sûr, la politique politicienne), ont rendu cette mutation possible. Il est aussi important de noter que le socialisme en question se devait d’être compatible au libéralisme, car comme toutes idéologies, elle possédait ses variantes de radicalités.

Le socialisme libéral

Quoiqu’il fallut bien des années avant que cela se passe, le côté capitaloseptique des formations politiques gauchistes finit par disparaître complètement (7) et avec lui toutes les revendications de changement radical de la société. Malgré tout, ce « gauchisme moderne » n’est pas redevenu la doctrine philosophique amorale d’antan, car celui-ci conserva le côté moralisateur du socialisme, mais le transféra presque exclusivement dans les causes sociétales et centra donc son égalitarisme dans les luttes antidiscriminations plutôt que dans les luttes sociales de jadis (8). Ce moralisme nouvellement acquis du socialisme avait l’immense avantage de pouvoir transcender l’un des paradoxes principaux du libéralisme originel, soit la manière de hiérarchiser les droits avec l’appui d’une philosophie quelconque, ce qui manquait auparavant et qui rendait la gestion du principe de « ma liberté s’arrête où celle des autres commence » si compliqué dans les faits.   

Ce qui rendait la vie si dure au libéralisme dans la pratique, était qu’ils ne se permettaient aucuns autres arguments, pour limiter la liberté, que la liberté elle-même, ce qui rend les choses plutôt difficiles quand l’on réclame des droits qui vont à l’encontre d’autres droits (9). Le problème se corse davantage s’il s’agit de droits aux styles de vie différents, voire antagonistes, d’avec les collectivités auxquelles ils appartiennent et qui sont donc en contradiction avec les droits des autres (10). Le problème à ce niveau transcende donc le juriste pour maintenant devenir politique, car la majorité étant par définition plus nombreuse que les marginaux, le pouvoir allait dans le sens de la démocratie et perpétuait donc la tradition.  Ce scandale doctrinal put donc être résolu grâce à l’arrivée de la lutte antidiscrimination, et de son corollaire logique le communautarisme victimaire. Cette lutte contre la discrimination, non toujours dénuée de tout fondement dans l’Histoire, est malheureusement très subjective et a tendance à se caricaturer très vite en lutte contre l’homogénéité et en promotion de tout ce qui est différent (11). Ce moralisme a fini, par mutation sémantique et/ou par mauvaises habitudes, par considérer la marginalité comme une moralité en soit et devint de plus en plus aveugle aux réalités concrètes de la vie (12) et continua sa dérive jusqu’à nier les abus des profils victimaires et donc des préjudices des profilés jugés comme dominants. Cette lutte contre la discrimination en fonction du faciès devint de plus en plus de la lutte pour la discrimination en fonction des autres faciès jusqu’à devenir la fameuse discrimination positive d’aujourd’hui. Cette discrimination positive (13) est par ailleurs un concept très critiquable et très inégalitaire dans les faits, car offrant un avantage flagrant à une partie de la population face à l’autre, mais devenu moralement acceptable par la diabolisation et l’essentialisation du profile dominateur, en somme intolérant par nature (14). Cette logique amènera donc ses adeptes à combattre les fondements de leur propre société en détruisant les bases même de la communauté. Ce qui a pour effet d’emmener la société vers l’individualisme le plus détestable. Et d’autant plus détestable, qu’il provient de gens n’ayant que le mot solidarité en bouche.  

Du conservatisme au néoconservatisme

Comme dit en introduction, il n’y a pas que du politiquement correct à gauche, mais aussi à droite, mais comme pour le socialisme, il provient aussi d’une mutation idéologique survenue dans son histoire. Disons, pour faire simple, qu’il est l’union du conservatisme (réactionnaire sur l’échiquier politique, défenseur des traditions et porteur de morales religieuses) avec l’idéologie économique libérale (aussi amorale que le libéralisme politique) pour des raisons assez similairement pragmatico-politicienne d’avec les idéologies des paragraphes précédentes. Comme pour le socialisme, le conservatisme économique (protectionnisme, mercantilisme) a peu à peu disparu de la diaspora politicienne à l’instar de l’économie socialiste originelle. Avec le temps, les conservateurs se sont subtilement métamorphosés en néoconservateurs, dont le conservatisme peut être résumé simplement en une apologie du darwinisme social. Ce conservatisme purgé de tout élément antilibéral, les emmena à centrer leur combat contre l’économie keynésienne (économie dirigée), vue au pire comme un type de dictature ou au mieux comme un modèle économique rétrograde et archaïque.

Du socialisme libéral au libéralisme économique

Malgré l’apparent dualisme néoconservateur/socialolibéral, ces concepts, au lieu de se repousser et de se radicaliser minimalement comme ils le devraient à première vue, se centralisent et finissent même par se compléter pour former un pôle unique (que j’appellerai pour l’occasion moralo-libéral, étant donné que je n’ai pas de meilleurs noms) et divisé uniquement que par l’artifice de l’image, dans le but de conserver un minimum de crédibilité envers le naïf électorat. Pourquoi c’est deux idéologies se complètent-elles? Bien pour plusieurs raisons, mais premièrement parce qu’elles s’ignorent mutuellement (15). Chacun de son côté se faisant une caricature de son adversaire (communiste chez l’un et fasciste chez l’autre), ils finissent par vivre dans un tel théâtre qu’ils deviennent incapables d’analyser froidement leurs propres doctrines et celle de l’adversaire. Autrement dit, la politique « gauche droite » devient une lutte de cloché totalement irrationnelle basé sur une dichotomie manichéenne (de bien et de mal) qui fini par l’aboutissement d’une espèce de téléréalité qui n’a plus rien de politique. Mais au-delà des raisons psychologiques qui aliènent, il y a bien entendu aussi une mécanique intrinsèque dans l’axe gauche droite moderne qui tend vers la pensée unique.

Cette mécanique ne peut être comprise que si nous comprenons la complémentarité qu’ont les deux libéralismes (politique et économique) et qui fait maintenant partie intégrale de l’Axe. Si le libéralisme culturel veut la liberté individuelle des gens, il ne propose tout de même pour gérer la société, qu’un système juridique de droit (16) qui ne peut en aucuns cas répondre à la réalité concrète des sociétés (17). Ensuite en ce qui a trait au libéralisme économique, s’il donne un sens logique à la vie en société (18), il n’en donne en aucuns cas un sens philosophique par le biais de quelques utopies que ce soit. C’est deux manques forts gênants, font des deux libéralismes des corollaires parfais en plus d’avoir comme point central l’amoralisme politique et comme baratin le concept de liberté (19). De cette façon, en acceptant le capitalisme, la gauche règle son problème de dégénérescence sociale, résultant de l’atomisation causée par la généralisation du promu marginal. De l’autre coté, la droite en acceptant la sacralité de l’individu promu par la gauche, délégitime toutes tentative de contrôler l’économie par des discours de liberté individuels.

Mais là où les choses se corse, c’est quand nous analysons le corollaire résultant de leurs mutuelles mutations d’avec le conservatisme et socialisme, car en plus de leurs points communs provenant des idéologies libérales, ils ont maintenant le moralisme en commun. Un moralisme qui les poussent à imposer de concert des convictions amorales et désocialisantes qu’ils présentent comme progrès social (20). Maintenant la morale c’est la liberté de vivre comme on le veut (en faisant fi de toutes règles communes) et le libre commerce. Autrement dit, ce qui est moral c’est « l’individu avant le collectif » (ou individualisme) qui s’incarne dans le droit (gauche) et le marché (droite), voilà l’essence du politiquement correct. En bref, maintenant que nous sommes dans le domaine de la moralité et que cette moralité est basée sur la non-imposition de règles communes, il devient alors immoral de rappeler que la saine vie en commun nécessite un monde commun, il est donc moral au nom de la liberté de nous faire taire… et voilà ! Pas de liberté aux ennemies de la liberté !

La gauche et la droite comme leurre du politiquement correct

Comme il a été dit dans les paragraphes précédents, droite et gauche moderne n’ont plus grand-chose à voir avec leurs bases idéologiques d’origines et les mutations engendrées par leurs évolutions parallèles ont formé « des pensées en kite » si je peux me permettre. Des kites très bien agencés au politiquement correct, mais totalement piégés pour tout ceux qui refuse l’évolution actuelle de notre société. La promotion de cet axe, particulièrement incohérent, par les médias met en avant un clair abaissement idéologique qui ne va pas sans rappeler la novlangue d’Orwel, car limitant la pensée à deux chapelles qui tendent maintenant à s’accoupler vers un extrême centre radical. Même s’il y a encore beaucoup de gens honnêtes qui s’accrochent et tentent coûte que coûte de sauver cette dualité en essayant de renouer avec leurs anciennes significations, je crois qu’il est tout de même malsain de se battre pour conserver des réducteurs de pensées, même s’ils ont eu l’avantage de promouvoir les idées politiques chez les néophytes. Toujours un droitard sera associé au capitalisme débridé et toujours un gauchiste sera associé à un stigmatisateur de majorité chez leurs opposants, alors quoi d’autre que de rediviser les idées pour pouvoir enfin les remettre à l’endroit ? Je pose la question, mais vous seule avez le pouvoir d’y répondre.

Benedikt Arden

(1) Cette définition est très primaire, je vous le concède, mais je me dois de rester concis. De plus, je dois préciser que si je mets de côté les autres sensibilités de la gauche de l’époque (radicaux, jacobins, républicains, etc.), c’est pour la simple raison, qu’en plus d’être des partis très limités à leur époque, ils sont bien souvent très près des idées libérales au sens philosophique du terme.

(2) Non égalitaire au sens de la répartition des richesses, mais favorable à l’égalité en droit, ce qui n’est pas une contradiction si l’on admet que l’égalité des richesses amène une régression du droit de propriété et plus généralement une régression du droit à faire ce qu’on veut.

(3) Cette hantise provient essentiellement des guerres de religion dues à l’émergence du protestantisme en Europe. C’est guerre au nom du « bien » on amener les philosophes libéraux à croire que le bien est source de mal. Cette idée peut se résumer comme la préséance du juste sur le bien.

(4) Les socialistes se sont certes battus contre des traditions prônant l’illégalité, mais pas contre la tradition au sens large.

(5) En fait, les socialistes sont surtout opposés aux idées économistes (aujourd’hui libre-échangiste) dans la prédominance du politique sur l’économique, contrairement au système gauche/droite qui se veut surtout un dualisme progressiste/conservateur.

(6) Encore là et aussi pour confirmer la thèse, n’oublions pas que le fascisme est issu essentiellement du syndicalisme révolutionnaire.

(7) J’exclus par là l’extrême gauche (qui conserve généralement l’idéal égalitaire tout en conservant aussi un côté libéral), mais ce qu’on appelle social-démocratie et qui est de fait en contacte avec la réalité du pouvoir contrairement aux extrêmes.

(8) Dans le contexte où le libéralisme politique est dominant dans la gauche, l’idée de limiter des droits, même pour combattre les inégalités, était quelque chose de difficile à réalisée pour ne pas dire impossible. Alors pour que le terme de socialisme ne devienne pas complètement dénaturé de sens, la lutte contre les inégalités de statuts (toujours subjective, car les hommes sont inégaux par définition) devient une bonne manière de rester progressiste.

(9) La dernière grève des chargés de cours à l’UDM et qui opposaient les étudiants (qui eux risque de perdre leur session) en est un exemple parfait de droits qui s’affrontent (droit de grève VS droit à l’éducation).

(10) La société étant un ensemble de gens interreliés, le droit de jouir de sa conception privée de la vie bonne n’est possible que si l’on vit totalement seule, ce qui n’est généralement pas le cas en ville ou nous devons vivre ensemble. Mais à ce niveau, nous parlons de droits collectifs contre droit individuel, ou selon le jargon libéral « tyrannie de la majorité » contre la juste administration des choses (sic).

(11) L’instant où le « pourquoi ? » fit place au « pourquoi pas »?

(12) Comme considérer les difficultés normales de l’immigration (comme le devoir d’apprentissage linguistique et culturelle) comme de la discrimination.

(13) Le terme de « positif » dans cette discrimination n’est en aucuns cas un gage de bonne discrimination, car aucunes discriminations de l’Histoire ne c’est appelées négatives. Ne soyons pas stupides, toutes discriminations est positives pour ses partisans.  

(14) Cette logique du dominant/dominé par le faciès est très bien expliquée par Clémentine Autain, qui nous explique que l’homme blanc hétéro ne peut être qu’une ordure dominante et raciste et qu’elle-même est un peu dominante parce que blanche (http://www.dailymotion.com/video/x83033_personnalites-impopulaires-5_news (vers 16:00)). En fait, la logique est simple : si homme blanc hétéro = dominant donc méchant, alors femme noir (ou autre) homo = dominée donc bonne. Cette logique est certes l’inverse de celle du Kukuxklan, mais elle constitue tout de même un type de discrimination bien réel.

(15) Les politiciens professionnels sont beaucoup trop intelligents et cyniques pour croire en leurs propres baratins, alors ceux visés sont uniquement ceux qui y croient.

(16) Le reste est jugé arbitraire par ceux-ci.

(17) Il ne peut évidemment y avoir un avocat ou un policier entre chaque personne pour chaque situation de la vie courante.

(18) Disons pour faire simple, que l’économie oblige les gens à avoir des rapports sociaux structurés, sans nécessairement recourir à ce qui fait de nous des êtres sociaux (vision globale, empathie, solidarité, respect de l’autre, générosité, etc.).

(19) Il serait même très légitime de se demander pourquoi deux doctrines aussi incomplètes qu’elles le sont et qui se complète aussi merveilleusement, ont pu faire pour se séparer et s’accoupler avec d’autres idéologies aussi différentes?

(20) Pire encore, de par les jeux de politiques politiciennes en temps électoral, qui revient à faire voter l’électorat pour la partie de sa doctrine que l’on appliquera pas (le social à gauche et le sociétal à droite), les partisans des partis de gauche et de droite ne font que surenchérir sur des menaces qui n’existent pas (ou très peu), ce qui accélère considérablement le rapprochement desdits partis dans les périodes hors élections et radicalise du coup les communes politiques contre l’autre versant de leurs idéologies. Avec ces effets de surenchère, essentiellement dû à un mélange de manipulation des faits et d’incompréhension philosophique, nous vivons un combat à mort complètement fantasmé qui port à croire que la pensée unique serait de la résistance contre des obscurantismes dominant la société ou en vois de la dominer. Cette situation, je le crois, explique bien la véhémence des bien-pensants et leur ignoble mauvaise fois.

mardi 5 octobre 2010

La signification des Événements d’Octobre pour le mouvement ouvrier


« Y’ont ben faite! » me murmure mon père sur le ton de la confidence, alors que nous sommes assis sous le majestueux érable de la cour arrière de la maison par un bel après-midi d’octobre 1970. J’en suis tombé en bas de ma chaise. Mon père qui commentait ainsi positivement la mort de Pierre Laporte! Mon père, le pacifiste, le soumis, qui appuyait le geste des felquistes!

Mon père que nous n’avions presque jamais entendu regimber contre quoi que ce soit. Même pas contre la Reckitt & Coleman où il travaillait depuis 32 ans comme « chauffeur de bowler ». Une job qui l’avait obligé pendant de longues années – depuis, en fait, que nous avions quitté le « bas de la ville » en 1953 pour déménager dans le War Time Housing en face de la Canadair à Ville Saint-Laurent – à se lever à quatre heures du matin pour attraper le premier tramway et être à l’usine, coin Amherst et Craig, assez tôt pour charger de charbon son « bowler » qui allait fournir la vapeur nécessaire au fonctionnement des outils de travail.

La Reckitt, cette compagnie britannique où les contremaîtres, tous anglophones, s’adressaient tout naturellement dans leur langue maternelle aux ouvrières et aux ouvriers, tous francophones. La Reckitt, où le vendredi matin, mon père lavait les « chars » des boss pour un modeste pourboire, comme dans le monologue d’Yvon Deschamps. La Reckitt, où le salaire était si ridiculement bas qu’il obligeait mon père à avoir un « side-line » – comme on disait à l’époque – bref, un autre boulot pour nourrir sa famille et permettre à ses quatre enfants de poursuivre leurs études. Dans la nuit du vendredi au samedi, il remplissait les tablettes chez Steinberg.

La Reckitt où, après trente ans de « loyaux services », mon père gagnait moins que ce que je touchais lors de mon premier véritable emploi d’été à dix-huit ans à la compagnie de Papier Rolland de St-Jérôme. La Reckitt, où mon père avait laissé sa santé, si bien qu’à 59 ans il était, en cette belle journée d’octobre 1970, en convalescence après un infarctus qui avait failli l’emporter.

Comment cet homme si doux, si calme, qui n’aimait pas les conflits, en était-il venu à approuver le geste des felquistes?

Dompté par la crise

Je me souviens que le dimanche après-midi, quand j’avais 7-8 ans, mon père m’amenait avec lui au travail. Nous prenions le tramway 17 – les p’tits chars comme on les appelait – jusqu’à Garland, puis l’autobus jusque dans le bas de la ville. Il m’avait fabriqué une petite voiture et je me promenais dans la machine shop et la chaufferie, en évitant soigneusement les tas de charbon, pour ne pas me salir, sinon ma mère ne m’aurait pas autorisé à y retourner.

Comme tout bon fils, j’admirais mon père. Je le regardais alimenter la fournaise à grands coups de pelle de charbon et je me disais qu’il était l’homme le plus important de l’usine. Sans sa présence le dimanche après-midi pour maintenir le feu, l’usine aurait été paralysée le lundi matin, faute de vapeur; travailleurs, contre-maîtres, employés de bureau, patrons en auraient été réduits à se tourner les pouces.

Mais plus tard, adolescent, sa docilité m’avait révolté. Pourquoi n’élevait-il pas la voix contre l’exploitation dont il était victime? Ma mère essayait de m’expliquer : « Ton père a connu la crise. Il ne mangeait pas toujours à sa faim. » Ça expliquait sans doute qu’il ait consacré le peu de temps libre qui lui restait à oeuvrer dans le chapitre de la Saint-Vincent-de-Paul de sa paroisse pour venir en aide « à ceux qui sont plus pauvres que nous », comme il disait. Parfois, ma mère s’insurgeait parce qu’il aidait des familles dont le père alcoolique dilapidait les maigres ressources familiales. Après être allé leur porter un panier de nourriture, mon père lui disait : « Il y avait des enfants. Ils avaient faim ». Le débat était clos.

La revanche des « nègres blancs »

Il y avait beaucoup de frustrations accumulées, de colère refoulée au sein de la classe ouvrière québécoise des années 1960 et 1970. Les plus jeunes générations l’ont exprimé par des manifestations, des grèves. Mais certains parmi les générations plus âgées, comme celle de mon père, la plupart du temps non syndiquées, qui avaient été domptées par la crise des années 1930 – ces « Nègres blancs d’Amérique » comme les a si justement nommés Pierre Vallières – l’ont fait par procuration, par FLQ interposé. C’était le cas de mon père, comme le révélait sa confidence de cet après-midi d’octobre 1970. Il avait eu en quelque sorte sa revanche. Quelques semaines plus tard, il était terrassé par un nouvel infarctus qui allait lui être fatal.

Quelques années plus tard, les « fils enragés » de la génération de mon père syndiquaient les travailleurs de la Reckitt et déclenchaient une grève pour la signature d’une première convention collective. Il faisait plaisir de voir sur la ligne de piquetage les travailleurs qui se défoulaient contre les patrons escortés par des agents de sécurité pour entrer dans l’usine.

Les ouvrières et les ouvriers de la Reckitt avaient retrouvé leur dignité. Tout comme les milliers de travailleuses et de travailleurs qui se sont syndiqués au cours de ces années, ont débrayé pour appuyer leurs revendications et sont descendus dans la rue pour manifester leur colère. Au palmarès de la combativité ouvrière, mesurée par le nombre de jours de grève perdus, la classe ouvrière québécoise disputait la première place au prolétariat italien. La page des « nègres blancs d’Amérique » était bel et bien tournée.

Cette expression de « nègres blancs d’Amérique » n’était pas une figure de style. En 1961, alors que les hommes Noirs américains avaient en moyenne 11 années d’école à leur actif, les Canadiens français en comptaient une de moins. Même chose pour le salaire moyen. Celui des Noirs américains représentant 54 % de celui des Blancs. Au Québec, le salaire des hommes québécois francophones unilingues atteignait à peine 52 % de celui des hommes anglophones, bilingues ou unilingues. Le parcours de mon père n’était donc pas exceptionnel.

La fusion du nationalisme révolutionnaire avec le mouvement ouvrier

Pierre Elliott Trudeau s’est vanté d’avoir terrassé le nationalisme révolutionnaire québécois. C’est faux. Au lendemain des Événements d’Octobre, celui-ci a fusionné avec le mouvement ouvrier comme la classe dirigeante a pu l’apprécier lors de la grève illégale du Front commun et le mouvement de grèves, d’occupations d’usines, de postes de radio et même de ville – comme ce fut le cas à Sept-Iles – qui a suivi l’emprisonnement des chefs syndicaux en 1972. On n’entendait plus « SOS FLQ » sur les lignes de piquetage. Le mouvement ouvrier s’était pris en mains.

Il est vrai que le nationalisme révolutionnaire a été dévoyé par la suite par l’action d’agents fédéralistes comme Claude Morin au sein du Parti Québécois et des organisations soi-disant « marxistes-léninistes » au sein du mouvement ouvrier. Mais c’est une autre histoire. (J’en ai décrit les péripéties dans L’autre histoire de l’indépendance, Éditions Trois-Pistoles, 2003)

Le plus grand mérite des felquistes de la cellule Chénier aura été de ne pas renier leur geste, de ne pas s’excuser, de ne pas plaider « l’erreur de jeunesse », peu importent les circonstances de la mort de Laporte. On aurait tant aimé qu’ils disent que c’était un accident. Et on n’a pas lésiné sur les moyens pour y parvenir.

Aujourd’hui, on cherche encore à minimiser la portée politique du geste des felquistes en les rabaissant au rang de simples kidnappeurs. Ce n’est pas nouveau. On a toujours cherché à minimiser les épisodes importants de notre histoire. L’élan révolutionnaire des Patriotes a été réduit à une simple « rébellion ». L’extraordinaire chambardement des années 1960 est présenté aujourd’hui comme la simple continuité de la Grande Noirceur duplessiste par les historiens révisionnistes, les mêmes qui ne voient pas de rupture non plus entre les Patriotes et les Réformistes de l’Acte d’Union. Drôle de conception de l’histoire qui ne tient pas compte des bonds en avant et des reculs.

Dans sa plaidoirie, lors de son premier procès, Paul Rose déclarait : « Vous pourriez peut-être penser que j’aurais des sentiments d’amertume ou des ressentiments quelconques – ah !!! Je vous dis sincèrement que j’en ai aucun. Les seuls sentiments que j’ai actuellement sont des sentiments de fierté, d’avoir mené une lutte, de mener une lutte et de continuer à mener une lutte qui, je sais, va mener à la victoire, à la libération du peuple du Québec. Je suis coupable d’être Québécois et j’en suis fier ».

C’était bien dit ! Mon père, je pense, aurait été d’accord avec lui.

mercredi 29 septembre 2010

Paradis fiscaux, souveraineté criminelle


Malgré les deux procès qui le suivent depuis la publication deson dernier livre, Alain Deneault n’a pas changé son fusil d’épaule. L’auteur de Noir Canada (Ésocosociété, 2008) n’a pas abandonné les sujets qui font honneur à la démocratie. Dans son dernier livre, le spécialiste de la sociologie de Georg Simmel s’est attardé à penser la thématique nébuleuse des paradis fiscaux.
Ce thème qui, à première vue,  ne semble évoquer que des questions de fiscalités se révèle bien plus sombre et lugubre après la lecture d’Offshore : Paradis fiscaux et souveraineté criminelle (Écosociété, 2010). Tout d’abord, précise-t-il : «rien de plus faux, rien de plus restrictif, et inapproprié, que de limiter offshore le phénomène et à la seule idée négative d’un ailleurs de la finance où fuient les capitaux et s’évadent ses titulaires, comme si cet exode ouvrait sur des «économies parallèles» qu’on s’entête à présenter comme marginales et anormales». En ce sens, les paradis fiscaux et ce qu’on nomme généralement comme l’offshore «sont des juridictions politiques sur mesure qui permettent de peser de manière décisive sur le cours historique des choses sans devoir répondre de quelque principe démocratique que ce soit».
C’est pourquoi les rapports entre paradis fiscaux, finance mondialisée et crime organisé sont généreusement féconds. Comme il le souligne à de nombreuses reprises : «le monde sans loi de la finance [offshore] qui s’ouvre [au crime organisé] permettra non seulement un développement exponentiel à l’échelle internationale de leur activité, mais également un métissage de leurs fonds avec ceux d’activités licites encore encadrées par les États de droit, de façon à ce qu’on ne puisse désormais plus distinguer l’argent du crime de celui qui circule en fonction de régies formelles.»
Contre-intuitivement, le champ lexical du livre d’Alain Deneault qui aurait-on cru limité au thème de l’économie et de la finance, en rejoint d’autres bien plus préoccupant : drogue, prostitution, pédophilie, financement terroriste, sectes, activités mafieuses, blanchiment d’argent, vente d’arme. En plus de cette volonté de penser l’objet offshore le plus globalement possible, Alain Deneault n’a pas perdu cette audace, rare dans le monde universitaire, qui est de nommer clairement et explicitement les acteurs qui organisent le monde d’aujourd’hui à leur avantage. Les exemples de pratiques d’évasion fiscale, de dumping environnemental, de corruption sont abondants dans ce livre qui brosse un portrait général du sujet, de l’origine des paradis fiscaux au XVIe siècle en Hollande à la pénétration de l’offshore dans la culture cinématographique.

vendredi 3 septembre 2010

Hayek et le national-libéralisme?


Friedrich Hayek est un philosophe et économiste autrichien, prix Nobel d'économie en 1974. Comme les partisans de la voie « national-libérale », en 1989, avaient fait de Hayek leur référence principale, AdB s’est attaqué à cette référence.

L’originalité de Hayek, principale référence du national-libéralisme, est d’avoir formulé une théorie libérale hors du cadre idéologique défini par la théorie du contrat social. Hayek oppose deux systèmes sociaux et moraux à travers l’Histoire : l'« ordre tribal », reflet des conditions de vie « primitives », société de face à face fondée sur la solidarité, la réciprocité et l'altruisme à l'intérieur du groupe. Au fur et à mesure que les systèmes fédérateurs gagnaient en taille, cet ordre tribal a cédé la place à l’« ordre étendu », soit à peu près la « société ouverte » de Popper.

Cette société moderne est illimitée, donc les rapports sociaux ne peuvent plus y être organisés « de face à face ». Les comportements « instinctifs » sont remplacés par des comportements contractuels abstraits (sauf au sein de très petits groupes, la famille en particulier). L'ordre s'y établit sous l'effet des multiples interrelations nées de l'activité des agents, il émane donc en l'absence de fin commune.

Hayek en déduit (et en cela il se distingue de von Mises) qu’aucune rationalité abstraite ne préside aux institutions libérales. Elles sont « sélectionnées par l'habitude », et fondent donc une manière de tradition. La raison en matière d’économie politique est donc le produit d’une culture construite par l'état des choses, elle ne préside pas à la construction de cet état des choses. Les individus ne peuvent pas comprendre totalement les règles sélectionnées par l’usage, et doivent admettre ces règles avec humilité. Hayek considère que la compétition sélectionne les règles : seuls ceux qui adoptent les règles « de juste conduite » survivent, les autres disparaissent, et leurs règles avec eux. Ce darwinisme culturel fonde en apparences une vision à la fois libérale et conservatrice : libérale, puisque la liberté de marché est devenue la « règle de juste conduite » à l’expérience la plus efficace, mais conservatrice, puisque cette « règle de juste conduite » fonde elle-même une tradition, dont les individus ne doivent pas s’émanciper à la légère, sur la fois de leur seule raison.

D’où le jugement de valeur de Hayek, qui condamne tout ordre institué volontairement, toute forme de planification, tout forme d’interventionnisme étatique – pour lui, ce ne sont là que des tentatives de reconstitution de « l’ordre tribal ». D’où également sa récusation de l'idée d'une transparence nécessaire du marché, idée classique chez les libéraux. L'information pertinente, dit Hayek, ne pourra jamais être totalement à la disposition des agents, mais cela n’est pas un problème : les « règles de juste conduite » sélectionnées par la pratique de l’économie de marché font que la sous-information des acteurs est anticipée dans le modèle de la concurrence. D’où, symétriquement, sa récusation de l’idée qu’on puisse agir de manière coordonnée dans l’ordre économique et social : on n’a pas l’information complète et à jour, donc on ne doit pas agir délibérément, mais laisser les « règles de juste conduite » guider l’interaction des acteurs.

La logique de Hayek l’entraîne au-delà de la théorie libérale classique. Pour Adam Smith, la « main invisible » permet au marché de réaliser l’intérêt collectif. En conséquence, Smith admet l’intervention publique lorsque, pour une raison quelconque (distorsion de l’information, par exemple), la « main invisible » se trompe. Hayek, lui, reprend à son compte la théorie de la « main invisible », mais il se refuse à admettre l’intervention publique, parce qu’il considère que la notion même « d’intérêt public » est vide de sens. Par définition, chez Hayek, le résultat des « règles de juste conduite » est ce qui peut se faire de moins mal.

A partir de ce postulat, que par définition les meilleures règles sont celles issues de la « tradition des marchés », Hayek construit une vision générale de la société. Ayant nié qu’il existe des fins supérieures, ayant aboli la notion même d’intérêt public, Hayek en vient à proclamer que par nature, l’échange marchand crée la liberté. Dès lors, toute la construction sociale résulte du marché – c’est la définition chimiquement pure du néolibéralisme.

Dès lors, toute société est anéantie… à l’exception de la société commerciale !

Le fait social ne résulte plus d’une commune adhésion à un système de valeur structurant permettant le développement des interactions ouvertes, ce sont les interactions ouvertes qui, par hypothèse, forment en elles-mêmes le fait social. La loi ne cherche plus à maximiser le bien commun par l’organisation des actions individuelles, elle se contente de codifier les actions qui permettent le moindre mal, c'est-à-dire le maintien et le développement du marché, créateur de la société. La société qui en résulte ignore tout débat sur les fins, elle se limite à l’optimisation des moyens – à chaque individu d’utiliser ensuite ces moyens selon son bon plaisir. Fondamentalement, c’est donc une non-société, une société dénuée de l’affectio societatis (sentiment de constituer une société) que pourrait seul structurer un but commun. Le social, chez Hayek, n’existe qu’à partir de l’individu, il n’a pas d’existence autonome. L’individu est une donne, supposée préexister au social.

La vision de Hayek implique le renoncement aux catégories du « Juste » et de « l’Injuste » telles qu’elles sont classiquement définies. Elle revient à sacraliser le produit du rapport de forces dans le jeu social, produit qui débouche nécessairement sur la victoire de ceux qui ont le mieux suivi les « règles de juste conduite ». Est juste ce qui a permis à l’individu d’atteindre ses objectifs, est donc juste l’adaptation permanente du système social aux objectifs des individus, et plus particulièrement, par la force des choses, aux objectifs des individus qui ont les moyens de s’imposer socialement. Concrètement, la vision de Hayek implique le retour à la loi de la jungle, la mise hors la loi de la solidarité et la négation par principe de toute justice distributive. Le principe d’équité est vide de sens dans la vision hayékienne, et semblablement, la notion même de « devoir d’assistance » est absurde dans cet univers mental désincarné, où il faut obéir par définition au marché, puisque le marché ne résultant d’aucune décision humaine, pur produit de l’abstraction mathématique agissante, est par hypothèse incritiquable. Le marché de Hayek, dit AdB, remplace le Léviathan de Hobbes.

Evidemment, dans ces conditions, l’Etat n’existe quasiment plus chez Hayek. Son seul rôle est de protéger le marché. De même, la notion de souveraineté disparaît : puisque personne ne dirige, à part le marché, personne ne peut réclamer le principe de souveraineté, toute autorité est supposée partagée, ou en tout cas partageable. La personne artificielle du Souverain n’est plus concevable.

A partir de là, la notion de peuple est également vide de sens. S’il n’y a plus de souveraineté, il n’y a plus de peuple possible. Par là, curieusement, Hayek rejoint Marx – qui annonçait le dépérissement de l’Etat dans la société sans classe, du fait de l’autosuffisance de la société civile. La nuance, évidemment, est que dans la société de Hayek, ce dépérissement n’implique aucune disparition préalable des hiérarchies de classe…

Tout se passe, chez Hayek, comme s'il n'y avait aucune alternative entre la table rase et une totale soumission à l'ordre établi sur le marché. Ayant démontré que le Souverain ne peut pas maîtriser la totalité de la construction humaine, Hayek en déduit que le Souverain ne peut rien faire du tout, donc qu’il n’y a pas lieu d’être. Conséquence de ce syllogisme : la théorie néolibérale formulée par Hayek est terriblement incapacitante. Elle cautionne le conservatisme, certes, mais le conservatisme borné, celui qui refuse tout principe de changement, toute action pour améliorer l’ordre des choses.

Semblablement, la conception de Hayek nie tout libre arbitre – exactement comme la théologie protestante, elle affirme que si l'homme peut faire ce qu'il veut, il n’en est pas moins prédéterminé à vouloir ce qu’il veut. L’énorme différence, évidemment, entre la pensée de Hayek et la théologie protestante, c’est que dans la pensée protestante, c’est Dieu qui a prédestiné l’homme, alors que chez Hayek, c’est le marché. Sous cet angle, à mon humble avis, la pensée de Hayek ressemble beaucoup à une pathologie de la pensée protestante malencontreusement sécularisée. AdB parle d’un « monothéisme du marché » : l’expression est belle.

On voit désormais que si la pensée de Hayek semble conservatrice, elle est en réalité destructrice de toute tradition authentique. « Hayek », dit AdB, « ne fait l'éloge des traditions que dans une perspective instrumentale, en l'occurrence pour légitimer l'ordre marchand. A ses yeux, les traditions ne sauraient avoir de valeur que pour autant qu'elles constituent des ‘régulations prérationnelles’ ayant favorisé l'émergence d'un ordre impersonnel et abstrait dont le marché constitue le résultat le plus achevé. »

En réalité, Hayek rejette toutes les traditions, car une tradition est toujours particulière, alors que les règles formelles définies par la pensée néolibérale visent à l’universalisme désincarné, l’universalisme mathématique du marché. Le traditionalisme hayékien ne se rapporte en fait qu'à la tradition marchande de l’extinction des traditions. « L’ordre tribal » honni par Hayek n’est rien d’autre que la société traditionnelle, la communauté charnelle par opposition à la société désincarnée fabriquée par le marché.

Niant le principe de souveraineté sans lequel il n’est point d’Etat, niant le principe de territorialité, et donc d’enracinement, sans lequel il n’est pas de pays, niant le lien social comme préalable à la formation de l’individu, et donc niant jusqu’au principe sans lequel il n’est point d’humanité consciente d’elle-même, donc point de peuple, le soi-disant « libéralisme de type traditionnaliste » (formule de Yvan Blot citée par AdB) est par nature l’ennemi de l’idée nationale. En réalité, c’est l’ordre étendu de Hayek qui résulte fondamentalement d’une intervention malencontreuse négatrice – d’abord la construction du marché, qui est lui-même un ordre institué ; ensuite par l’intervention de Hayek lui-même, lorsqu’il énonce que le marché fonde la société, et qu’en conséquence tous les autres piliers de la construction sociale doivent être abattus pour que subsiste le seul marché.

Bien évidemment, derrière le discours de Hayek, on retrouve des intérêts de classe. L’idée que le marché est un jeu équitable, où gagnent ceux qui ont suivi les règles « de juste conduite », ne correspond tout simplement pas au réel. Dans la réalité, le jeu spontané du marché favorise les acteurs qui ont atteint une certaine taille critique, c'est-à-dire les riches. En fait, Hayek, en énonçant qu’il ne faut pas permettre à l’intervention humaine de perturber les règles « de juste conduite » qui doivent régir les acteurs oublie que l’un de ces règles de juste conduite, c’est justement qu’il faut parfois que le régulateur encadre, voire corrige le marché. Aporie qui démontre bien le caractère sophistique de la logique hayékienne, et les arrière-pensées qui la caractérisent. On est là très, très loin des intérêts de la nation, et a fortiori d’un quelconque « national-libéralisme ».

Telle est la thèse d’Alain de Benoist, en 1989. Elle n’a pas pris une ride. Il n’y a, à mon avis, rien à en retrancher, rien à ajouter. C’est une boîte à outils pour démonter la pensée national-libérale contemporaine. Scriptoblog ne pouvait que la résumer pour la mettre à disposition des lecteurs pressés : c'est fait.

Citons, pour finir, la conclusion d’AdB en 1989 :

« Une société qui fonctionnerait selon les principes de Hayek exploserait en peu de temps. Son instauration relèverait en outre d'un pur ‘constructivisme’ et exigerait même sans doute un Etat de type dictatorial. Comme l'écrit Albert O. Hirschman, ‘cette prétendûment idyllique citoyenneté privatisée qui ne prête attention qu'à ses intérêts économiques et sert indirectement l'intérêt public sans jamais y prendre une part directe, tout cela ne peut se réaliser que dans des conditions politiques qui tiennent du cauchemar’.

Qu'on puisse prétendre aujourd'hui rénover la ‘pensée nationale’ en s'appuyant sur ce genre de théories en dit long sur l'effondrement de cette pensée. »

Force est de constater, hélas, que cette conclusion, elle aussi, reste d’actualité…

Michel Drac

lundi 12 juillet 2010

Rebelles et coolitude au service du rien


Comme plusieurs de mes compatriotes de la région de Québec, malheureusement déporté en métropole pour des raisons professionnelles, j’aime annuellement me retrouver à Québec pour la traditionnelle fête de la Saint Jean-Batiste (le 23 au soir) pour les partys de rues et leurs ambiances plutôt libres et décontractées, héritées des débordements des années 90. Comme ceux et celles qui prirent leur départ après le boulot ont dû le constater, un embouteillage monstre et des plus frustrant nous ont obligés à faire du surplace presque 2hr, car celui-ci se terminant vers Saint-hyacinthe… que de grognes. Bref, loin de moi l’idée de me plaindre de ce désagréable effet de la concentration urbaine dont je suis aussi en partie responsable, je préférais m’arrêter sur une anodine nouvelle à la radio de Radio-Canada (histoire de rester informé de la circulation). La nouvelle était la présentation d’une « autre Saint-Jean » le 23 à Montréal au parc du Pélican, dans le quartier Rosemond. Une autre Saint-Jean ? Si je me fie au nom, qui ne va pas sans rappeler « l’autre journal » (1), on note déjà de potentiels reproches à l’égard de la première. Le doute c’est transformé assez vite en réalité avec les commentaires, toujours à la radio, de la très à la mode Ariane Moffatt, nous expliquant le côté sectaire de notre bien aimée première fête et de sa supposée condamnable exclusion desdits non-Québécois. La nouvelle, à première vue, ne ma guère surpris, considérant que Radio-Canada soutient par principe les activités promouvant le multiculturalisme, mais plus tard j’ai remarqué que ce n’était pas vraiment une fête pour les immigrés qui veulent fêter comme tout le monde (mais sans fêter le Québec) comme je le croyais, mais une fête de jeunes qui n’ont juste rien à foutre du Québec. Cette fête, ne me surprenant toujours pas énormément plus que ce que je croyais auparavant, m’a surtout étonné par sa popularité, car soulignant la montée de la dépolitisation et de l’individualisation. En sommes le détachement de la jeunesse envers la communauté nationale jadis si forte.

Quoi que ce soit le cas ailleurs (en France surtout) depuis les années soixante, notre bienveillante jeunesse québécoise ne s’était pas vraiment fait embrigader dans l’antinationisme (2) promue par la musique et les discours de jeune à la mode de ces années. Cet échec de l’antinationisme au Québec était très probablement dû à notre situation de peuple conquis qui rendait le nationalisme moins facilement attaquable par la bien-pensance et le rendait plus rebelle par essence, car ayant un fondement révolutionnaire, contrairement aux pays déjà existants (3). Malgré la grande résistance du nationalisme québécois, le temps fait toujours son œuvre et en cela les discours cosmopolites, même sous couvert d’un espèce de nationalisme civique, finissent par faire perdre le sens commun chez les jeunes. Non pas qu’ils ont plus d’adeptes qu’avant, mais bien parce qu’ils n’ont pas souvent beaucoup de sens et finissent par être agaçants pour notre jeunesse bien grasse à force d’être rabâchés comme de la bouillie depuis près de 40 ans. Donc, en plus de l’idéologie et des changements de populations (car eux aussi ont de l’effet), le discours du nous national fini par être attaqué par l’oedipe même d’une jeunesse constamment encouragée à rompre avec la génération précédente (4). En somme, nous remarquons avec cette autre Saint-Jean l’accomplissement d’une œuvre de longue date, mais par des moyens bien nouveaux, qui risque bien d’arracher la jeunesse à cet idéal, jugé sectaire, qui est l’émancipation d’un peuple et de sa culture par le biais d’une nation souveraine.

Pour ceux qui connaissent un peu les généralités de mon discours, comprendront que pour moi la rebellitude à la carte de la génération Y est une aliénation des plus déplorable (5), qui mène directement à la servitude la plus totale. Eh oui, quoi de plus parfait pour détruire l’élan révolutionnaire d’un peuple que de le convaincre que d’assumer sa singularité est de la discrimination et que le concept de liberté ne peut être incarné qu’individuellement. De cette façon plus personne ne peut légitimement croire en autre chose qu’en la recherche de son meilleur intérêt personnel, car autrement il y aurait forcément discrimination. Pour mieux me faire comprendre je prendrais l’exemple de notre bienveillante fête de la Saint Jean-Baptiste (histoire de rester dans le sujet). Si nous fêtons la fête des Québécois, c’est que nous et les autres (pourquoi pas) croyons qu’il pourrait exister des similitudes entre des gens qui partagent la même épopée historique et de ce fait en ont hérité une singularité. Ceci pourrait peut-être nous tenter de les mettre dans une catégorie distincte (afin d’officialiser leurs dénominateurs communs disons) ce qui amènerait ce groupe humain à se voir comme un peuple ayant une destinée commune (le prolongement de son histoire). Donc, si les facteurs sociaux, culturels et historiques sont favorables, nous pouvons probablement, et sans exagérer, comprendre pourquoi ce même groupe humain pourrait aimer fêter ce constat sans tomber dans quelques délires métapsychiques et génocidaires que ce soit. Quoique plusieurs discours tendent à le nier, le fait de ne pas être dans une catégorie en particulier ne signifie pas qu’il y ait exclusion, mais relève seulement de l’évidence que tous ne peuvent appartenir à toutes les catégories. Déjà le fait de ne pas être Québécois n’enlève aucunement le droit de fêter le fait que d’autres le soient, nul besoin de dire qu’il est aberrant de croire que de fêter quelque chose en particulier soit de la discrimination contre ceux qui ne sont pas fêtés ! Si c’est votre anniversaire, est-ce de la discrimination que ça ne soit pas aussi celui de tous les autres ? De plus, n’oublions pas que pour fêter, il faut fêter quelque chose en particulier, sinon nous ne fêtons rien. Donc, si la Saint Jean-Baptiste doit aussi être la fête des non québécois et même de ceux qui sont hostiles au Québec, pour ne pas discriminer personne, alors nous ne fêtons absolument rien. Je sais que ces notions sont d’une évidence à faire rire un enfant, mais je sais par expérience que même les évidences sont parfois bonnes à rappeler.

Malgré tout, biens des personnes nous dirons le contraire pour nous culpabiliser d’exister et au lieu de voir une identité majoritaire autour duquel nous pourrions nous rassembler (inclusion), elles ne verront qu’une manifestation sectaire de personnes ne voulant que se fêter sans volonté d’être tout à la fois (ou rien autrement dit). Mais ce discours là n’en est qu’un parmi d’autres, car si je me fie aux quelques noms d’artistes présents dans cet « autre Saint-Jean » nous remarquons que ce qui rassemblait à ce concert n’était pas la « non-discrimination », mais bien le « pas de Saint-Jean », comme je l’ai précédemment expliqué. Ce spectacle n’était peut-être qu’un évènement avec des musiciens voulant chanter soit en anglais ou parler d’autre chose que du Québec, comme il s’en fait tout les jours, mais ce qui le rend condamnable c’est qu’il soit en compétition avec la vrai Saint-Jean, ce qui en fait un évènement anti-Québec métapolitiquement parlant. J’exagère ? Bien, n’oubliez pas que tout ce qui nous divise sert ce gros amas, sans culture prémondialiste qu’est le Canada, alors s’il faut que le seul jour de fierté national soit partagé avec le fatras à la mode que nous subissons tous les jours, le message de la Saint-Jean qui est : « n’oubliez pas qui vous êtes », n’atteindra plus ceux auquel il est dû (les nouvelles générations). Avec l’augmentation continue de ce genre de laxisme, abordant perfidement le masque de la liberté, peut-être un jour prétendrons-nous à l’épanouissent suprême qu’est de devenir des Américains comme les autres… ou bien des humains comme les autres… et tant qu’à faire des mammifères comme les autres… et au point où on en est, pourquoi pas des amas de cellules comme les autres.

Benedikt Arden

(1) L’autre journal est un journal de gauche syndical. Son nom fait référence à un journal différent en réaction à une presse conformiste. 

(2) L’antinationisme est un néologisme désignant non pas le fait d’être contre le nationalisme (antinationalisme), mais bien le fait d’être contre le fait national. Autrement dit, être contre le fait qu’il y ait des nations, mais sans être mondialiste.

(3) Tous savent très bien l’attirance qu’a la révolution au sens large sur la jeunesse.

(4) Rappelez-vous de l’inutile débat sur les générations de TVA, faisant indirectement l’éloge de la génération Y ouverte sur le monde, mais en même temps ultra individualiste, ce qui est très normal, car on sait très bien que quand on aime tout le monde nous n’aimons personne.